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Aloyse Taupier

dimanche 17 juin 2018

Papier, violette, filante

Neuvième papier

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Aujourd’hui, j’ai décidé d’aller faire un tour au grenier histoire d’épousseter un peu les cartons. On a emménagé depuis bientôt six mois, mais jusqu’à maintenant je n’ai pas eu le temps d’y monter. J’y ai simplement posé quelques affaires personnelles lors de notre arrivée ; il me semble avoir vu au passage que les anciens propriétaires avaient eux aussi laissé de vieilles choses. Je souffre de curiosité aiguë dans la vie, alors le contenu de ces cartons inconnus m’a travaillée depuis tout ce temps. Et puis, j’en profiterai pour faire le ménage, ça me donnera une bonne excuse. En poussant la porte, j’ai créé un gros nuage de poussière qui m’a fait tousser plusieurs secondes. Je me suis souvenue que la même chose s’était produite la première fois. Et comme je n’avais pas fait le ménage alors, pas de raisons que la poussière soit partie en vacances.

Partout, des cartons, des vieux meubles, des pots de fleurs. J’ai pris quelques boîtes au hasard et les ai posées par terre, à côté de la seule fenêtre de la pièce. Une fenêtre ronde, qui donne sur le jardin et diffuse une lumière bienvenue. J’ai regardé à travers, un instant, laissé mon regard dériver en contrebas. Puis j’ai commencé à déballer.

Le premier carton était l’un des miens, sur lequel j’avais annoté à la va-vite « Livres ». Je ne me souvenais absolument pas de ce que j’y avais rangé. J’ai donc redécouvert tous les ouvrages illustrés qui ont accompagné mon enfance ; je ne sais pas pourquoi j’avais décidé de les emmener avec moi, mais les retrouver me remplissait de joie. J’amenais un peu de ma vie dans cette maison, et je commençais à l’habiter vraiment. J’ai mis un album de côté avant de refermer le carton, pour le relire tranquillement dans ma chambre plus tard. C’était l’histoire d’une bande de poussins qui pour l’anniversaire de leur amie décidait de construire un immense château fait tout en gâteaux et en pâtisseries, un peu à la manière de la maison en pain d’épices d’Hansel et Gretel. On voyait où les poussins allaient chercher chaque ingrédient, et ils choisissaient toujours ceux avec la meilleure qualité. Pour le sucre par exemple, celui-ci recouvrait des collines entières, comme de la neige, et il fallait se jeter dedans avec élan pour le rendre plus fin, plus doux. Et il y avait aussi des mines de chocolat. J’adorais cette histoire, et si manger me ravit aujourd’hui, il se pourrait bien que ce soit grâce à ce livre. Même adulte, on peut le relire sans se lasser. Il y a tellement de détails que je vais sûrement en découvrir de nouveaux que j’avais ratés toutes les fois précédentes.

Le deuxième carton ne portait aucune écriture, et je ne me souvenais pas si c’était moi qui l’avais entreposé ici, mais son air ancien ne me disait rien. En l’ouvrant, j’y ai d’abord trouvé quelques vêtements, notamment une chemise blanche et des bretelles noires. Ça ne m’appartenait clairement pas. J’ai fouillé un peu, pour voir si certains auraient pu m’intéresser, mais rien ne m’a attiré l’œil. Au moment de replier et refermer le carton, j’ai aperçu sous une paire de chaussettes, un bout de métal qui dépassait. J’ai tout sorti, et j’ai découvert, attachés ensemble par du fil rouge, une vieille montre à gousset et un beau stylo-plume. La montre était arrêtée, probablement depuis longtemps. Le stylo quant à lui semblait avoir beaucoup servi, mais il dégageait quelque chose… d’important. Il possédait une aura particulière, comme s’il avait été utilisé pour écrire de belles phrases, mais aussi des phrases douloureuses. Comme s’il avait été utilisé comme un ami, plutôt que comme un outil. Un ami à qui on pouvait se confier sans retenue. Il avait certainement rempli plus d’un feuillet, plus d’un carnet. Et probablement servi durant toute une vie, peut-être au-delà. Ces objets n’étaient pas pour moi. Ils appartenaient à leur propriétaire. Ils étaient de ces choses qui appartiendront toujours à leur propriétaire, bien après la mort. Je les ai soigneusement rangés là où je les avais trouvés, j’ai sagement replié tous les vêtements, tout refermé, et posé le carton dans un coin. Un joli coin, par respect.

