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Aloyse Taupier

vendredi 25 octobre 2019

Papier, violette, filante

Vingt-septième papier

*

Je fus plein de vie, aujourd’hui je suis plein de vides. Que la lune est belle, ce soir.

J’erre entre les immeubles, entre la lumière qui s’écoule des fenêtres, entre mes élucubrations. Est-ce ma tête qui erre ou sont-ce mes jambes ? Les deux, certainement, mais pas dans une direction commune. Les passants qui sont encore dans la rue à cette heure me dévisagent, mon regard les traverse en retour. Ils n’ont pas de consistance ; des taches floues en arrière-plan. Ils font partie d’un paysage que je ne connais que trop bien. J’ai toujours dit que je quitterai cette cité bientôt, sans me retourner. Ce jour n’est jamais arrivé, et, si je regarde au fond de moi-même, là où il fait un peu sombre, je sais que je ne partirai pas. Je ne pourrai jamais me sortir de cette inertie qui gagne tout ce que la ville ingère. Le marasme ambiant nous atteint tous et toutes, emplit nos cœurs et nos corps, jusqu’à ce que nous soyons à son image. Gris, vaporeux, à peine mouvants.

J’erre, comme d’autres, dans l’espoir de trouver quelque chose. Quoi ? Personne ne le sait. Quelque chose. Quelque chose qui nous pousse, nous tire, nous offre l’occasion de vivre un peu, de sentir un peu, de nous remplir un peu. Juste un peu. Ressentir. Quelques miettes. Peut-être qu’une telle chose n’existe pas. Peut-être que nous cherchons seulement pour nous donner un but. Pour agir. Pour supporter. Nous supporter.

Nous sommes seuls.

La lune est belle, ce soir. Son halo doux et accueillant, chaleureux. Elle ne nous juge pas, ne nous aime ni ne nous déprécie. Elle n’attend rien. Elle est simplement là. Infailliblement. Inexorablement. Présente. Elle habille la rue de ses rayons et lui donne un tout autre visage, met en lumière ce qui est invisible la journée, plonge dans l’ombre ce qui n’a plus d’importance. Elle peut révéler ce qui est caché, comme cacher ce qui ne veut être révélé. L’eau des fontaines devient d’argent, tandis que tous les chats deviennent charbons, et leurs yeux, incandescents. Me fondre dans la pénombre ou m’entourer de lumières : cela reste encore à déterminer. Peut-être n’ai-je pas le choix. Peut-être, au contraire, s’offrent-ils tous à moi. Peut-être, encore, est-il possible de prendre l’un et l’autre. Refuser de choisir, c’est déjà choisir. Décider que l’on veut tout. Sans concessions.

Alors que je descends une rue glauque, peu éclairée et pleine de nuit, une lueur m’attire l’œil. La bouche béante d’un souterrain bas de plafond se tient là, comme une porte ouverte sur un autre monde. À mesure que je m’approche, quelques notes éparses me parviennent ; du saxophone. J’hésite à m’y engager. La lumière, trop violente, me fait mal aux yeux et noie le moindre recoin du passage. À l’intérieur, rien ne peut s’en cacher. Peut-être faut-il en passer par là. J’avance, me laisse engloutir par l’auréole, jusqu’à arriver au bout. Le trajet me paraît interminable, la clarté, inconfortable. Au sortir de ce tunnel, je débouche à ma grande perplexité sur ce que je crois être un bar jazz. Son nom clignote en lettres néon : La traversée de Janus. Moquette rouge, lampes tamisées, tables rondes disposées un peu partout, et une estrade sur laquelle joue un groupe. L’endroit n’a pas l’air très fréquenté : je distingue à peine trois personnes, plus le barman et les musiciens. Je m’installe, pas tout à fait dans le noir, pas tout à fait dans la lumière. Entre-deux.

Mon regard dérive sur les instruments qui scintillent et l’ombre que projettent les mains qui en jouent. Elles virevoltent librement, transmettent le cri commun des âmes. Il n’y a pas de partitions car elles ne serviraient à rien. La création perpétuelle, l’unisson, voilà ce qui donne cœur à cette musique. Une improvisation sans fin qui durera tant que les virtuoses le décideront. Ils vibrent et vivent. Eux. Mais comment vivre ? Par où commencer ? Quoi commencer et quoi faire ? Le secret semble jalousement gardé par ceux qui l’ont découvert. Ou peut-être est-il évident, caché en pleine clarté à la vue de toutes et tous, accessible au monde pour peu qu’on l’observe d’une certaine façon. Tant de doutes. Peut-on penser avoir percé ce secret et se tromper ? S’engager sur une avenue qui paraît lumineuse et limpide, pour se rendre compte, un jour, que tout ce temps nous suivions une obscure allée dont l’éclairage n’était produit que par des reflets miroitants ? Une illusion.

