5

Aloyse Taupier

mardi 25 février 2020

Papier, violette, filante

Trentième papier

*

Froid.

Tout est si froid.

Je sens mon sang figer dans mes veines, se solidifier progressivement. Je le sens qui ralentit, lentement mais inexorablement, jusqu’à s’immobiliser, complètement. Je ressens… comme des icebergs, blocs glacés et tranchants, qui dérivent sur une rivière arctique dans mes artères, effleurant leurs parois. Si froid. Mon souffle, déjà, s’estompe. Je n’exhale même plus de buée ; tout gèle autour de moi. Tout est mort, bulle figée de verre. L’air, l’hémoglobine, mes veines, mes artères, mon cœur, les alvéoles de mes poumons : tous sont recouverts de givre. Je les sens qui s’effritent petit à petit, qui se délitent, particule par particule.

Froid. Comme une obsession, une sirène d’alarme qui retentit en fond sans que je sois en capacité de réagir. Le froid mord. Le froid brûle. Douleur. L’oxygène n’est plus qu’aiguilles ; si je les aspire elles déchirent ma cage thoracique. Je ne peux plus respirer. Ma peau n’est plus qu’une brûlure immense, unie, polaire.

J’ai mal, si mal. Je suffoque et hoquette, sans espoir. Je ne peux pas bouger. Je suis immobile, si immobile… Mon cerveau pèse trop lourd, trop froid. Comme un tas de neige qu’il faudrait déblayer dans mon crâne. Comme un unique glaçon dont l’eau gelée goutterait le long de mon dos. Ou peut-être sont-ce des sueurs froides. Je ne sais pas ; je ne comprends pas, surtout. J’ai froid. Mes paupières ne s’ouvrent pas, scellées par des flocons cristallisés. Mes yeux sont embués. Comment peuvent-ils être embués s’ils sont fermés ? Quelque chose ne va pas. Tout est encore brumeux. J’ouvre les yeux. Non. J’avais déjà les yeux ouverts ? Ils me font mal, je vois flou. Je souffre. J’ai froid de tout mon être.

Je perçois soudain, faiblement, comme une vague tiédeur. Je ne sais pas si elle vient d’apparaître ou si elle a toujours été là. Une chaleur infime, minuscule. Trop ténue pour me réchauffer, elle agit à l’inverse et glace un peu plus mon âme. Je crois la sentir sur ma joue et d’un coup je comprends. Une larme. Je pleure ? Pourquoi ? Depuis combien de temps ? Mon esprit émergerait presque, mais j’ai toujours si froid, si froid. Comme si je savais qu’aucun rayon de soleil ne viendrait plus m’étreindre à nouveau. Où suis-je ? Les douleurs lancinantes dans mes membres se relâchent, juste un peu, et je me rends compte que je suis debout. Comment puis-je tenir debout en ayant si mal ? Quelque chose ne va pas. Tout mon corps est gelé, comment puis-je encore tenir debout ? Je le pensais – le sentais recroquevillé sur lui-même dans la froidure ; cette froidure qui m’entoure comme une gangue et pénètre mes os de sa lame.

À travers mes yeux remplis d’eau, je constate que mon corps n’est pas sclérosé. Aucune trace de givre sur mes vêtements. Pourtant, j’ai toujours froid, tellement froid. Je reste irrémédiablement immobile, comme si mon essence même était épinglée ici à jamais. Où suis-je ? Je ne reconnais pas cet endroit à travers le brouillard qui tournoie devant mon visage. La fatigue alourdit mes cellules ; je n’ai pas la force de tourner la tête.

Je ne sais pas comment j’ai pu me retrouver là.

Je ne me souviens de rien et mon cœur me fait l’effet d’une feuille morte déchiquetée par le vent sibérien. Il se rétracte, se replie sur lui-même, crisse sous ses assauts. Mes larmes continuent de couler, ininterrompues ; je sens leur morsure me creuser. Je me sens comme une bougie que l’on aurait soufflée. Comme une bougie que l’on aurait mouchée. J’ai si froid. Je ne me souviens de rien. À y réfléchir, je crois même que je ne me souviens pas de qui je suis. L’unique certitude qu’il me reste est ce blizzard qui me remplit et me paralyse, dedans et dehors. Où suis-je ?

J’ai la sensation que mon cerveau glacé commence à fondre, un peu, que la prison gelée qui l’entoure se fissure. À mesure qu’il se remet en marche, mes pensées restent, elles, anesthésiées ; l’impression dérangeante qu’on a amputé mon encéphale me colonise. Je distingue vaguement des arbres, des bancs. Un parc, peut-être ? Je ne le connais pas. Ou peut-être que je le connaissais ? Je ne sais plus. Je ne me souviens pas. Mon cerveau n’est plus un bloc de glace, pourtant il reste tout aussi lourd et opaque, sourd à mes sollicitations. Je ne me souviens de rien. J’ai froid, je ne sais pas quoi faire et je ne sais pas où aller. Quelle importance finalement ? Faire et aller sont inenvisageables. Je crois que je vais rester ici encore un peu ; il n’y a personne, je n’y suis pas si mal après tout. Je peux prendre mon temps, j’ai le sentiment que rien ne presse. L’agonie se fait moins présente ; elle reflue, presque. Au contraire de mon corps qui semble émerger très progressivement, mon cœur lui, reste glacial.

J’ai beau chercher, rien ne me revient ; si je force mes synapses la migraine me vrille les tempes, aussi implacablement que le froid qui corrode encore mon corps.

Je sens quelque chose d’humide sur ma joue, qui se mêle à mes larmes. Je lève enfin la tête. Il neige. Depuis combien de temps ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Je vais juste rester ici encore un peu, les flocons qui tombent du ciel m’apaisent. Mes souvenirs reviendront-ils ? Ce paysage aussi blanc que mon esprit se laisse contempler sans fin. Aucun bruit ne brise l’atmosphère assourdie, aucune stimulation n’agresse mes sens. Il ne reste que le calme qui se répand, au-dedans comme au-dehors. Il ne m’oppresse pas : il n’est rien. Ce rien est reposant, agréable presque.

Je vais simplement attendre ; il n’y a pas de mal à attendre. Je peux respirer à nouveau, par à-coups. Mes larmes ne s’arrêtent pas, mais mon sang commence à dégeler, recommence à circuler. La neige réchauffe mon corps. Je veux qu’il neige à jamais.

Commentaires

Moh, la fin du texte m'a beaucoup ému :3
Je comprends les réactions de cette grincheuse personne, même si elle pousse un peu loin. C'est bien de sa part de ne pas renier tous ses ressentis, on ne sait jamais ce qu'il peut se passer ;)
 1
mardi 25 février à 09h13
C'est trop mignon. Bravo pour cette douceur matinale : voir cette personne s'attendrir, finir par apprécier ces petits défauts teintés de persévérance, ça fait chaud au coeur !
 2
mardi 25 février à 09h46
Comme quoi, tout le monde peut changer, même les grincheux !
 1
mercredi 26 février à 16h45
C'est le plus émouvant que j'ai lu aujourd'hui :D
 1
vendredi 27 mars à 18h41
Très intense comme Papier... tu m’as donné froid, meh !
 0
vendredi 27 mai à 12h03