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Aloyse Taupier

mardi 25 juin 2019

Papier, violette, filante

Vingt-cinquième papier

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Une cascade de gravats s’écrase à mes pieds ; la poussière de plâtre remonte jusqu’à moi, s’insinue dans mes bronches et me fait tousser. Une toux rauque, sèche, entravée. Je l’ai échappé belle : vingt centimètres et quelques secondes plus tôt, c’était la fin. Tirer ma révérence pour une bêtise pareille, quel gâchis. Chaque fois, je m’en rapproche un peu plus pourtant : je le sais, la prochaine risque d’être la bonne. Je n’arrive pas à m’en empêcher. Avant, je regardais de loin, mais avec les années j’ai voulu être plus près, toujours plus près. Ҫa ne me suffit jamais.

Je suis toujours en colère. Tout le temps, contre tout et tout le monde. Même si j’essaie de me calmer, de ne pas l’écouter, de la faire sortir à travers le sport, le yoga, la méditation, la sophrologie ou les pierres magiques, elle est encore là, rien n’y fait. Rien, sauf « ça ». J’avais trente ans la première fois. Je longeais les grilles de la déchèterie quand un bruit de tôles froissées a attiré mon attention. J’ai cherché du regard sa provenance, et découvert l’une des plus belles inventions humaines : le rouleau compresseur. Sa puissance, mais surtout sa capacité à détruire et rouler sur tout ce qui passe à sa portée, ont miraculeusement saisi mon cœur. D’un coup, je me sentais mieux. J’en aurais pleuré. Comme si chaque plaque, chaque déchet, chaque objet écrasé me libérait un peu plus de l’asservissement de ma colère. J’ai empli mes yeux de ce spectacle une heure, deux heures, puis j’ai fini par rentrer ; je passai une excellente soirée, la meilleure depuis longtemps. Par la suite, je revenais presque tous les jours pour profiter de cette bénédiction qui m’aidait dans mon quotidien. Garder mon calme, me contrôler, ne pas grogner et mordre dès qu’on m’adresse la parole, ne pas m’agacer et m’impatienter au quart de tour, ne pas tomber dans le vindicatif, ne pas laisser l’escalade d’une conversation prendre le pas sur le reste et en venir à crier pour faire du mal : tout ça me demandait des efforts monstres. Parfois j’y arrivais, parfois pas du tout. Je ne suis toujours pas tout à fait capable d’identifier d’où provient cette colère – si elle a seulement une origine définie.

Cette solution que j’avais trouvée ne fut que temporaire, et rapidement la vue de ces engins métalliques n’eut plus d’effet sur moi. La dégradation de mes journées, à nouveau, me força à me demander s’il ne fallait pas que je passe à la vitesse au-dessus. La fureur revenue n’était pas pire qu’avant, mais avoir pu m’en débarrasser un temps rendait son retour d’autant plus difficile ; j’avais presque perdu l’habitude de la gérer, j’avais presque imaginé une vie sans elle.

J’avais entendu parler de ces démolitions comme on en voit dans les documentaires : des ponts, des ruines, des morceaux de routes abandonnées. Si l’on cherche bien sur les réseaux et sites obscurs, on peut trouver les lieux et horaires des explosions prévues pour les tournages – qui doivent être déclarées, de même pour toute action qui relève des compagnies de travaux. Pour la première, j’ai pris soin de rester bien loin : je ne voulais pas avoir de problèmes, qu’on se demande ce que je fichais là à regarder. C’est tout un pont qui devait partir en poussière, il n’était plus sûr depuis longtemps et tombait en déliquescence ; un nouveau, plus moderne, avait été construit quelques kilomètres en amont.

Ce fut magnifique. La multitude d’explosions le long des piliers, la fumée, les gerbes de pierres, et le son, un peu en décalé, comme un rugissement majestueux surgi des tréfonds d’un corps. L’effondrement, sur lui-même, puis la chute, dans les abysses entre deux vallons. Ma rage, enfin, comme si je venais de crier tout mon saoul jusqu’à ne plus avoir de souffle, qui suintait comme une maladie par tous mes pores, qui se dissipait, comme une exhalaison âcre. Cathartique.

