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Aloyse Taupier

jeudi 10 mai 2018

Papier, violette, filante

Sixième papier

*

Le soleil a déjà entamé sa descente quand je déchire mon jean sur les morceaux de verre qui saillent. Merde. Encore un. Heureusement ma cuisse est restée intacte. C’est elle qui va prendre, un jour. Cette porte-fenêtre en ruine fait le guet depuis toujours, mais je continue de m’y accrocher chaque fois que je me glisse entre ses étaux de fer. Il n’y a pas d’autre entrée, il faut dire ; tout le monde passe par là. Et personne ne s’est décidé à dégonder la porte, ou à enlever le verre, au moins. Moi non plus d’ailleurs. Alors on essaie juste de faire attention, même si ça laisse à désirer.

Nul ne sait depuis quand cette maison est abandonnée, ni depuis combien de temps les gens y passent. On dit qu’un beau jour les propriétaires sont partis en voyage, et ne sont jamais revenus. La mairie a envoyé plusieurs courriers pour les prévenir qu’elle ne pourrait pas veiller sur leurs affaires éternellement, mais il n’y a jamais eu de réponse. Quelqu’un a forcé la porte quelques semaines plus tard pour aller se servir : à partir de là, plus personne ne s’est gêné. Il paraît qu’il y avait plein de beaux meubles, de la vaisselle, un piano… Mais c’était il y a longtemps, ça fait des années que l’endroit est complètement vide. Maintenant les restes de riches tapisseries côtoient les tags, et l’image qui en ressort, même si elle surprend, dégage un éclat certain. On peut distinguer sur le vieux plancher, çà et là, quelques traces d’anciens feux de camp.

Les gens ne squattent plus trop ici : il y a un bâtiment plus récent et plus proche de la ville qui a été abandonné il y a peu. En fait, à part moi, je ne sais pas s’il y a encore beaucoup de passage. Tant mieux, au moins la maison est entièrement mienne. Et puisqu’il n’y a personne, je ne vais pas me gêner et augmenter le volume de la musique au maximum pour qu’elle emplisse toutes les pièces. Je n’aime pas tellement le silence. La mélodie me remplit l’esprit et m’incite à toujours m’occuper, à ne pas rester sans rien faire. Ce n’est pas bon pour moi, sinon. Et puis tout semble plus intense avec de la musique, comme dans un film. Chaque chose paraît plus importante. On dirait que tout a un sens, que tout conduit quelque part. On ne sait jamais vers où, mais on sait pour sûr qu’il y aura une fin. C’est rassurant. Ordonné. Je danse, aussi, pour ne faire qu’un avec les vibrations, pour me défouler, sortir ce qu’il y a en moi jusqu’à n’avoir plus rien à recracher.

Puis je me balade un peu, et je trouve un bout de mur ocre, vierge, que personne n’a encore touché. Je pense que c’était un mur de la cuisine. Je sors les bombes de mon sac puis je m’assois pour réfléchir. Finalement, je décide de reproduire les motifs de la tapisserie qui hante les autres murs, pour essayer d’apporter de la continuité à cette maison. Elle qui a été abandonnée, puis visitée par beaucoup, seulement de passage. Des feux n’importe où et pas dans ses belles cheminées dont il ne reste plus grand-chose. Des repas pris sur le sol, puisque la table a disparu. Et des corps étendus un peu partout ; partout sauf dans ses lits tombés en poussière.

Entre mes déambulations, la musique, la danse et la peinture, le soleil est quasiment couché quand je m’arrête parce que je n’y vois plus rien. Il est l’heure de faire un peu de lumière et de manger un bout. Je sors un paquet de bougies ; celles qui sont épaisses et qui tiennent six heures. Puis du papier journal pour que la cire ne marque pas le plancher, même s’il est abîmé depuis longtemps. Il est plein de trous et de taches, mais ce n’est pas une raison. Je dispose les lumignons un peu partout dans ce qui devait être la salle à manger. Il y a des éclats de verre par terre ; la lumière s’y reflète et j’y vois des pièces d’or au pied d’un arc-en-ciel. Je sors mon repas du soir : des crêpes multicolores, fraîchement cuites cet après-midi avec des amis. Je n’aime pas cuisiner, mais là c’était bien, c’était amusant. On en a raté pas mal, mais ce n’était pas grave parce qu’elles étaient bonnes quand même. J’ai emporté une partie de ce qui restait, et je vais maintenant les accompagner de pâte à tartiner pour rendre ce repas encore plus sain.

Je n’ai pas de duvet, mais j’ai l’habitude de dormir par terre. Et je n’aurai pas froid en cette saison, c’est surtout l’humidité qui risque de gêner mon sommeil. J’essaie de lire un livre à la lueur des bougies avant de me coucher. Un livre en anglais que j’ai trouvé dans la rue. Je crois qu’il parle de gemmes, ou en tout cas de pierres ; ça avait l’air assez barbant quand je l’ai entrouvert, mais les images étaient jolies. Ça me paraissait bien pour s’endormir. Et ça l’est ; je sens Morphée imprégner mon cerveau rapidement, et je n’aurai probablement pas d’insomnies. Je veille juste à ne pas laisser tomber le livre près des bougies, avant de sombrer.

Quand je me réveille, la rosée a infiltré toute la maison, et la lumière du soleil commence à peine à émerger. Je regarde le plafond, et les toiles d’araignée ornées de gouttes d’eau, semblables à des colliers de perles oubliés. Je prends peu à peu conscience qu’il y a du bruit près de moi ; un bruit dont j’ai l’habitude maintenant. Les petites pattes déambulent un peu partout, furètent autour sans jamais se risquer à me grimper dessus. Puis elles bifurquent droit vers ce qui intéresse leur museau : les restes de mon repas d’hier soir. J’en ai laissé exprès, suffisamment pour que tout ne soit pas dévoré tout de suite. Je les connais mieux maintenant, ces souris, depuis le temps qu’on se fréquente. Il y a celles du soir, celles du milieu de la nuit, et celles du matin. Alors il faut qu’il y en ait pour tout le monde. J’aime beaucoup les animaux, si je peux donner un coup de main c’est avec plaisir. Je pense qu’elles sont bien dans cette grande maison.

Je vais bientôt devoir y aller, il va falloir que je les dérange. Pas le choix, je me redresse et je les vois retourner à toute vitesse dans les fissures des murs. Je fais mon sac et je vérifie que je n’ai rien laissé traîner, rien abîmé, rien sali. Tout est en ordre. Je balaye les pièces d’un dernier regard, puis je tourne les talons. À bientôt, vieille amie.

Commentaires

Un texte profond et une jolie fin :)
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jeudi 10 mai à 12h39
C'est un texte très joli et j'aime beaucoup la fin
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jeudi 17 mai à 22h11
Dur de s'arrêter de réfléchir, surtout dans ce genre de situation... parfois nos plus grandes barrières sont dressées par nous-mêmes, c'est fou
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mardi 1 octobre à 23h03
ça me donne envie d'être en été... Encore une fois, très beau texte <3
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vendredi 27 mai à 12h01