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Aloyse Taupier

lundi 25 novembre 2019

Papier, violette, filante

Vingt-huitième papier

Je n’arrive pas à réfléchir dans ce petit bureau. Maussade, tout y est gris du lino jusqu’au plafond. Rien ne m’y stimule, rien n’est original ; même les meubles sont d’une banalité affligeante. Je m’y ennuie. Je regarde par la fenêtre encore une fois, mais elle donne toujours sur la rue d’en face, toujours déserte. Je fais rouler mon crayon de papier, aiguillonne ma gomme – classiquement blanche à en mourir – la frotte pour la rendre immaculée à nouveau. Je décale mon bloc-notes pour le positionner parfaitement parallèlement avec le bord de la table. Je gribouille quelque chose : ça n’est ni novateur, ni excitant, ni alléchant. J’arrache la page, la passe au broyeur, vide la caissette dudit broyeur dans la poubelle, et retourne m’asseoir. Je crois voir un mouvement à travers la vitre, je tourne la tête, mais il n’y a rien. Rien qui accroche mon attention.

Je continue ce petit manège pendant un certain temps. Je tourne en rond. Je finis par claquer mes mains sur mes cuisses et me lever : quand ça ne veut pas même après avoir essayé plusieurs heures, c’est que ça ne veut pas. Ça signifie surtout qu’il faut aller prendre l’air.

À mesure que je descends les marches, la moquette succède au béton, le velours à la moquette. De délicieux effluves de chocolat me parviennent alors que j’entame le dernier escalier ; ils emplissent toutes les salles du rez-de-chaussée lorsque je pose le pied sur le plancher. Je traverse un bureau, franchis deux couloirs, pour finalement me retrouver dans une pièce richement décorée, rythmée par le carillon de la porte d’entrée. La boutique. L’endroit le plus merveilleux de cette planète ; rien de moins, tellement plus. Si je pouvais vivre ici je n’hésiterais pas une minute. Quoi de mieux pour débloquer l’inspiration que ce temple de la création ? Il y en a qui viennent de moi, d’autres de mes collègues de bureau, quelques-unes de lauréats et lauréates de concours ponctuels. Toutes peuvent être qualifiées de merveilles. J’adore me promener entre les rayons pour les admirer sans fin ; j’en oublie le temps. Certaines sont réservées à des occasions spéciales : Noël, la White Day, Pâques, Halloween, le Jour des Morts, et j’en passe. De chacun de mes côtés, longeant le mur du fond de la pièce, sont exposées des sculptures de nos chocolatiers, ciselées avec passion. Ils rivalisent d’inventivité et se lancent des défis entre eux pour se stimuler ; le reste du personnel juge et départage. Les plus belles compositions sont ensuite mises en valeur au magasin, à la vue de tout le monde.

Au centre de la boutique trône une particularité qu’on ne trouve nulle part ailleurs, et dont le secret de fabrication est jalousement gardé : la rivière de chocolat. Elle émerge du sol pour bouillonner sur quelques mètres et ravir les passants, puis replonge un peu plus loin. Elle serpente et chante dans la pièce, entourée de barrières de bois peintes en rouge, bordée de délicieux galets sucrés : cœur ganache et gemmes de fraises, enrobés d’une coque croquante. On ne peut pas s’approcher de trop près, en revanche le bras passe entre les barrières sans problèmes pour atteindre et goûter ce que l’on veut. Bien sûr, des sachets de galets sont en vente si l’expérience a été appréciée, eh !

De part et d’autre des comptoirs disséminés, sont disposées de grandes vasques noires remplies de roses rouges et de violettes, dans lesquelles on peut piocher abondamment. Les premières sont façonnées de chocolat blanc baigné d’essence de rose, puis colorées. Les pétales des secondes sont faits de pâte feuilletée et bruissent dans la bouche, le centre, fourré à la crème de violette, le tout enrobé de chocolat puis peint de traînées or et pourpre.

Dans le fond de la pièce on retrouve une rareté plus commune, mais toujours appréciée et à tout âge, exceptée que la nôtre est un peu perfectionnée. Ce n’est pas une bête fontaine de chocolat, qui propose un liquide épais et sans fantaisie comme on en trouve dans certaines chocolateries que je ne citerai pas. Celle de notre boutique vous abreuve du plus délicieux chocolat chaud que nous ayons pu créer : du lait de noisette dans lequel est fondu un or palissandre de première qualité. Le résultat est onctueux, crémeux, et si doux qu’on aimerait s’y noyer. Des tasses sont à disposition pour goûter, et des bouteilles de ce breuvage miraculeux peuvent être achetées un peu plus loin en aussi grande quantité que souhaitée.