Cette délivrance a tenu… longtemps. À combien de représentations ai-je assisté, je ne saurais dire. Dès que je sentais la colère revenir, les muscles de mes épaules se tendre à nouveau, les méandres de mon esprit se noircir, mes pensées se raidir, mon cœur repasser sur la défensive, je cherchais l’intervention la plus proche et m’y précipitais dès que possible. Malheureusement, avec la succession des jours, l’effet s’amoindrissait. J’ai dû rapprocher mes observations de plus en plus, puis quand ça n’a plus suffi, j’ai progressivement avancé vers le théâtre des opérations. Je devais ruser pour rester dans l’ombre. Je gagnais quelques mètres à chaque fois : j’avais besoin d’être là, de toujours regarder de plus près, de ressentir, jusqu’à prendre de plus en plus de risques sans pouvoir m’en empêcher.

Avant qu’il m’arrive quoi que ce soit, j’eus la chance de découvrir une étape encore supérieure dans le monde de la démolition. Je me souvins un jour avoir vu ces immenses boulets destructeurs dans un film quand j’étais plus jeune. C’était ça qu’il me fallait. L’ultime jalon. J’ai traqué les chantiers prévus de la même manière qu’auparavant, souvent des immeubles vétustes à raser pour reconstruire par-dessus. Dans une grande ville comme la mienne, même si les occurrences étaient moins élevées que pour les explosions et démolitions de plus faible envergure, j’avais la chance de pouvoir assister au spectacle assez fréquemment. Je ne pouvais pas faire autrement : mon corps était beaucoup plus léger à porter après. Plus léger parce que plus vide, débarrassé du plomb des ruminations et de la boue du ressentiment, expulsés, comme l’air d’un ballon qui se dégonfle et recrache.

Ҫa ne durait jamais. J’ai fini par me rapprocher de nouveau jusqu’à me tenir dans les zones les plus dangereuses, à quelques mètres à peine des chutes de débris. J’ai pu apercevoir de jolies choses, aussi : quelquefois des pluies de morceaux de carrelages multicolores, et parfois, des imbroglios de tapisseries bigarrées. J’ai souvent manqué me faire ensevelir sous les décombres, comme aujourd’hui. Malgré tout, je me sais incapable d’arrêter. C’est ma seule solution. Je ne vois pas comment je gérerai une fois qu’elle aussi se révélera inefficace. Comment vivre en étant ainsi, comment se réhabituer, supporter à nouveau cet état de guerre permanent dont j’ai pu me libérer quelque temps ? Ma vie ne sera-t-elle donc que la quête sans fin d’un moyen de pallier ce mal ?

Allons, l’accident n’est pas pour aujourd’hui on dirait. J’aurai l’occasion d’assister encore une fois à la représentation. Ici et maintenant, je me sens bien ; c’est tout ce sur quoi je dois me concentrer. Je vais pouvoir rentrer chez moi l’esprit serein, me faire à manger et profiter de mon temps. Il faut aussi que j’arrose et désherbe mon potager, puis que je redresse les tomates. Quelle idée stupide d’avoir commencé à m’occuper de ce bout de terre ; je déteste jardiner. Connerie de potager. Connerie de jardinage.

Commentaires

Tu as su capter la richesse de "la petite voix dans la tête", avec toutes ces subtilités et ses attentions. Celle-ci semble très forte, j'aimerais avoir la même !
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mardi 25 juin à 16h14
Merci beaucoup :3 Je dois avouer que j'aimerai beaucoup avoir la même aussi !
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vendredi 28 juin à 19h29
C'est dingue de voir que je me retrouve autant dans tes textes ♡
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vendredi 19 juillet à 23h08
Comme quoi, c'est bien de se lancer ; le courage vient après, et la récompense... aussi ? :)
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samedi 4 janvier à 12h51
Si on considère le soulagement d'avoir fait ce qu'on a pu comme une récompense, alors il y en a toujours une qui vient après, oui !
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samedi 18 janvier à 17h17
Il change de tes thèmes habituels, celui-là ! J'adore comment tu arrives à te mettre dans toutes ces peaux différentes de narrateurs... et j'espère que tu n'as pas à dealer avec ce genre de colère, toi aussi
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vendredi 27 mai à 12h06