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Aloyse Taupier

dimanche 25 octobre 2020

Papier, violette, filante

Trente-septième papier

*

J’ai quitté cette cité il y a dix ans ; pour les études, d’abord, puis parce que j’ai trouvé du boulot directement après. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y retourner, ni de raisons de l’invoquer dans mes pensées. Ironiquement, je me retrouve aujourd’hui à avoir rendez-vous avec un investisseur dans cette même ville et je me perds et me reperds dans ses rues depuis une heure, comme si elle se vengeait de mon abandon. Dans ma course, je passe en coup de vent devant un petit parc de jeux pour enfants, qui, sans que j’arrive à me l’expliquer, me paraît familier. Ruminant mon trajet et ma perplexité, je finis par trouver le restaurant où m’attend ma cliente – restaurant qui n’existait pas à l’époque – et me confonds en excuse pour mon retard. Courtoise, elle me pardonne et je m’assois. Alors qu’elle commande et que nous commençons à discuter investissements et projets, le petit parc continue à me démanger en arrière-plan. J’écoute distraitement, acquiesce, surtout, et me contente de donner les informations requises quand elles me sont demandées : je mouline toujours dans mon coin. C’est décidé, après l’entretien j’y retourne. Je dois en avoir le cœur net.

J’arrive à me ressaisir et à terminer le repas de manière concentrée et pro, enthousiaste et affable. Ma patronne ne devrait pas trop y trouver à redire, la cliente a l’air plutôt conquise par notre entreprise. Ҫa ne m’étonnerait pas qu’elle nous recontacte rapidement pour tout organiser. Après la dernière poignée de main je flâne un peu dans les rues : il n’est pas prévu que je revienne, je peux bien différer ma visite au parc de cinq minutes. Je me promène, et me surprends à avoir envie de fumer alors que je n’ai jamais commencé. Je me rends compte que la plupart des boutiques ont changé, que rien n’est plus à sa place, que ces passages piétons et ces feux rouges ne se trouvaient pas là auparavant. Tous mes repères ne sont pas perdus pour autant : je remarque la fontaine de galets à côté de laquelle je passais tous les jours, et mon ancien lycée, toujours au même endroit, quoiqu’en meilleur état. À partir du portail, je décide de laisser mes pas me guider. Quelques éléments du paysage me sont familiers, d’autres non. Je finis par me retrouver, comme si c’était écrit, devant le parc pour enfants de tout à l’heure. L’odeur de cigarette me revient en tête, agréablement envahissante, et je voudrais m’en imprégner, la respirer pour la garder avec moi. Je fais enfin le lien entre ce petit parc et ce qui était auparavant le skatepark où je passais la plupart de mes week-ends, de mes après-midis, de mon temps libre.

Les souvenirs surgissent avec tant de force que c’en est douloureux. Si nets, si chargés d’émotions, presque intacts. Comme si je revivais tout en accéléré. Toutes ces soirées où il faisait bon et où on s’allongeait sur le béton brûlant de la grande rampe, les jambes dans le vide. Toutes ces soirées où il faisait froid, où on se blottissait les uns contre les autres pour se tenir chaud, assis contre un mur un peu abrité. La galère pour allumer leurs clopes avec un briquet que le vent voulait à tout prix éteindre. J’avais toujours un briquet sur moi à l’époque, même si je ne fumais pas ; les autres perdaient invariablement le leur. Foutus fumeurs. Et les nuits à regarder les étoiles en parlant de tout et de rien. Les crises, les larmes, les rires et l’affection. Partout, l’affection. Dévorante. La peur de la solitude, aussi, quand on devait se séparer. Les après-midis dans l’herbe, sous les arbres, eux à boire des bières, moi à goûter et froncer la bouche de dégoût. Je ne bois toujours pas.

Toutes ces conversations, sur toutes ces anxiétés qu’on apprend à cacher quand on est adulte mais qui sont toujours là. On avait l’honnêteté de les reconnaître, la confiance et la franchise pour les aborder. Surtout, on n’était pas seul. Toutes ces nuits blanches, ou presque, et le sentiment de faire partie d’un tout, d’avoir une place quelque part. Toute cette insouciance, et en même temps déjà plus tant que ça. Toutes ces occasions d’être un peu irresponsables, maintenant ou jamais. De toit en toit, d’infiltrations d’usines désaffectées en baignades glacées dans la rivière, de journées sous la pluie froide en cours séchés. Se sentir en paix jusqu’au fond de l’âme. Seulement avec eux. Avec eux ou rien.

Tous ces mots de réconforts, ces bras passés autour de l’épaule, ces regards qui font ressortir la lumière, ces sourires qui réchauffent autant que le soleil. Ces repas de midi sucrés, ces petits-déjeuners composés de restes de chips et de pizzas de la veille. Ces vestes, mitaines, sweats, bagues, t-shirts prêtés et échangés pour dépanner, jusqu’à oublier à qui appartient quoi. Toute cette adrénaline. Toute cette énergie. Sentir la vie couler à flots dans nos veines.

L’odeur des bières et celle de la fumée de cigarette resteront gravées dans mon cœur à tout jamais.

Elles s’estompent progressivement et je retrouve mes sens, je reviens à moi. Du skatepark il ne reste plus grand-chose. Une vague forme, un espace. Les cris d’enfants ont remplacé ceux des planches, les arbres le béton. Déjà à l’époque, presque plus personne ne l’utilisait à part nous ; ce n’est que justice qu’il ait été transformé en un endroit plus adapté à la nouvelle population qui a emménagé. C’est vraiment un chouette parc. Je ne peux pas dire que ça ne me fasse rien, ça fait même un peu mal, mais le temps passe. Rien de plus normal. Au moins ils n’ont pas construit un supermarché à la place.

Même si le lieu de tous ces souvenirs n’existe plus, j’ai eu la chance d’y revenir, de m’y retrouver et de me remémorer, plutôt que de tout oublier définitivement. J’ai réinscrit chaque instant dans mon esprit avec attention, pour ne pas répéter deux fois la même erreur. Pour effacer l’affront fait jusqu’à maintenant à cette période de ma vie. À ce groupe dont je n’avais pas conscience qu’il m’était si cher. Même si je n’ai plus de nouvelles des personnes qui le composent depuis longtemps, je sais que quoi qu’il arrive, si elles ont besoin de moi un jour, je répondrai à leur appel. Toujours. C’est irrémédiable. Pour le moment, je retourne à ma vie.

Commentaires

Ce rêve est un moment que je veux vivre.
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mardi 27 octobre à 11h18
Ohlalala ça donne terriblement envie tout ça ! J'en ai l'eau à la bouche.
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dimanche 8 novembre à 13h03
Très sympa ce texte, il va sûrement parler à beaucoup de lecteurs ! Ces nuits sont les plus précieuses :)
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vendredi 27 mai à 12h06