Ce bar est peut-être une voie de garage, où l’on échoue lorsque nos pas nous perdent car nous n’allons nulle part. Un repaire pour les loques comme moi qui attendent indéfiniment un événement qui ne se produira pas. À la croisée des chemins, il n’y a rien. Seulement nous-mêmes. Notre propre reflet renvoyé lorsqu’on observe les autres clients de cet endroit. Nous sommes irrémédiablement seuls. Alors je me demande. Est-ce tout simplement important de percer le secret de l’existence ? Est-ce bien de notre propre existence dont il est question ? Une solution qui serait universelle a-t-elle vraiment du sens ? Une solution qui ne prend pas en compte la multiplicité des individus est-elle plausible ? C’est lorsqu’un remède est dit miracle que l’on peut sérieusement mettre en doute son efficacité. Connaître un tel secret n’en vaut pas la peine s’il nécessite de me conformer à la vision qu’il transmettra. Connaître la Vérité implique qu’il n’y a plus d’explications alternatives possibles. Plus d’hypothèses, d’élaborations, de rêveries ni de considérations. Plus de carrefour. Seulement la clarté inévitable et la certitude de mener sa barque comme il le faut. C’est une chose d’avoir un phare qui nous guide, c’en est une autre d’être pris dans sa lumière comme un papillon.

Cette certitude n’altérerait-elle pas le principe même de la vie ? L’inconnu, la part d’ombre, tout ce qui rampe et se terre, esquive le soleil – et même la lune – tout ce qui sert de faire-valoir à la plus petite étincelle ; si tout ceci est supprimé, alors que reste-t-il ? Si l’existence intrinsèque de ces éléments n’a plus de sens, puisque le chemin pour se sentir vivant est tout tracé, que reste-t-il ? Quid du doute, de l’insécurité, du soulagement, du chagrin même ; quid de la nuance ? Même la perspective de prendre un sentier de traverse est annihilée, car qui voudrait passer par des moyens détournés sachant qu’ils sont moins efficaces que la route principale ? Qui voudrait perdre du temps et du bonheur alors que tout le monde sait comment obtenir ce bonheur directement, frontalement ? Car c’est bien de cela dont il est question, de bonheur. Plein, complet, absolu. Plus besoin d’espérer des miettes, la brioche entière est à disposition. Cependant, si la brioche est à disposition, je me demande si l’on peut se rendre compte de son caractère exceptionnel et de notre fortune. Avoir conscience de sa chance fait partie intégrante du bonheur, lui donne une dimension différente, une profondeur.

Je le sais, car moi aussi je fus heureux. Aujourd’hui je suis plein de vides, mais je fus plein de vie. Je me souviens de la plénitude qui m’inondait en ouvrant mes yeux le matin, et de la certitude que la journée serait belle peu importe ce qu’elle me réserverait. Je considérais chaque jour l’immense privilège que j’avais, louais ma chance, et cela me permettait d’en profiter plus encore, comme si ce bonheur pouvait disparaître à chaque instant. Bien sûr, il s’est évaporé soudainement, sans prévenir. Aurais-je été aussi heureux si j’avais considéré cette félicité et cette paix comme normales ? J’en doute.

Cette sérénité me manque tous les jours. Il paraît que l’on se rend compte de l’importance de ce que l’on possède seulement quand on le perd. J’avais conscience de sa valeur, mais je ne saurais dire si j’en ai été plus ou moins meurtri que si je l’avais ignorée. J’ai peur de ne jamais pouvoir la retrouver. Alors j’erre, sans but, sans savoir comment ressentir à nouveau, peu importe quoi. Cette quête durera peut-être toute ma vie. Peut-être qu’à ma mort elle ne sera toujours pas remplie. Peut-être que je m’éteindrai sans avoir goûté, rien qu’une fois encore, la moindre émotion qui transcende le cœur. Qu’importe, je n’ai rien de mieux à faire. J’erre, depuis des lustres, et la ville me grignote petit à petit. Viendra le jour où même cela n’aura plus d’importance pour moi. J’aurai oublié pourquoi je cherche, mais je continuerai de déambuler, sans raison. Je serai devenu comme ces passants de consistance immatérielle et fumeuse ; je ferai partie du décor. Puis je m’enfoncerai complètement dans l’apathie. La question du bonheur ne m’effleurera même plus. Je penserai, alors, que c’est très bien comme ça. Que j’ai fini par mûrir. Je m’en persuaderai allègrement.

À présent les musiciens plient bagage, plusieurs heures se sont écoulées depuis que je me suis installé, et je vais commander mon premier verre. Bien d’autres suivront. À défaut de choisir un chemin, je vais rester planté là, à l’intersection. Je ne bouge pas. Indécis. Je passerai ma nuit ici, jusqu’à ce qu’on me jette dehors au petit matin lorsque l’alcool aura remplacé mon sang. Puis je recommencerai, tout ça. Je répéterai les mêmes choses, persuadé d’être plus que les autres, plus lucide, singulier. Je me convaincrai que j’ai encore un objectif. Je ne suis pas comme la masse, moi. Je ne me laisserai pas prendre. La ville ne m’aura pas, la vie non plus. Je reste au clair-obscur.

Cet endroit m’est familier, peut-être y suis-je déjà venu ? J’ai la vague image d’avoir été jeté d’ici au petit matin, alors que l’alcool opacifiait complètement mon esprit. Quelle importance, après tout. J’attaque mon deuxième verre.

La lune est belle, ce soir.

Commentaires

Un de mes préférés, c'est tranquille et beau jusqu'à l'émotion :)
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vendredi 25 octobre à 09h52
Très sombre, littéralement, très poétique... Ton personnage philosophe beaucoup, c'est intéressant !
En tout cas, il est désormais clair et acté (si certain.es ne l'avaient pas encore remarqué) que tu préfères la campagne à la ville !
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vendredi 27 mai à 12h02