Pourtant, le piège ne réside pas là et la fontaine n’est que l’appât pour amener les clients jusqu’ici. Ils pensent venir déguster, sans que cela ne les engage à rien, mais de chaque côté de cette source de bonheur sont exposés nos assortiments événementiels, et personne ne peut résister à l’appel des fêtes. Même nous, qui avons conçu chaque pièce, n’y résistons pas. À droite, les confiseries d’Halloween, qui vient juste de se terminer. Fantômes en noir entourés de guimauve, os de chocolat blanc infusés au jasmin, à croquer ou à faire fondre dans une boisson chaude, pierres tombales fourrées au yuzu, et j’en passe. À gauche, la fête à venir, celle pour laquelle nous faisons le plus de bénéfices : Noël. Cette année, outre certaines éditions précédentes qui avaient beaucoup plu et que nous ressortons, comme les étoiles croustillantes aux épices, nous avons imaginé un assortiment de boules de Noël qui peuvent être disposées à table ou suspendues au sapin. Une fine coque de chocolat, une sphère de craquant d’amande type tuiles, puis les différents parfums. Les boules rouges sont à l’azuki – une pâte de haricots rouges, les vertes remplies d’une crème onctueuse au citron vert, et les dorées d’une mousse de mangue. Elles sont légères, rafraîchissantes, pensées pour se manger sans faim et sans peser sur l’estomac déjà chargé par le réveillon. C’est une de mes collègues qui a eu cette idée et j’ai travaillé sur les goûts. Personnellement, je sais que j’en accrocherai à mon sapin.

Dans le même esprit, près de la rivière sont mises en avant nos collections phares, magnifiques et intemporelles, sur des tables drapées de rouge. Exposées comme des bijoux, elles captent la lumière. Trois tables, trois thèmes.

La première – elle fait ma fierté – a demandé un long travail d’ajustement sur les ingrédients, tandis que la forme s’est imposée à nous rapidement. Elle est inspirée des pierres précieuses et se vend dans une élégante boîte noire à l’intérieur écarlate, comme un écrin. Chaque pièce est en forme de goutte tel un joyau taillé, et sur le dessus sont saupoudrés des cristaux de sucre, vert pour l’émeraude, rouge pour le rubis, bleu pour le saphir et ambre pour la topaze. Elles brillent de mille feux. Leur personnalité – notre ingéniosité – réside dans le noyau d’épices caché en leur sein, celui-là même qui nous a demandé tant d’efforts pour en équilibrer la puissance. Pas trop relevé mais qui explose tout de même en bouche comme un feu d’artifice, subtil au palais mais pas fade, et surtout qui se marie avec le cacao, qui l’épouse et se mêle à lui dans une étreinte époustouflante de plaisir gustatif. Pour le rubis, c’est une sensation de chaleur que nous avons voulu mettre en avant, amenée par le paprika. Quand on croque, sa couleur vivide ravit les yeux et nous prépare déjà à en sentir les saveurs. Pour garder cet effet dans l’émeraude et le saphir, nous avons dû teindre en vert profond le cumin, en bleu éclatant la cannelle, et le rendu en vaut largement la peine. Pour la topaze, la couleur chatoyante du curry convient à merveille, et il est tout simplement parfait accompagné du chocolat. De plus en plus de boutiques se sont mises à l’utiliser, même si notre dosage reste le meilleur.

Notre deuxième collection est plus classique mais permet une grande variété de possibilités et d’essais. Ce sont des chardons de toutes les couleurs, sans alcool pour qu’ils puissent convenir à tous les palais. Nous avons bien sûr les sirops de sucre habituels : mirabelle, poire, mûre, banane, abricot, raisin, ananas, pêche, groseille, et cætera, mais aussi de moins répandus comme à la myrtille, à la figue, au kaki, à la pastèque ou au cynorhodon. Parfois nous sortons des éditions spéciales pour certaines occasions : des oranges à la citrouille pour Halloween, rouges au litchi pour la Saint-Valentin. Il y a différents assortiments proposés, certains en fonction de la couleur, comme l’assortiment Pastel ou l’assortiment Prairie, d’autres selon le parfum, Fruits des bois, Hiver qui regroupe les plus réconfortants, Singularité qui rassemble les peu anodins. Il y a à peu près tout ce dont on peut rêver et nous écoutons toujours les suggestions d’ajouts qui nous sont faites.

Notre dernière collection phare est basée sur les constellations, pas seulement celles des cartes stellaires traditionnelles mais aussi celles de toutes les cultures. Son succès est pour beaucoup lié à l’emballage ; un sachet transparent aux teintes bleu nuit, entouré d’un ruban indigo piqueté d’étoiles, qui émerveille forcément lorsqu’on passe devant. Les pièces sont de petite taille, les motifs de chaque constellation peints sur le dessus en argenté et repris sur les côtés, et l’intérieur est rempli de crème de marrons. Simple, efficace ; tout le monde aime la crème de marrons et les étoiles.

