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Aloyse Taupier

dimanche 10 juin 2018

Papier, violette, filante

Huitième papier

Un nouveau problème se pose à moi. Je crois que je ressens de l’amour.

Soyons honnête : j’y prête peu d’attention. Tout le monde en fait si grand cas, pourtant je ne vois pas tellement l’importance de la chose. Je ne pense pas avoir mes chances ; le fait même de me poser la question me pèse. Je n’ai ni le temps ni l’envie de réfléchir à ce genre d’interrogations futiles. Quel intérêt ? Pour quoi faire ? J’espère que cela passera rapidement, c’est tout. Je préfère garder mon temps de cerveau disponible pour m’améliorer. Certains diront que c’est du narcissisme ; je considère cela comme nécessaire, s’aider soi pour aider les autres, s’aimer soi pour aimer les autres. Mais je veux aussi rendre le monde meilleur, autant que faire se peut. En des termes simples, je n’ai donc pas envie de m’occuper de cela maintenant.

La question d’aujourd’hui est : « Qu’est-ce que la profondeur, la complexité d’une personne ? ». Et en effet, c’est une bonne question. Comment détermine-t-on cela ? Y a-t-il une échelle ? Des critères ? D’autant plus qu’il s’agit de qualifier des humains, des êtres pétris de paradoxes et d’idées. C’est en général plus ardu que l’étude des géodes. Il y a trop de variables et de paramètres.

Est-ce que complexe veut dire difficile à lire ? Une personne qu’on peine à comprendre, dont on ne devine pas facilement les pensées ? Mais alors, où se situe la séparation entre complètement imprévisible et inintéressant, et « suffisamment » imprévisible pour qu’il soit agréable d’essayer de deviner les circonvolutions intérieures de la personne en question ? C’est un élément que l’on retrouve très fréquemment dans les romans d’amour, les romances vampires et autres attirances envers de charmants milliardaires. J’en déduis que c’est une activité répandue chez les personnes amoureuses ? Est-ce que c’est agréable parce que cela permet de s’imaginer qu’il ou elle pense à nous et se pose les mêmes questions ? Ou parce qu’ainsi on peut se projeter, s’inventer des rencontres impromptues et de longues et profondes conversations ?

J’en viens au mot « profond », et je vais dériver sur le thème des relations. Qu’est-ce qu’une relation profonde ? Il m’est arrivé, je crois, d’en désirer une. Une relation où l’on souhaite connaître l’autre pleinement. Où l’on souhaite le comprendre dans son entièreté et sa complexité. « Complexité » … encore ce mot qui revient. Souvent, la langue française n’est pas assez variée à mon goût lorsqu’il s’agit de ressentis, de sentiments, d’émotions. Des peuples en Arctique ont observé plusieurs dizaines de blancs au fil du temps, et ont créé des noms pour chacun d’eux. Nous, nous n’arrivons généralement pas à en différencier plus de trois ou quatre car notre œil n’y est pas accoutumé. Il en va de même pour les émotions, à mon avis. Du bleu sera toujours du bleu, mais chaque bleu est différent. Et chaque synonyme d’un mot aura probablement une nuance différente par rapport au mot de base. Nous manquons de mots, car lors de l’élaboration des langues, je pense que personne ne s’est penché sur ces questions. Personne n’a observé suffisamment en détail les méandres de l’âme. Et il est plus difficile d’inventer des mots, maintenant. Donc, complexité.

Je vais digresser encore un peu sur cette histoire de relation. Plus qu’une bête relation, je remarque que c’est un lien que je désire. Une confiance absolue, une facilité à se confier, à parler de tout. Comme si tout était simple. Comme si tout était évident, d’un commun accord, à la différence des autres relations. Et une volonté de communiquer, une véritable volonté de se rapprocher et de sentir l’âme de l’autre. Comme une empathie sans limites, une compréhension totale. Une réciprocité parfaite dans les désirs et les envies de chacun. Ne pas se poser de questions car il n’y en a pas, ne craindre ni le jugement, ni les silences, ni les malaises car il n’y en aura jamais. Contempler le soleil qui se lève, ensemble.

Soyons honnête, encore. Je ne crois pas qu’il puisse exister une telle relation. L’impression de cette relation, certainement. Mais une relation aussi pure ne serait possible qu’à la condition qu’elle se déroule entre deux personnes complètement désintéressées. Sans jugement inconscient, sans égocentrisme, et sans envies autres à ce moment-là que celle, unique, de ce lien. Deux personnes sans ego aucun, sans crainte du lendemain, sans passion brûlante et sans pensées malsaines. Une relation parfaitement apaisée et claire comme du cristal. C’est impossible. Peut-être sommes-nous plusieurs à souhaiter ce genre de relation. Peut-être que cela vaut la peine d’essayer. De voir si l’on peut s’en rapprocher. J’ai cependant peur que nous soyons trop humains, avec tout ce que cela comporte comme inconvénients. Et encore une fois, quel intérêt de lutter pour tout ceci ? Fin de la parenthèse sur les relations.

