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Aloyse Taupier

dimanche 25 février 2018

Papier, violette, filante

Deuxième papier

*

Inspire. Expire.

La fraîcheur des brins d’herbe qui caressent mes chevilles ne desserre pas l’étau qui entoure mon thorax. J’ai quitté la ville et son opacité étouffante il y a une demi-heure : j’avais besoin d’air. De beaucoup d’air. J’avais besoin de sentir le vide autour de moi. J’ai supporté le trajet en voiture jusqu’ici, et supporté le confinement. C’est en respirant douloureusement que j’ai plongé dans l’herbe, et cherché la première rosée du soir pour m’y allonger.

Inspire. Expire. Maintenant j’ai froid, mais je vais un peu mieux. Je me relève et me mets en marche pour faire s’envoler ce poids qui m’étreint toujours.

Des nuages voilent le ciel et le clair de lune n’illumine que peu ma route. Qu’importe : je connais le chemin. D’ici une heure, j’arriverai à destination. Je ne me presse pas ; j’ai tout mon temps. J’ai toute la nuit. Je pense à lever la tête pour regarder les quelques étoiles perceptibles, et mon corps devient un peu plus léger. Si seulement elles pouvaient toujours être présentes.

En un sens elles le sont, mais on a tendance à oublier ce qui n’est pas juste sous notre nez, ce qui n’est pas visible. Il faut que je vérifie sur Internet s’il y a des maisons dont le toit est transparent. Quoique, il doit y avoir un tas d’inconvénients. Mais quand même : ce serait grandiose. Les petits morceaux de plastique fluorescent collés à mon plafond font pâle figure en comparaison.

J’ai la chance de vivre dans une ville qui n’est pas trop loin d’un peu de nature. Je ne sais pas comment je ferais, autrement. J’aurais probablement une crise par jour, au moins ; très pratique quand on travaille. Surtout dans des endroits si peuplés, où lorsque vous commencez à suffoquer les gens vous regardent en coin – presque méfiants – au lieu d’appeler un médecin. « Oui bonjour patron, oui c’est encore moi, oui comme hier et avant-hier, oui j’ai encore fait une crise, j’aurai du retard, oui je sais, oui à tout à l’heure ». C’était tous les jours comme ça quand j’ai emménagé. Et je ne me plains pas, en un quart d’heure je suis sur pieds. C’est handicapant, mais moins que d’autres pathologies.

Le pire, je pense, c’est cette sensation qu’on va mourir étouffé. On a beau savoir que non, on a beau être habitué, avoir appris comment la maladie fonctionne, s’attendre à ce qu’il va se passer : le sentiment limpide que l’on va mourir dans les secondes qui suivent nous asphyxie toujours. Même après toutes ces années. Et c’est ça, pour moi, le plus épuisant. Suffoquer, encore et encore. Mourir, encore et encore. À chaque fichue fois c’est la même chose, et la raison n’a malheureusement aucun effet là-dessus.

Puis un jour, j’ai découvert par hasard ce coin de verdure ; j’allais chez un client, je crois. Autant dire que passer du temps dans cet endroit est vite devenu mon exutoire. L’air m’y semblait plus respirable, et le stress moins présent. Venir ici me donnait un but, me permettait de contrôler plus facilement mes crises en attendant le soir. Je comptais les heures qu’il me restait à tenir et ça marchait plutôt bien. Je savais que ça irait mieux, plus tard. Bien sûr, c’est un peu encombrant de devoir être ici tout le temps au lieu de faire d’autres choses plus agréables, mais c’est la condition de ma relative tranquillité. Je sais qu’il y a des gens comme moi qui n’ont rien à quoi se raccrocher et qui font plusieurs crises par jour. Parce que les parcs ou les jardins en ville ne suffisent pas. Qu’il y a toujours du monde et des immeubles pas loin. Qu’on n’est jamais vraiment seul.

Il devrait y avoir une loi qui oblige à ce qu’il y ait de larges espaces verts réservés à chaque personne qui le demande, à moins d’une heure de route. Je raconte peut-être n’importe quoi, mais ce serait certainement utile.

Je sens l’air frais qui caresse mon visage, et mes poumons semblent à nouveau capables de se remplir d’oxygène. La douleur dans ma poitrine s’efface un peu. Je fais une pause, m’assois, et regarde la lumière de la lune se refléter sur la prairie. Il n’y a pas encore de fleurs en cette saison, l’alpage est uniforme : ce qui renforce l’illusion que des poissons argentés jouent à cache-cache dans les prés marins. Je m’abîme dans cette contemplation. Puis je repars, d’un pas tranquille. J’ai l’impression de marcher dans la mer moi aussi ; les brins d’herbe comme de l’écume qui baignerait mes pieds.

Quand j’étais plus jeune, je rêvais d’un lit dont le matelas serait fait de fleurs et d’herbe grasse – bien verte – un lit qui soit épais, large, et confortable. J’avais dû pêcher ça dans une comptine ou dans une histoire ; je crois que ça parlait de bouquets de lavande. Je l’imaginais toujours avec beaucoup de marguerites, probablement parce que je ne connaissais pas grand-chose d’autre. La marguerite est vraiment une fleur de l’enfance. Le bouton d’or, aussi. Qui n’a jamais joué à « Il m’aime, un peu, beaucoup, etc. ». Qu’est-ce qu’on n’apprend pas aux enfants, franchement. On leur bourre le crâne avec ces niaiseries dès le début, et tout ça pour quoi ? Inspire. Expire. Je suppose que ça peut être mignon, sûrement. Tant qu’ils n’y croient pas vraiment. Combien d’amours les marguerites ont-elles brisées sinon ?

Expire. Inspire. Tout va bien. Je commence à apercevoir la silhouette accueillante qui surplombe ma destination. Je débute mon ascension : la colline n’est pas trop haute, heureusement. Je marche plus vite maintenant que je respire mieux. J’arrive en haut à bout de souffle, mais j’aime ça. On profite davantage de quelque chose après l’effort ; on a l’impression de l’avoir mérité. Le repos qui vient après la fatigue est toujours plus agréable.

Je m’assois sous l’arbre qui a patienté toute la journée. Je domine l’entièreté de la prairie. J’ai envie de fermer les yeux, mais je me force à les garder ouverts pour contempler l’étendue devant moi. L’espace. Le vide. Je ne m’en lasserai jamais. Le bruissement des feuilles était ce qu’il me manquait pour m’apaiser complètement. Puis le vent se lève et souffle, fort. Il devient de plus en plus violent et fait s’entrechoquer les branches ; la prairie se transforme en mer déchaînée. Au milieu de la tourmente, je me sens bien. Tout semble plus vivant : moi, le monde. J’ai l’impression d’avoir plus d’énergie malgré ma fatigue ; mes sens sont en éveil. Je me lève et me tiens debout face à l’océan. Il me communique sa force. Il emplit mon esprit et mon cœur tout entiers. Il est libre et il attise le brasier de la vie. Il consume et dévore. Je suis.

Inspire.

Commentaires

Mwahahahah j'aime bien %D C'est frais, une tension qui retombe !
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mardi 11 septembre à 22h53
Eh bien, c'est motivant à lire ! :)
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jeudi 7 février à 21h48
Et bim, dans sa tronche !
Faut prendre soin des personnes qu'on aime, bordel !
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lundi 23 septembre à 23h55
Cette lettre est par-faite. Tip top. C'est un délice d'imaginer cette personne s'émanciper, se délivrer au fil des mots.
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mercredi 29 janvier à 22h59