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Aloyse Taupier

mercredi 25 novembre 2020

Papier, violette, filante

Trente-huitième papier

Par la fenêtre, je regarde le tramway passer à intervalles réguliers. Malgré la distance et les murs qui nous séparent, j’entends toujours ce grincement métallique, aigu, à chaque fois qu’il prend le tournant à l’angle du bâtiment. Grincement qui est, disons-le, assez désagréable. De manière générale, j’ai du mal avec les bruits stridents. Je veux dire, plus de mal que la moyenne des gens. Mais ce son-là, peu importe où je me trouve, résonne à mes oreilles d’une façon singulière. Il me rappelle cette ville que j’aime tant, et cette fille que j’y ai croisée. Souvenir doux-acide. Souvenir d’un temps différent, révolu. Un temps qui ne reviendra pas.

Même s’il y a cet « inconvénient », j’aime toujours venir ici. Ils diffusent une musique légère, douce, presque imperceptible. Il y a peu de monde en dehors des heures de repas, donc la plupart du temps l’endroit est silencieux. J’aime venir ici quand j’ai de quoi me réjouir, ou que j’ai besoin d’un peu de moelleux dans ma vie. Peu importe le temps que j’y passe, je ne le trouve jamais long. J’aime venir ici car il y a toujours quelque chose à admirer, toujours quelque chose de nouveau à remarquer. Cet endroit est ma définition de la beauté.

Sur toute la longueur du comptoir, de grandes jarres en verre, remplies de cookies, de biscuits colorés, ou de sucreries. Et dans un vase, de grosses sucettes rondes, multicolores, comme un bouquet de fleurs bien fourni. J’aurais adoré venir ici étant enfant.

Maintenant, je viens pour le côté tea time que dégage le salon. De petites tables blanches épousées par de longues nappes crème garnissent la pièce. Celle-ci n’est ni surchargée, ni trop vide. Équilibre. Et de jolies chaises ivoire et or, très distinguées, complètent le tout. À l’intérieur des vitrines, les pâtisseries sont présentées sur des plats aux bords ciselés. Ô pâtisseries ! Passion de mon cœur, bonheur de mes yeux, adoration de mon âme ! Vous êtes l’intérêt de toute une vie. Vous êtes « le morceau de sucre qui rend la vie plus belle ». Ô pâtisseries, joies grandioses d’une existence ! J’ai déjà goûté toutes celles de ce salon, mais j’y reviens toujours. Pas une boutique en ville ne les égale. Et quand on vous sert, elles sont disposées sur un présentoir : ces présentoirs à étages, tout en argent et en délicatesse, dignes des plus belles heures du thé. Des plus beaux tea times.

Si vous passez par ici, je vous recommande fortement la forêt noire. C’est ma préférée. Elle est à la framboise, et si mousseuse, si aérienne ; elle est parfaite. Je suis très difficile quand il s’agit de nourriture. Que ce soit en termes de sucré ou de salé. Il y a toujours trop ou trop peu, il manque toujours quelque chose, une texture n’est pas correcte, un goût ne va pas ici, l’harmonie n’est pas exacte, il y a toujours des défauts quelque part. Je hais les défauts. Surtout quand il s’agit d’un sujet aussi grave que la nourriture. Mais il arrive, parfois, au gré de l’inattendu, qu’un plat soit parfait. Comme cette divine forêt noire. Que l’équilibre soit respecté, rendu meilleur, grandi par la force de la création. Et lors de la découverte de cette perfection, à ce moment précis, quand, enfin, la complexité des goûts nous emplit tout entier, on pourrait presque croire. En Dieu, des dieux, en l’humanité, le bon, la beauté, la vie, le sens, la vérité, l’univers, la destinée, les étoiles, l’égalité, la justice, l’esprit, le profond, la force, la résilience, les secondes chances, l’au-delà, la lune, la mort, le gris, la morale, la connaissance, l’idéal, et en bien plus encore.

