Papier, violette, filante
Troisième papier
Quand je m’ennuie, j’ai tendance à regarder les mains des autres. Même quand je ne m’ennuie pas, d’ailleurs ; simplement quand je n’ai rien à faire. Dans le métro, notamment. Je le prends tous les soirs après les cours et tous les matins. Mais en début de journée, la fatigue imprègne encore mon esprit. Mon cerveau se désembrume autour de dix heures en général, et à partir de là, dès que le cours ne me passionne plus – c’est à dire rapidement – je commence. Je fais ça de manière assez discrète pour que personne ne me remarque, et si jamais c’était le cas, ils penseraient que je copie leurs notes. Qui supposerait que ce sont leurs mains qui m’intéressent ? Je me demande si je suis la seule personne à faire ça. Ce n’est pas comme si c’était un fétichisme ou quelque chose dans ce goût-là, c’est plutôt comme regarder une fleur, ou des brins d’herbe. C’est le sens du détail qui m’importe : les similarités, les différences.
D’abord, je me concentre sur les mains en elles-mêmes pendant un moment, et une fois que j’ai terminé, j’englobe les poignets. Puis à la toute fin je jette un coup d’œil au visage, très rapidement. C’est un peu comme si j’essayais d’en tirer des lois générales, absolues. Comme si j’essayais de déterminer le caractère, les aspirations et les passions de cette personne avec mon examen minutieux. Et ses expressions me confirmeraient ce que j’ai déduit des vingt minutes précédentes. Bien sûr, cela n’a aucun sens. C’est vaguement ridicule. Mais j’aime le faire. Aucune main n’est laide et toutes sont différentes. Je ne peux donc pas me lasser de cette activité ; c’est une source d’occupation inépuisable. Heureusement, car mes temps morts me paraîtraient fort… eh bien, « morts » sans cela.
Aujourd’hui dans le métro, quelqu’un s’est assis à côté de moi. Il y a peu de monde à cette heure dans la rame, car j’habite loin et nous avons déjà dépassé les principaux arrêts. Il est donc rare que je croise une personne d’aussi près. Je fais une exception et je débute par les poignets. Ils sont relativement fins, mais sans l’être trop non plus. Délicats. Juste avant le commencement de la main, on voit symétriquement l’os de chaque cubitus qui saille vers l’extérieur ; c’est plutôt joli. Ses doigts sont repliés, ce qui fait ressortir ses phalanges finement ciselées. J’espère que ses paumes deviendront visibles à un moment. On les devine assez larges, et elles cachent des doigts qui semblent élancés. Sur le dos de sa main gauche, quelques taches de rousseur et une croix au stylo encre, un peu effacée. Je me demande ce qu’il ne fallait pas qu’il oublie. Et s’il l’a oublié quand même. Sur sa main droite, un seul grain de beauté, en dessous de la première phalange. J’apprécie cette particularité.
Enfin, cinq minutes plus tard, il déplie ses doigts. Comme je le pensais, longs, graciles. Dans leur continuité, ses tendons ressortent sous sa peau tendue. Je les admire. Je m’attendais à des ongles plutôt longs également, mais non, ils sont coupés très courts. On distingue juste un petit arrondi nacré à chaque extrémité. Poli. Il prend soin de ses mains. En bas de l’ongle, sur certains, pas tous, une lunule. J’ai toujours aimé la sonorité de ce mot. Lunule. Une façon poétique de percevoir ces morceaux de corps. Sur son index gauche, des traces d’encre. Il écrit encore à la plume. Et il est gaucher. Ce doit être compliqué de tout le temps effacer ce que l’on vient d’écrire. Sur son index droit, la peau est plus claire à un endroit, comme s’il avait porté une bague pendant longtemps. Peut-être l’a-t-il perdue ?
Voilà qu’il commence à tordre doucement ses mains. L’anxiété ? Un tic ? Ou une façon de faire passer le temps ? J’aimerais le lui demander, mais ce serait déroger à ma règle première. Je ne parle pas aux gens que j’observe. Alors je ne dis mot, et je souffre en silence de le voir malmener ses mains. J’en profite tout de même pour entrapercevoir ses paumes. Elles sont assez symétriques et formeraient deux carrés bien proportionnés si on en reliait les quatre angles ; à la différence d’autres qui s’évasent amplement vers le bas. Les trois principales lignes de sa main, cœur, vie et tête, ressortent. Elles sont comme creusées, très visibles, même à cette distance. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elles veulent dire, et je n’en avais jamais vu qui soient tracées aussi profondément. Mais je les aime bien.
Le métro commence à ralentir, et il saisit la bretelle du sac à ses pieds. « Arrêt Jasmin ». Pas mal. Pas mal, mais les portes vont s’ouvrir dans une minute et je dois décider. Est-ce que je regarde son visage ? J’hésite. Je n’ai pas eu suffisamment de temps à mon goût pour détailler ces mains. Je voudrais les recroiser. Trente secondes. Il se lève et je vois sa main droite battre un rythme imaginaire. Il attend, patiemment. Dix secondes. J’ai envie de découvrir les traits associés à ce moment délicieux que je viens de passer. Cinq secondes. Je ne céderai pas. Je ne céderai pas car je recroiserai ses mains. Et ce jour-là, je les reconnaîtrai. Alors, peut-être que je regarderai son visage. Peut-être même que je croiserai son regard. Face à face.