1

Aloyse Taupier

jeudi 25 juillet 2019

Papier, violette, filante

Vingt-sixième papier

La fatigue de la journée passée rigidifie mes membres, pèse sur mes paupières, tend les muscles de mon cou. J’ai bien mérité de prendre une petite soirée en tête-à-tête avec moi-même et j’anticipe avec délice ce qu’elle me réserve. J’ai déjà acheté des pâtisseries pour le dessert en rentrant : une forêt noire et un tiramisu à la framboise, une nouveauté de mon salon de thé préféré. J’ai hâte. Présentement, je me fais un chocolat chaud avec de la crème de marrons déposée au fond, deux bonnes cuillères pour qu’on sente bien le goût. Il n’y a rien de mieux pour réchauffer l’âme. J’y trempe mes lèvres ; il est parfait. Je prends la tasse et l’installe sur la petite table de la salle de bain, que je rapproche de la baignoire. Je ferme la porte et je tourne le robinet d’eau chaude ; son ronronnement commence à me détendre. J’ouvre un tiroir, j’attrape une bougie à la violette pour parfumer la pièce et je fais flamber la mèche avec une allumette. L’odeur de fumée laisse la place à un délicieux effluve, comme si je me trouvais dans une clairière ensoleillée, au milieu des violettes fraîchement écloses, encore parsemées de rosée. J’allume le chauffage, je m’étire, me déshabille, me masse les yeux et m’étire une nouvelle fois.

Je bois une gorgée de chocolat, puis je décide que c’est le moment de sortir mon ingrédient secret. Une des meilleures choses de ce monde : une bombe de bain. Celle que j’ai choisie est au jasmin et au chimonanthus : elle colore l’eau, et si on la met avant que le bain soit complètement rempli elle crée de la mousse avec les tourbillons. Je l’adore. Je la dépose délicatement à la surface et la laisse faire son œuvre. Je la regarde fondre un moment : d’abord répandre une mer rosée à la surface, légère, puis plusieurs nuances plus contrastées, pleines de confettis d’or. La mousse se forme ensuite, et soudainement, après un temps, le bleu apparaît et teinte toute l’eau. Quelques traces de rose sont encore visibles çà et là, se frayant un chemin sur l’océan de bleu. J’éteins le chauffage, puis je me plonge dans l’eau. Instantanément la chaleur entoure mon corps, détend mes muscles, relâche ma nuque. Je laisse s’échapper un soupir de contentement et m’installe confortablement. Les remous ont fait disparaître le rose restant, et je me baigne dans une aquarelle azur infinie. Je ferme les yeux et profite de l’instant.

Quand je les ouvre à nouveau, j’observe les paillettes dorées se laisser porter par les courants, tomber au fond et remonter à la surface, voyager dans ce petit monde. J’inspire à fond puis j’expire. Le jasmin se mêle parfaitement au chimonanthus et à la violette. Mon regard se perd dans les monts de mousse et les mers, j’admire les reflets arc-en-ciel et la lumière chatoyante. Je saisis une poignée de neige, l’écoute un moment crépiter dans ma main, puis je souffle dessus. Des bulles s’échappent et s’envolent, réverbèrent en plus gros les objets devant lesquels elles passent : la bougie, sa flamme, les broderies dorées de la serviette couleur nuit, le chocolat chaud. L’une éclate, formant une multitude de gouttelettes qui retombent à la surface en pluie fine. Les autres voguent jusqu’au plafond, toujours plus haut, vers les étoiles.

Je repose ma main dans l’eau chaude, joue avec, dissipe la mousse et crée des circonvolutions. Je m’allonge à nouveau et j’appuie ma tête contre le bord de la baignoire. J’imagine un jardin, un jardin gigantesque avec un verger, au milieu d’une grande prairie. Un ruisseau serpente entre les massifs de fleurs, alimente des mares pleines de nénuphars, des bassins, des fontaines, des cascades. Au centre du jardin, il passe entre les racines d’un immense saule pleureur, et forme à ses pieds la mare la plus vaste de tout l’endroit. À l’intérieur, des poissons multicolores qui se chamaillent, et des grenouilles qui se prélassent. Tout autour, des galets gris et des pierres plates plus grosses, chauffées par le soleil, sur lesquelles il fait bon s’asseoir. On peut apercevoir un peu plus haut à gauche des éclats carmin, beiges, opalins et lilas, dans une grande serre en verre : la roseraie, qui diffuse ses parfums légers jusqu’à la mare. Un chemin, bordé d’œillets arborant toutes les nuances de rouge jusqu’au blanc, y conduit. Chaque sentier qui traverse le jardin est ourlé de massifs de fleurs : agapanthes, dahlias, bégonias, camélias ou clématites, et bien d’autres, car selon l’endroit où l’on se trouve, on peut contempler toutes les fleurs qui existent et toutes les couleurs, même celles qui n’existent pas. Les zones d’herbes sont parsemées chacune de fleurs des champs : des boutons d’or, des liserons, des trèfles, des callunes, des marguerites, quelques crocus par-ci par-là. On peut s’allonger où l’on veut, sans crainte de les abîmer.

Au bout d’une allée, après avoir emprunté un petit pont de bois, on se retrouve face à une vaste étendue couleur jade. Lorsqu’on descend du pont, nos pieds disparaissent dans l’herbe, et l’on marche comme sur des nuages car il y a de la mousse un peu partout. Elle grimpe et recouvre les troncs des vieux arbres qui vivent là, et qui dispensent leur ombre. Une brise circule dans le verger, fait onduler les branches et bruisser les feuilles. Si l’on se rapproche, on peut être ébloui par les fruits qui décorent les arbres. De belle taille, vivement colorés, presque brillants, ils reflètent la lumière en éclats chatoyants sur le sol. Les mangues côtoient les oranges, les grenades les poires, les fruits du dragon les pêches et les pommes bien rouges, tandis que les abricots grandissent à côté des durians et d’autres fruits inconnus, mais qui semblent tout aussi délicieux. Plus bas, des buissons de framboises, de fraises et de myrtilles, et des plants de pastèques. Le soleil filtre entre les frondaisons, éclaire le sous-bois par intermittence, et éclabousse les fruits.

Le paradis… Avec cette pensée en tête, j’ouvre les yeux et je me redresse. Après ce voyage dans ce jardin incroyable, je me sens beaucoup mieux. Chaque partie avait son propre charme, ses merveilles à offrir, sa quiétude à apporter. Mon âme est comme neuve, relaxée, détendue, apaisée. Pas une onde sur le lac de ma tranquillité. Il est temps d’aller déguster ces délicieuses pâtisseries. J’ouvre la bonde et, petit à petit, elle commence à aspirer la galaxie. L’univers s’enfuit en tourbillonnant, vers le siphon qui le mènera ailleurs. Je sors de la baignoire et j’attends patiemment que le radiateur me sèche. Une belle nuit se profile.

Commentaires

La torpeur qui nous prend lorsque nous regardons la vie des autres, cette impression de perdre la sienne quand le secret du bonheur nous échappe... Mieux vaut ne pas frayer avec ces sensations de peur qu'elles deviennent trop réelles, mais c'est un gouffre qui nous fait face. Bravo encore une fois, c'est un texte très profond :)
 1
vendredi 26 juillet à 08h54