Papier, violette, filante
Septième papier
*
Je saisis ma flûte et fais tourner le champagne doré qui est à l’intérieur. J’en bois une gorgée, mais rapidement les commissures de mes lèvres se plissent. Beurk. Je n’aime vraiment pas le goût de l’alcool. Peu importe la boisson, ça ne passe jamais. Il est tard et je ne me rappelle plus pourquoi j’ai commandé ça, d’autant que ce n’est pas mon premier verre. Je suis venue fêter quelque chose, mais comme je n’ai personne avec qui le faire, j’ai bu seule. J’aurais dû demander un jus de fruits du coup, quitte à ne pas avoir de pression sociale, autant en profiter. Mais c’est un peu triste, commun ; c’est pour ça que j’ai dû choisir quelque chose de plus « pétillant » au final. C’est stupide, je n’aime pas ça et que je le sais, mais que voulez-vous. Qui a dit qu’on prenait toujours des décisions intelligentes. D’ailleurs sortir n’en était probablement pas une, puisque me voilà à ressasser à une heure et demie du matin, assise seule à une table dans un bar inconnu. J’aurais passé une bien meilleure soirée en restant chez moi à regarder un de mes films préférés, sous un plaid, en mangeant des bonbons – sûrement des marshmallows. Au lieu de ça, j’ai l’esprit embrumé et je commence à me sentir nauséeuse. Au fur et à mesure des verres que j’ai descendus, ce que je devais fêter s’est effacé, et maintenant je ne m’en souviens plus du tout. Je me rappelle au moins qu’il y avait… quelque chose, une raison. C’est déjà pas mal.
J’ai trop chaud, et je sens la table qui colle sous mon bras. Seuls mes doigts contre le verre m’apportent un peu de fraîcheur. Je devrais rentrer, mais je ne sais pas comment faire, et de toute façon je ne trouve pas l’énergie pour me lever. Je vais rester ici encore un peu, disons… pour une durée indéterminée.
Je viens de passer commande encore une fois, et le regard des gens qui passent à côté de moi m’agace graduellement. Je suis sûre qu’ils se demandent ce que je peux bien faire là toute seule. Comme si ça les concernait. Comme s’ils en avaient vraiment quelque chose à faire. Crétins. Je les entends penser que je me suis fait plaquer par mon copain, et que je suis perdue. Comme si j’avais besoin d’un garçon pour exister. Par contre oui, c’est vrai, je suis perdue. En même temps, il est probable que n’importe qui, seul dans un bar après minuit, soit quelqu’un d’un peu déboussolé d’une manière ou d’une autre.
Ça y est, je suis maussade. Je contemple le siège vide face à moi, et la vacuité de ma vie. Je me dis qu’on mourra tous un jour de toute façon. Tous autant que nous sommes. Alors je pense que ce qui compte, c’est ce qui restera après. Après qu’on soit tous tombés en poussière. Pour la plupart, ce sera probablement du rien. Moi j’aimerais quelque chose d’un peu classe, apporter ma contribution, même si elle ne vaut pas grand-chose. Qu’elle vaille ne serait-ce qu’un peu, ce serait déjà ça. Je ne cherche ni la gloire ni la célébrité, je veux juste aider à ma façon. Faire quelque chose d’utile pour les gens, qu’une personne, voire même deux, se souviennent de moi. Qu’elles se souviennent que je les ai aidés, parce que c’est normal, parce que ça devrait être une évidence, et parce que ça m’a fait plaisir. Et si je suis capable d’aider deux personnes, peut-être que je peux en aider plus. Peut-être que je peux rendre le monde, la vie, un peu meilleure, même si c’est seulement à mon échelle.
Je ne suis pas certaine qu’une vie sans cela, sans contribution d’une manière ou d’une autre, vaille vraiment le coup. Je n’en suis pas certaine du tout. Alors j’espère en être capable, parce que je ne veux pas m’éteindre en considérant que toute mon existence a été vaine. Ça m’embêterait pas mal. Mais si je continue à me perdre à deux heures du matin dans les bars, j’ai peur que ça ne facilite pas les choses.
J’ai l’air fine avec mes envolées lyriques. Je sors de mes « réflexions », si on peut encore appeler ça réflexions avec autant d’alcool dans le sang, et j’observe un peu autour de moi. J’avais oublié la musique d’ambiance cafardeuse en fond. On ne peut pas dire qu’elle aide beaucoup les épaves comme moi à se sentir mieux. Est-ce que toutes les musiques d’ambiance sont déprimantes, ou est-ce que c’est moi ? Je me laisse happer un moment par les bouteilles colorées derrière le bar. La lumière passe au travers et crée des taches chamarrées sur le comptoir, seule trace d’un peu de vie en rose dans cet endroit. Les quelques personnes qui sont encore accoudées là à cette heure ne semblent pas les remarquer ; certains ont presque le nez dessus, pourtant. Ils doivent probablement déjà lutter pour garder les yeux ouverts. Je distingue entre autres une petite vieille, un garçon qui a l’air un peu trop jeune pour avoir pu rentrer légalement ici, et une femme en tailleur bleu. La vieille dame a dénoué ses cheveux et je crois qu’elle dort à moitié. Je me demande qui d’eux ou moi partira en premier.
Et puis au bout d’un moment, je décide que c’est moi. Il est bientôt trois heures, et le temps que je retrouve mon chemin je n’arriverai pas chez moi avant quatre ou cinq heures. Pendant un instant je me demande à quoi bon, à quoi bon rentrer, à quoi bon retourner travailler, à quoi bon quitter ce bar, j’y serais peut-être aussi bien qu’ailleurs. Mais la perspective de mon lit moelleux, même pour quelques heures, me convainc. Je me lève maladroitement, et repousse ma chaise sous la table, dignement. J’essaie tant bien que mal de donner l’impression que je ne suis pas comme tous ces gens qui s’endorment ici, ou qui restent à se saouler jusqu’au tout dernier moment, jusqu’à ce qu’on les vire au petit matin. En me traînant vers la sortie, je vois bien dans le regard du patron qu’il ne la fait pas, lui, la différence. Je me sens un peu plus pathétique.
Allez ma vieille, rentre chez toi. S’il y a quelqu’un qui t’attend c’est bien ton oreiller. La gueule de bois t’accueillera au réveil, et tu jureras encore à tous les dieux que tu ne boiras plus jamais une goutte d’alcool. Fais de beaux rêves.