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Aloyse Taupier

mercredi 25 mars 2020

Papier, violette, filante

Trente-et-unième papier

Cher·ère F.,

Cela fait longtemps que je souhaite vous écrire, mais je n’ai jamais trouvé les mots. Aujourd’hui je ne les ai toujours pas, mais lassée d’attendre et de gaspiller du papier en bafouille et brouillon, j’ai pris ma plume une dernière fois. Peut-être ne vous souvenez-vous pas de moi… Nous nous sommes croisées quelques fois dans l’escalier, j’habite l’étage en dessous du vôtre. Voilà, je dois vous avouer une chose. Une chose que je porte en moi depuis quelque temps déjà. Je dois vous avouer que je vous aime. Je « dois » est un bien grand mot, il est vrai que cela ne vous concerne en rien, que vous n’en avez probablement cure. Disons plutôt que j’avais envie de partager cela avec vous. Je ne veux point vous importuner, je ne vous demande rien, pas même une réponse. Simplement, c’est un sentiment pesant ; plein de joie certes, mais aussi envahissant. Je souhaitais vous en informer, car même si cela ne vous implique pas directement, vous en êtes le centre. Je vous aime, d’une passion consumante et heureuse. Heureuse. Mais je souffre de savoir que vous ne savez pas, que vous ne soupçonnez rien. C’est donc par pur égoïsme que je vous écris. Mais aussi parce que quelque part, j’ai bien peur d’avoir le faible, très faible espoir que vous me répondiez.

Je n’en suis qu’au début de cette lettre, et voilà que je vous mens déjà en vous affirmant que je n’attends rien. Bien sûr que j’attends, comment pourrais-je ne rien espérer en retour ? Une réponse, un signe, n’importe quoi, même une flopée d’insultes me conviendrait. Je suis lasse de ne pouvoir que rêver ; même un rejet serait pour moi la plus belle des attentions.

Mais je n’attends rien. Je n’attends rien de vous. Ne vous occupez pas de ce que je veux, jetez cette lettre si elle vous incommode. Je vous écris pour vous déclarer mon amour, et me voilà à geindre. Honte à moi. Je vais tout de même poursuivre, en espérant que vous n’ayez pas déjà arrêté votre lecture.

Je vous aime. Je vous aime depuis le premier jour, celui où vous avez descendu ces escaliers pour la première fois, un chapeau avec un ruban bleu – comme flottant dans l’air de l’après-midi – effleurant vos cheveux. Vos cheveux toujours d’un rouge profond, plein de vie. Un rouge garance, lumineux. Mon amour n’a fait que croître à chaque fois que je nous nous sommes recroisées. Chacune de ces fois vous m’avez gratifiée d’un sourire, et d’un petit hochement de tête. Je n’avais jamais vu personne sourire comme cela, sourire comme si vous me considériez comme un individu. Habituellement les gens sourient faux ou ne sourient pas du tout. Ils ont la tête basse. Au même niveau que leur moral. Mais votre sourire, votre sourire était différent, joyeux, doux, bienveillant. Comme si toute la beauté et la vitalité du monde vous habitaient. Vous rayonniez, laissant derrière vous une aura apaisante et chaleureuse. J’aime votre sourire, j’aime votre allure, et j’aime cette aura qui vous entoure.

Je me suis toujours demandée à quoi ressemblaient les appartements et les vies de personnes comme vous. Ces personnes irréelles, parfaites en tout point, même malades, même avec des cernes, même décoiffées, même avec une barbe de trois jours. Une catégorie de personnes dont vous faites partie, et qui irradient quoiqu’il arrive, peu importe les circonstances et les situations, même s’il pleut, même s’il grêle. Des personnes qui, somme toute, paraissent trop bien pour exister, trop bien pour une planète comme la nôtre. Et peut-être n’existez-vous pas, peut-être êtes-vous une création de notre esprit pour rendre la vie plus passionnante, ou peut-être ne venez-vous tout simplement pas de notre planète, mais peu m’importe. Peu m’importe, puisque je vous aime.

Et j’aime tout ce qui vient de vous. J’aime votre habit vert d’eau que vous mettez l’été, et vos gros pulls en laine multicolores l’hiver. J’aime tous vos chapeaux, qui vous vont si bien. J’aime vos t-shirts beaucoup trop grands pour vous, et vos nombreuses paires de collants. Je crois que je ne vous ai jamais vu porter la même. J’aime les drôles d’objets que vous mettez dans vos cheveux, comme des plumes, des boutons, des barrettes, des rubans – une liste non exhaustive. J’aime votre originalité, votre force et vos goûts, et j’aime me demander ce que vous pourrez bien encore porter aujourd’hui, et si je vous croiserai.

Je vous aime, et malheureusement ou heureusement je ne peux rien y faire. Je vous aime, j’aime tout chez vous, et je sais que je vous aimerai encore longtemps. Et j’en suis heureuse. J’en suis réellement heureuse. Alors ne perturbez pas votre vie pour moi. Ne me répondez pas si vous n’en avez pas envie, et jetez cette lettre si elle a pu vous embarrasser. Auquel cas, j’en serai profondément désolée, ce n’était pas mon intention. J’espère que votre vie sera belle et sublime, et que vous y trouverez toutes sortes de joies. Ne vous inquiétez pas pour moi, faites juste comme d’habitude, ou comme vous le voudrez.

Au plaisir de peut-être vous recroiser un jour dans l’escalier,

Votre voisine à l’étage du dessous

Commentaires

Wow. Un superbe texte qui parle, j'imagine, à tout le monde, et au fil du quel on évolue jusqu'à en sortir apaisé.

Tes mots sont toujours aussi justes.
Et j'ai faim, maintenant.
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mercredi 25 mars à 11h55
Merci ! (J'avais faim aussi en l'écrivant eh eh)
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mercredi 25 mars à 14h08
"peu importe à quel point on les frappe de nos poings nus, ils ne cilleront pas" : seul Doctor Who saurait te détromper, mais oui, ton texte regorge (encore) de nombreuses vérités auxquelles nous devrions tous prêter attention. Et son déroulement, dans toute la saveur d'un bon repas au cadre visiblement magnifique, est vraiment, vraiment bien construit :)
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mercredi 25 mars à 14h28
J'ai pensé à Doctor Who en écrivant cette phrase oui, mais on a pas tous.tes la capacité de se cloner x)
Merci beaucoup ! :3
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dimanche 12 avril à 15h55
Je suis restée accrochée tout du long !! J'aurais juste aimé savoir quel était son fameux "projet" !
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mercredi 18 mai à 16h48
Wow, il est vénère celui-là ! Et tout aussi poignant... Tu touches dans tous les registres^^
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vendredi 27 mai à 11h58