Pour en revenir à la question de la personne, je crois qu’une personne complexe est simplement une personne qui nous attire. Une personne que l’on souhaite comprendre, que l’on souhaite apprendre à connaître, une personne que l’on veut ardemment garder dans sa vie d’une façon ou d’une autre. Il n’existe pas de définition du caractère complexe, comme il n’existe pas de définition de la beauté, parce que c’est laissé à la libre appréciation de chacun. Ce garçon que j’aime, ou qui m’attire en tout cas, aussi futile soit-ce, je brûle de le garder dans ma vie. Peu importe que ce soit comme ami, ou comme compagnon. Cette question n’a pas lieu d’être. J’ai le sentiment que j’ai besoin de lui quelque part dans mon existence, qu’importe où. C’est complètement stupide quand on y pense. Je le connais à peine. D’où vient cette envie soudaine d’un tel lien, alors que je ne l’ai jamais ressentie auparavant ? Et plus étrange encore, pourquoi ce garçon ? Qui plus est, j’ai probablement une vision biaisée et fantasmagorique de lui. Peut-on réellement parler d’amour dans ce cas-là ? Vouloir un lien profond avec une personne, est-ce cela l’amour ? Peut-on désirer aussi grandement une relation amicale ? Je n’y connais rien, mais le sujet est-il important ? Je veux cette personne dans ma vie. J’y pense suffisamment pour que cela m’agace. Il est suffisamment présent dans mon esprit de manière générale pour que ça me gêne. Une fois encore, quel est le but de tout cet écheveau, ce labyrinthe ? Cela ne fait appel à aucun raisonnement logique. Ça n’a aucun sens. Si je le connaissais bien, je pourrais au moins parler d’amour avec raison, plutôt qu’avec passion. Mais là c’est catastrophique. Cela dépasse ma compréhension.

Il y a une autre dimension à prendre en compte, que l’on retrouve justement dans la littérature citée plus haut : la volonté d’être spécial. On ne veut pas seulement cette personne dans notre vie, on veut qu’elle nous désire dans la sienne à intensité égale. Si c’est de l’ardeur que l’on éprouve, on souhaite une ardeur égale en retour. Nous voulons être aimés par quelqu’un que l’on considère comme particulier, qui a quelque chose. Si l’on s’y intéresse c’est qu’il « doit » avoir quelque chose. Il y a du narcissisme là-dedans. En conséquence, est-ce vraiment sain ? Et s’agit-il toujours de partager une relation profonde avec quelqu’un, ou simplement de passion déraisonnée ? On peut considérer que s’il y a équilibre entre les deux, cela pourrait fonctionner. Mais la passion sans raison est rarement bonne pour la santé. La preuve en est que je l’expérimente actuellement. Cela perturbe la bonne marche de mes questions et de mes échafaudages.

Je m’observe et je suis fébrile. Sous adrénaline. Je ne tiens plus en place depuis que cela a commencé. Je sursaute sans cesse, comme si j’étais en attente. Pour quelles obscures raisons l’impatience me ronge-t-elle de tous côtés ? Qu’est-ce que je peux bien attendre, alors que ma vie est exactement la même que d’habitude ? C’est à la fois grisant et déstabilisant. Toute cette énergie qui pulse dans mon corps entier ; j’ai l’impression que je pourrais faire n’importe quoi. Il faut que je la tourne vers quelque chose. Je dois la canaliser ou l’expulser. Je ne sais pas comment réagir. Tout ceci est un obstacle à l’objectif qui m’anime d’habitude. Et pourtant, immédiatement, ce but revêt moins d’importance à mes yeux, alors même que mon cerveau est bien plus éveillé et capable à cet instant qu’il ne l’a jamais été. Toutes ces ressources gaspillées. Seulement, c’est comme si cela ne me concernait plus. Si j’étais dans mon état normal, je devrais mettre cette condition à profit pour réfléchir plus vite, étudier plus vite, avancer plus vite. Mais je ne fais rien et je me délecte de cette sensation de puissance, au lieu de m’en inquiéter. Je me sens inébranlable. Je me sens inébranlable, et je pense à lui. Pourquoi cela me pesait-il ? Pourquoi avoir considéré cela comme indigne de mon intérêt ? Tant d’énergie…

Il a les cheveux noirs et de grands yeux clairs. Il sourit peu, et quand cela lui arrive, on ne sait jamais si c’est sincère. Il est difficile à comprendre – j’ai failli utiliser le poncif « mystérieux », que suis-je en train de devenir ? – et il est ardu de différencier son humour ironique de son sérieux. La majorité du temps on peut miser sur le sarcasme sans grands risques de se tromper. Il a quelque chose de magnétique, d’inévitable. Moi pour qui c’est la première fois, je ne saurais dire ce que c’est. Ses iris y sont certainement pour quelque chose. Quand il tourne son regard vers moi, je ressens comme une irrémédiable attirance. Je sens mes jambes qui souhaitent se diriger lentement vers lui, doucement, et si je ne me retenais pas, j’irais jusqu’à lui, jusqu’à pouvoir plonger pleinement mon regard dans le sien, jusqu’à être à la toute dernière limite d’effleurer son visage. Sa peau si belle, si belle, comme du marbre, si lisse et sans aucune imperfection. Il semble complètement irréel. Je n’avais jamais expérimenté cela auparavant. En général, les gens sont simplement des gens. Ici, c’est bien au-delà. Son sourire narquois, sincère ou non, a quelque chose d’irrésistible lui aussi. Il le distingue des autres, le différencie, une manière de montrer à quel point il est au-dessus de ça, à quel point il est… inaltérable. Et dans le même temps, on peut discerner de l’embarras dans ce sourire. Une gêne, une fêlure. Comme l’éclat brisé d’un miroir. Qui dirait laissez-moi, laissez-moi je ne vous comprends pas, je ne comprends pas ce monde, je n’ai pas demandé à y être et je ne sais pas comment en faire partie.

À eux seuls, ces yeux pastel et insondables, et ce sourire, me laissent entrevoir la richesse et la grandeur de tout un monde. Un monde dans lequel je souhaite ardemment naviguer. Un monde dont je souhaite sillonner chaque mer et découvrir chaque terre. Un monde que je veux explorer tout mon soûl.

S’il vous plaît, faites que je guérisse, vite.

S’il vous plaît, faites que je ne guérisse jamais.

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