Je termine mon tour d’horizon près de ce qui, immanquablement, me redonne la confiance en moi dont j’ai besoin pour accomplir mon travail. Déjà, je sens l’inspiration courir dans mes synapses. Il y a cette vitrine, le long du mur de droite, qui abrite des pâtisseries. Elle n’existait pas avant ma venue dans l’entreprise. C’est moi qui ai tout mis en place, et qui en ai obtenu l’autorisation parce que mes créations ont convaincu les hauts gradés. Je leur ai fait comprendre l’intérêt d’un stand comme celui-ci dans une chocolaterie, même si cela pouvait paraître contre-intuitif, et en effet il marche du tonnerre. Les gens s’ouvrent l’appétit en piochant dans les chocolats de dégustation, mais ils ne peuvent décemment pas se goinfrer uniquement de ça – parce que le personnel les surveille, déjà, et puis parce qu’ils auraient mal au ventre après – alors ils restent sur leur faim. Ils passent à cet instant devant cette vitrine si alléchante et son contenu qui leur fait de l’œil ; comment pourraient-ils résister alors que leurs papilles réclament ?

Il y a toujours ma première composition, qui fait ma joie et mon honneur, la forêt-noire que j’ai revisitée. Dans une boutique il n’y a pas de tables, il faut pouvoir emporter ou manger debout sans problèmes. De là m’est venue l’idée d’une forêt-noire tenant dans une sphère, qui ne ferait qu’une bouchée. Une framboise entourée de crème de coco parfumée, insérée dans une génoise moelleuse, puis trempée dans le chocolat noir et recouverte de copeaux de blanc. Une bouchée. Achetable à l’unité ou en gros. Sans me vanter, c’est du génie. Et il n’y a pas que moi qui le dis…

Deux autres gâteaux tiennent compagnie à cette merveille : ma version du crumble aux fraises, pour laquelle j’ai travaillé sur un jeu de différentes textures avec entre autres des morceaux de biscuit à la pêche, et une élaboration complètement novatrice, « Le Théophème ». Personne ne sait d’où vient ce nom, à part moi, bien sûr, mais ça fait partie de mon secret professionnel. Un entremet composé d’une génoise parfumée à l’estragon – oui, j’aime particulièrement travailler cette pâte, elle ouvre le champ des options et ajoute une dimension supplémentaire à n’importe quelle sucrerie – une couche de feuilletine craquante, suivie d’une mousse aérée à la myrtille, constellée d’éclats de nougatine. C’est mon petit dernier et il est très apprécié. Revoir mes réussites est toujours bénéfique, je sais que je suis capable de réaliser ce que j’imagine, et d’imaginer grand ; je vais pouvoir retourner dans mon bureau et m’y remettre. N’hésitez pas à passer chez nous, à l’occasion !

Commentaires

J’achète un billet et j’arrive direct.
Mes aïeux, tu n’as pas honte d’écrire des choses aussi belles et aussi alléchantes ?? Tu as tellement d’imagination pour nous affamer, maudite sois-tu ! Je sens que je vais le relire souvent, ce Papier-là...
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lundi 25 novembre à 11h41
Moh, merci beaucoup ! Mon imagination est au service de la nourriture, quoi de plus beau ? Mais je suis punie aussi, je me donne faim en l'écrivant et en le corrigeant >.<
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lundi 25 novembre à 15h42
ChocolaaaAaaAAaaAAaat !
Et cette violette donne terriblement envie aussi fkfkdkel zkzkzkz fifieie gjrjrufur :3

Félicitations. On est plusieurs à parler de bouffe au Café (irais-je jusqu'à parler de rivalité entre Antoine et moi ?), mais celle qui le fait avec tant de douceur, de subtilité, qui arrive à toucher juste à chaque fois, clairement c'est toi. Je rêve du moment où tes écrits prendront vie :)
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mercredi 11 décembre à 12h50
Oh, le compliment me touche, merci beaucoup ! Antoine et toi vous défendez bien aussi :p Je vous préviendrai si jamais mes descriptions deviennent réalité eh eh
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lundi 23 décembre à 13h07
Quand j'ai commencé à lire celui-ci, je me suis dis que tu décrivais vraiment bien mon ressenti quand, par moment, je n'arrivais à rien avec mon mémoire, c'était même perturbant car je n'ai pas l'habitude de lire pour penser au mémoire xD. Par contre, et je rejoins les autres commentaires, tes descriptions sont merveilleuses.. et donnent faim ! Je me remets à lire ici en commençant par toi et c'est un bonheur incroyable !
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vendredi 27 mars à 18h34
Oooh, merci beaucoup à toi ! Très heureuse de te revoir parmi nous !
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dimanche 12 avril à 15h56