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Aloyse Taupier

dimanche 27 décembre 2020

Papier, violette, filante

Trente-neuvième papier

Pas une âme humaine n’a franchi ces quais depuis… oh, bien une décennie. Des âmes coyotes en revanche, il en passe tous les jours ; je peux même vous dire que ces petits vauriens apprécient sacrément le lait. Un soir j’en avais laissé traîner pour le chat, dans son bol en porcelaine, et en ouvrant les volets c’est-y-pas un de ces efflanqués que je découvre, pas perturbé pour deux sous par ma présence, le museau plongé jusqu’aux moustaches dans le liquide. Alors vous comprenez, maintenant je leur en verse un peu avant d’aller dormir, histoire de dire. Les pauvres, ils n’ont pas grand-chose de bon à manger par ici. En y repensant, ça fait un petit moment que je ne l’ai pas vu utiliser son bol, mon gros matou. Il réapparaîtra un jour ou l’autre va, faut pas s’en faire.

Le matin je me lève juste avant le soleil, sans trop de raisons, mais c’est comme ça : l’âge, probablement. Je me prépare ma petite tasse de chocolat, puis je m’assois dans mon rocking-chair sur la terrasse où j’attends tranquillement que monsieur l’astre daigne apparaître. L’horizon est parfaitement dégagé, on voit à peine quelques cactus au très loin – les seuls arbres alentours sont les saules autour de ma maison – et le vent joue dans les branches ou avec mes cheveux, me tient compagnie de son écho. C’est un grand moment quand les premières lueurs du jour commencent à raser la terre. Le rouge d’abord, qui se mêle encore au bleu sombre de la nuit, pas tout à fait distinct, puis le jaune, qui se répand peu à peu et sépare les deux couleurs, se fond dans chacune, comme une immense aquarelle au-dessus du monde. Le vermillon s’éclaircit de plus en plus, dérive vers les nuances de rose et d’orange ; elles-mêmes s’effaceront au profit de ce topaze lumière qui se dissipera jusqu’à laisser la place au ciel matinal.

Quand les rayons chauffent un peu trop mes vieux os, je rentre. Je lave ma tasse, quelques légumes pour le repas, et je fais un brin de ménage, puis je regarde la télévision jusqu’aux alentours de onze heures – des jeux le plus souvent. Je la laisse allumée lorsque je vais faire à manger, mais sans vraiment l’écouter ; les programmes m’intéressent moins. Après la vaisselle je somnole un peu jusqu’à m’endormir complètement et faire une bonne sieste, de toute manière il fait beaucoup trop chaud dehors pour envisager de sortir. Le sable est brûlant, agressif, irritant, et s’insinue partout. Le vent sec soulève des tourbillons de poussière et mélange les ocres de la terre, ses rouges et ses Siennes, ses fauves et ses safrans. C’est poétique dit comme ça, mais je n’oublie pas qu’il mord et qu’il assèche, qu’il peut tuer, aussi, surtout les débris d’âge canonique comme moi. Il n’aura pas ma peau, moi je vous le dis, elle est coriace.

En fin d’après-midi, alors que le soleil et la luminosité commencent à décliner, c’est le moment ou jamais pour ma promenade. Je sors du sofa, je mets toujours un chapeau – dans le doute la prudence est de mise – je me glisse dans mes vieux sabots, et je vais faire mon petit tour. Dehors, le paysage irradie, baigne dans les lueurs rougeoyantes du presque soir. Certaines se mirent sur les rails usés qui passent devant la maison, au loin ; elles m’appellent de leurs jeux chamarrés. Je les rejoins d’un pas tranquille, puis je longe la voie ferrée sur quelques centaines de mètres. Il y a longtemps qu’aucun train n’y circule plus et la rouille a envahi le fer comme le lichen sur d’antiques racines. J’atteins finalement les quais et, un peu plus loin, une vieille maisonnette en pierre, plus érodée à chacune de mes visites. Elle est à l’abandon depuis une bonne dizaine d’années. Je le sais bien, puisque c’est moi qui y habitais.

À l’époque, mon travail constituait principalement à surveiller la gare, m’assurer qu’il n’y ait pas de problèmes techniques au niveau des voies, rien qui gêne le passage, et, occasionnellement, à faire quelques réparations mineures sur les trains. Du gardiennage, en somme. Cette bicoque me fut donc attribuée pour que je sois toujours sur place. Elle n’était pas fameuse au début, mais avec quelques efforts j’ai pu la rendre présentable – agréable, même. Je n’avais pas spécialement d’espoir quant au jardin, vu le climat, mais il s’est trouvé qu’une source passait juste en dessous : avec la chaleur environnante et de l’eau à profusion, à peu près n’importe quoi pouvait y pousser. Lorsque j’ai pris ma retraite – ils ont fermé la gare peu après – et que j’ai donc dû rendre la résidence, j’ai décidé de m’installer pas très loin ; j’avais fini par m’habituer à cet endroit quasi désert, et je ne me voyais plus ailleurs. J’y étais bien. C’est encore plus paisible maintenant que tout est abandonné. Je passe simplement ici de temps en temps lorsque je me promène, pour observer un peu comment le tableau évolue. Les plantes, même livrées à elles-mêmes, ont continué à croître partout, ce qui fait de cet espace le plus verdoyant à des kilomètres à la ronde. Ça me fait plaisir de voir que l’endroit poursuit sa vie tout seul.

J’amorce mon retour avant qu’il ne fasse trop sombre et lorsque je termine le cercle de ma promenade, quelle n’est pas ma surprise d’entendre miauler : c’est mon gros matou qui accourt ! Je savais bien qu’il reviendrait ! Je rentre par la porte de la cuisine, vide le sable de mes sabots, verse à manger au chat, et vais prendre une douche chaude pour délasser mes muscles. Par la fenêtre de la salle de bain, j’observe le soleil se coucher et le défilé des couleurs qui s’estompent, en miroir du matin. Les roses et oranges à l’horizon qui s’assemblent pour former le pourpre du soir, le jaune qui le sépare encore de la nuit qui tombe, le bleu, qui teinte petit à petit le ciel jusqu’à tout estomper, tout recouvrir. Je contemple cette toile de gaze cobalt et d’entre-noirs, un vide couturé d’étoiles qui emplit la voûte céleste et apaise le brasier du jour.

En milieu de soirée je grignote un peu, rallume la télé quelques minutes pour la météo, puis je bouquine une dizaine de pages et finis par attraper une petite laine pour aller m’installer sur la terrasse. Ici les nuits sont fraîches car le temps est clair, et la seule lumière est diffusée par des bougies dans des bocaux en verre que j’ai disposés un peu partout. Parfois, les lucioles sont de sortie et volettent de-ci de-là, petits astres dansants dans les courants d’air qui bercent mon esprit. Je végète un certain temps, les yeux mi-clos. Puis je rentre. Avant de me coucher, il ne faudra pas que j’oublie de verser du lait dans le bol des coyotes.

Commentaires

C'est superbement bien mené, bravo, et la partie sur les anecdotes m'a bien fait rire. C'est une belle façon de conclure ce livre, l'analogie est toute trouvée.
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dimanche 27 décembre à 14h29
J'ai fort apprécié ce texte. Poignant, fluide. Qui nous fait quitter le recueil avec un pincement au cœur. Bravo pour tout ce que tu as accompli au fil de ces papiers ♥
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dimanche 27 décembre à 18h12
Quelle beauté on sent dans les paysages, les couleurs ! Un Papier très contemplatif. Presque envie de rejoindre ce personnage pour nourrir les coyotes^^
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vendredi 27 mai à 12h03