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Aloyse Taupier

samedi 25 janvier 2020

Papier, violette, filante

Vingt-neuvième papier

« What peaches, and what penumbras ! »… « Wives in the avocados, babies in the tomatoes !  ».

Il était immanquablement là, tous les mardis. Rendez-vous au slam de poésie. D’aucuns le trouvaient ridicule. Tout droit sorti d’un autre temps. Pour moi, il avait « quelque chose ».

Il amenait toujours avec lui un vieux vinyle, car le club possédait une platine. Son disque contenait – je crois – seulement des compositions de saxophone. Il le mettait parfois, pas toujours. Un morceau en particulier était très saccadé, haché, on aurait pu hésiter à considérer ça comme de la musique. Et pourtant, pourtant il était étrangement mélodieux. J’avais la sensation que cet homme, comment dire, sentait le rythme intrinsèque des choses, sentait le rythme dans chacun des éléments anodins de la vie. La grande symphonie de l’existence peut-être. Tikitikitikitikititac.

En y réfléchissant, je ne pense pas l’avoir jamais vu porter autre chose qu’un costume crème taillé sur mesure. Soit il le prépare et le repasse chaque lundi pour le lendemain, soit il en a une armoire pleine. Dans tous les cas, cela lui va bien. Mais peut-être est-ce parce que je l’ai toujours connu ainsi.

Est-il une personne différente en dehors du club ? S’habille-t-il autrement ? A-t-il un travail, d’autres passions, des amis ? Il n’est jamais venu accompagné. Ses cheveux coiffés en arrière et sa barbe sont déjà poivre et sel, mais je ne saurais lui donner un âge.

C’est vrai qu’il a l’air de sortir d’un autre temps. Comme s’il était resté coincé là-bas. Comme s’il ne pouvait se résoudre aux changements, à la fin de certaines choses. Et aujourd’hui le voilà, ici, représentant d’années révolues. Vestige d’une époque et dernier rappel d’un rythme qui fut absolu. Je ne peux laisser ce rythme se perdre. Je veux l’amplifier. À tous, je veux montrer qu’il n’est pas ridicule. Qu’il a encore quelque chose à apporter, à réveiller. Je veux le ramener. Mais pour le moment, je vais écouter encore un peu l’homme-harmonie.

Je me demande s’il sait jouer d’un instrument. Il a des mains de musiciens, des mains fines et délicates. Mais je le vois plutôt en chef d’orchestre, campé sur son promontoire, se démenant pour donner vie à la musique. Se démenant pour toucher tout le monde dans la salle. Exactement comme il est en train de le faire là, maintenant. Souvent, il ferme les yeux. Je ne sais pas si c’est parce qu’il est absorbé par la mélodie, ou parce qu’il veut éviter de penser aux gens qui l’observent. Probablement un peu des deux. Qu’est-ce qu’il peut bien se passer dans sa tête à ce moment-là ?

Je n’ai jamais rien fait qui me transporte vraiment. J’envie ces gens qui sont passionnés, qui sont capables de fournir des efforts répétés juste pour profiter de ce qu’ils aiment. J’ai toujours abandonné la pratique très rapidement. La motivation que j’ai en commençant une activité s’effiloche au bout d’une semaine ou deux. C’est pour cela que j’admire grandement ceux qui font quelque chose depuis dix ans, vingt ans, trente ans, sans se lasser. J’admire la passion profonde qui les anime. Et, en cet instant, j’admire cet homme. Je le trouve courageux.

Je le trouve courageux car il n’y a personne qui partage vraiment son intérêt pour ce type de poésie que l’on appelle « beat poetry ». Personne qui ne l’écoute vraiment à part moi. Personne qui ne comprend cet attrait, même pas moi. Pourtant il continue, tous les mardis, à déclamer ces vers qui n’ont aucun sens. Il continue sans relâche, comme s’il avait l’espoir qu’un jour, ces mots touchent quelqu’un. Quelqu’un qui comme lui, semblerait d’un autre temps. Une reconnaissance mutuelle qui dirait « je t’attends depuis sacrément longtemps ».

Pour découvrir ce terme de « beat poetry » j’ai dû faire des recherches. C’est un style peu connu. Oublié. Un mélange d’absurde et de rythme. J’ai au passage trouvé quelques auteurs intéressants d’ailleurs, et j’ai reconnu certains vers qu’il déclamait. J’en ai déduit que parfois il récite, parfois il invente. Mais il ne s’arrête jamais. Il n’a jamais manqué un mardi, jamais été malade, jamais eu un empêchement. Et il arrive toujours à l’heure précise où il est censé arriver. À quel point ce besoin de partager est-il fort ? N’y a-t-il pas des clubs plus spécialisés, un endroit où il pourrait s’épanouir ? Il faut que je lui parle. Il faut que je lui demande. Il faut que je comprenne ses motivations. Il faut que je lui dise que moi j’aime ce qu’il fait. Qu’il n’est pas ridicule. Que je veux ramener avec lui ce rythme à la vie. Que cela vaut la peine de continuer. Que je l’admire.

Voilà, le show est terminé. La dernière phrase a retenti, suivie d’un lourd silence, et de la gêne du public dans la salle. Un public qui ne comprend pas. Il range déjà ses affaires, récupère son vinyle, son manteau, et quitte la scène. Droit dans ses chaussures cirées, il sort du club, sans un regard en arrière. Il a accompli son importante mission. Je vais rentrer chez moi maintenant. Je ne vais rien faire, je ne vais pas lui parler. Je vais garder ces réflexions pour moi, et me les répéter plus tard, comme chaque semaine. À mardi prochain.

Commentaires

Woh... ça jette un froid. Bravo pour ces images, elles sonnent juste et vrai :)
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lundi 27 janvier à 12h44
C'est vraiment très beau (et très imaginatif)
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vendredi 27 mars à 18h37
Ce texte-ci m'a fait sourire <3

Et ce thème du rythme intrinsèque, de l'homme possédé par sa mission malgré l'incompréhension m'a fait penser à Alain Damasio ^^
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mercredi 18 mai à 16h39