Le troisième carton n’était pas à moi non plus, et il me paraissait encore plus vieux que celui que je venais de quitter. Au fond, quelques carnets allongés, rectangulaires, avec le mot « Monogrammes » écrit sur chacun en lettres d’or. À l’intérieur, un quadrillage, comme une grille de bingo. Chaque case était de la taille d’un gros timbre, et sur chacune était collé un morceau de papier découpé. En y regardant de plus près, certains avaient été pris sur des enveloppes, et comprenaient des traces de cachets de poste, des petits dessins, des blasons. D’autres venaient probablement d’étiquettes ou de cartons de produits alimentaires. D’autres encore, semblaient issus de documents officiels, et certains crayonnés, de feuilles toutes simples. Tout était découpé, presque ciselé, et collé très minutieusement. Je repérai une date, 1873. J’imaginais très bien une vieille dame, je la visualisais, toute seule, désœuvrée, jour après jour, confite d’ennui. Et qui un beau matin, choisit de commencer ces carnets pour passer le temps.

Combien d’années avait-elle pu s’occuper comme ça ? J’ai décidé de feuilleter encore quelques pages. Puis chaque carnet. J’ai remarqué un très joli « A », presque une lettre gothique avec des arabesques, comme une sculpture en fer forgé ou faite de ronces. Il y avait beaucoup d’autres lettres, des « P », des « M », des « B », toutes dans des styles très différents, toutes très travaillées. Une sorte de panthère dans un cadre rond m’a aussi attiré l’œil. À y regarder de plus près, le cadre était en réalité fait d’une ceinture bouclée, sur laquelle était gravé « Until death ». « Jusqu’à la mort », donc. Celui-ci avait dû être découpé sur une enveloppe, on voyait encore un bout du tampon. Dans une autre case, un phylactère avec écrit « Manoir Laennec ». Laennec… Ce nom me disait quelque chose… Ça avait un rapport avec la médecine je crois. Laennec… L’inventeur du stéthoscope, voilà ! Je ne savais pas du tout où j’avais pu apprendre ça, ni pourquoi je l’avais retenu, mais au moins cette information m’aura été utile. Comme quoi. Il y avait quelques autres phylactères, dont un qui m’a fait sourire. Il était écrit sur la première ligne « Toujours » et sur la deuxième « Quand même ». Comme une devise. Je ne voyais pas où elle avait pu le dénicher celui-là, mais c’était une belle trouvaille. « Toujours, quand même ». Aucun sens.

À la moitié du dernier carnet environ, j’ai tourné une page. Et là, l’immaculé des cases vides. Je me suis dit qu’elle l’avait peut-être sautée par erreur, même si vu la minutie des albums précédents c’était peu probable, mais non, plus rien. J’ai alors remarqué, coincés entre cette page blanche et celle, remplie, d’avant, quelques petits morceaux de papiers, découpés avec la même délicatesse que les autres, qu’elle n’avait sans doute pas eu le temps de coller.

J’ai clos le carnet, doucement, je l’ai posé sur mes genoux, et j’ai levé la tête. J’ai contemplé un instant les grains de poussière qui dansaient dans les rayons de lumière que laissait filtrer la fenêtre. Puis j’ai soupiré. J’ai rendu le carnet à ses congénères, et j’ai refermé le carton. Je l’ai rangé avec les autres. J’ai marché jusqu’à l’escalier et j’ai clos la porte, silencieusement. J’ai descendu les marches, sans me retourner.

Commentaires

C'est très profond, encore une fois, et c'est une belle manière de dire les choses :)
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lundi 18 juin à 11h49
Deuxième lecture, et j'y vois toujours autant de cœur, dans cette lettre. J'aime l'absence de point final, comme si l'auteur de la lettre laissait tout de même le soin à mademoiselle F. de poursuivre ou achever cette histoire :)
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lundi 7 octobre à 23h24
J'ai adoré l'avant avant dernier paragraphe avant la fin :3 Sans doute parce que j'aime tant dormir à deux. Tes textes me font souvent regarder mes habitudes et mon monde avec des yeux étrangers, remettre en cause ce dont je suis sûre, sur les détails quotidiens. Ca ajoute de la valeur à la "banalité", j'aime beaucoup cette sensation :)
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mercredi 18 mai à 16h47
... mais Anne Hiversère est aussi un monument de mon enfance <3
Oooh mais c'est trop bien ça !! C'est le rêve comme découverte, digne d'un cabinet de curiosités !
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vendredi 27 mai à 11h59