Après ma première pâtisserie et avant la deuxième, j’attends toujours un moment. Je respire profondément, je m’appuie contre le dossier de ma chaise, et je remplis mes yeux. À côté de la caisse, sous des cloches en verre, des cupcakes de toutes les couleurs. La façon dont ils sont décorés change chaque semaine. Aujourd’hui, le premier est glacé avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Un petit arc-en-ciel en chocolat y est campé. Le deuxième est entièrement bleu : bleu foncé, comme la nuit. Quelques paillettes argentées le parsèment, et une petite lune est posée sur le dessus. Le troisième est jaune au sommet, puis tout en dégradés jusqu’aux tons orange. Je dirais lever de soleil pour l’inspiration. Le dernier est vert à la base, puis rose jusqu’en haut du glaçage. De petites fleurs en sucre y sont posées çà et là, et apportent du relief.

Je laisse mon regard errer. Les pâtissiers me fascinent. Comme les écrivains, ou les décorateurs d’intérieur. J’admire cette capacité à projeter son monde intérieur à l’extérieur, à l’adapter aux autres pour les ravir eux aussi. J’admire l’imagination, et la créativité.

Il est temps de réfléchir à mon second plaisir. Pour bien accompagner une pâtisserie, il est important de réfléchir également à la boisson qui la sublimera. Ma préférence se porte en général sur un chocolat chaud. Le crémeux et la douceur du chocolat se marient avec toutes les merveilles. Le chocolat doit être très légèrement amer, à peine. Il est évident qu’un soda, ou qu’une boisson sucrée, ne correspondraient pas du tout. Le sucre saturerait les papilles et gâcherait immanquablement la douceur. Ce serait criminel. Un thé peut être un choix intéressant, si bien évalué. Attention à ce qu’il ne soit pas trop épicé ou que ses arômes ne soient pas trop forts. Ici, la carte des thés propose huit possibilités. Fleurs de cerisiers, thé noir à la mangue, thé vert matcha, cardamome, citron, jasmin, violette, et rose. Je ne prends jamais celui à la violette, peu importe où je suis. C’est celui qu’elle choisissait toujours. Son préféré.

Pour être entièrement honnête, je suis nostalgique de ce temps-là. J’ai toujours aimé les pâtisseries. Mais les partager avec quelqu’un… les rend meilleures. Particulièrement quand ce quelqu’un était elle. Nous avions cet amour de la perfection en commun. Pas concernant les humains bien sûr. Ni elle ni moi ne l’atteignions, cette perfection, cela n’avait pas d’intérêt.

Ah, peu importe le nombre d’années qui s’écoulent, je ne peux m’en empêcher. Je me souviens. Je me souviens et j’aspire à ce que ce temps revienne. Je me souviens pour m’y replonger, pour ressentir encore, l’espace d’une minute, ce temps-là. Ce temps où tout était parfait. Je me souviens, et j’idéalise. Je sublime. Je me souviens et je transforme, je modifie, pour que ce soit plus beau encore. Je me souviens d’elle. Je me souviens de ses cheveux noirs, de ses yeux noirs, de son teint d’obsidienne. Je me souviens de ses robes noires, et de ses bijoux en argent. Je me souviens de ses gestes, de ses manières. Je me souviens, et j’essaie d’oublier. Je me souviens de son sourire, et de la façon dont elle nouait ses cheveux. Je me souviens de ses livres préférés, de ses films préférés. Et plus important encore, je me souviens de ses plats préférés. Je me souviens d’un temps où j’aimais les pâtisseries, et où quelqu’un les aimait avec moi. Un temps où il faisait beau et où la brise était agréable. Je me souviens, car il hante mes nuits, de son parfum de violette.

Mais elle n’est plus là. Maintenant, mon cœur est tout à vous, chères pâtisseries. Vous êtes « le morceau de sucre qui rend la vie plus belle ». Vous êtes l’intérêt de toute une vie. Adoration de mon âme, passion de mon cœur.

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