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Aloyse Taupier

mardi 20 février 2018

Papier, violette, filante

Premier papier

J’ouvris la porte, et entrai dans la chambre. Il était assis par terre au milieu de dizaines de feuillets éparpillés. Il continuait à écrire, inlassablement. Perdu dans ses pensées, il ne s’était pas rendu compte de ma présence, ou ne le voulait pas. Je m’approchai à pas lents, enjambant les pages, et j’en ramassai une. Je commençai à la lire :

« … être assis sur un rocher plat au milieu d’une rivière et fermer les yeux, regarder un coucher de soleil, me coucher dans l’herbe très verte, coucher mes pensées, avoir un petit chat noir, monter en haut d’un arbre centenaire, m’asseoir sur le plancher au milieu d’un grand appartement vide, prendre le métro, écouter la mer, étendre le linge, te présenter Éric et Floria, cueillir des roses, des jacinthes, ramasser des citrons, aller en Nouvelle-Zélande, te chanter des chansons, acheter une peluche d’ornithorynque, te battre aux échecs, écouter « La lettre à Élise », boire du jus de poire, dormir, m’ennuyer, entortiller du fil rouge autour de mon petit doigt, chercher une maison au milieu de la forêt, de vieilles ruines au milieu de nulle part, regarder les étoiles, peindre un mur en violet, discuter pendant des heures avec des gens passionnants, m’allonger sur une colline et regarder le ciel sans nuages, regarder les nuages passer et m’endormir, t’appeler encore, remplir des tas de flacons avec des liquides multicolores, déchirer de vieilles robes pour en faire un patchwork, décorer une boite et la vernir, remplir des bocaux de tailles différentes avec des choses de différentes couleurs, être assis à l’ombre sous un arbre, respirer l’odeur de la lessive, me promener sous la pluie, regarder les étoiles, dire la vérité, t’écouter parler, te demander à quoi tu penses, de me parler de toi, de m’expliquer ta façon de penser, chanter sous la pluie, te tenir la main, te mettre de la neige dans les cheveux, lire de la poésie, encenser Baudelaire, partager mon point de vue sur l’anarchie et son sens, imaginer une société idéale, te regarder dans les yeux, chercher la traduction des chansons que j’aime, courir sans but, refaire le monde, m’asseoir sur un banc au milieu de la nuit déserte, faire de la vapeur en soufflant dans le froid, me mordre la lèvre, te parler de moi, de mes traumatismes, pleurer dans tes bras, te parler de mes joies, m’enrouler dans la couette, serrer fort mon coussin, écrire élégamment des mots sur une feuille à carreaux, rédiger des lettres sans destinataire, jeter une bouteille à la mer, dire la vérité, habiter sur une île déserte, voir une aurore boréale, manger de la neige, acheter d’énormes pots remplis de berlingots à la myrtille, regarder un film poétique, regarder Sacré Graal des Monty Python, rentrer en moi-même et me perdre avant de m’endormir, passer la tête haute devant les regards étrangers, entendre des chuchotements sur mon passage, m’habiller en noir, jouer de la cornemuse, écouter de la musique celtique, des solos de guitares électriques, analyser les pensées, aimer, saisir l’esprit humain, avancer, être lucide, boire beaucoup de chocolats chauds, être optimiste, dire la vérité, me réchauffer devant la cheminée, lire, lire, et lire encore, prendre une douche brûlante, rester sous la pluie jusqu’à être entièrement mouillé, admirer les tableaux de Dalí, demander des choses impossibles, coller des étoiles sur le plafond, écrire dans la buée sur les vitres, me laver les dents, discuter sous la pluie, détester l’eau, arrêter de ramer au milieu d’un lac et me coucher dans la barque, avoir un gramophone, une machine à écrire, une boite à musique, une boite à souvenirs, coller des photos, remplir un appartement vide de posters, de coussins, d’étoiles fluorescentes, avoir un goût métallique dans la bouche, tenir un revolver en argent, avoir une couronne en or, et des pantoufles de cristal, rire à avoir mal, penser à des choses stupides, rire tout seul, te retrouver alors qu’on ne s’est pas vu depuis longtemps, poser ma tête sur ton épaule, faire des bulles, courir à en perdre le souffle, m’asseoir contre toi… ».

Les mots couraient ainsi de page en page, ininterrompus, infinis ou presque.

Il savait dire les choses de façon si attendrissante, et en même temps si créative, si fine.

« Alors ? »

Il scrutait mon visage. Espérait y trouver quelque chose. Guettait. Lui qui était capable de faire une liste de tout ce qu’il chérissait dans la vie.

« Baudelaire, vraiment ? » ai-je demandé sans le regarder.

À cet instant, je sus que je ne le reverrais plus. J’eus la certitude écrasante qu’en posant cette question, lâche au possible, je venais de le perdre. Définitivement. Il attendait un signe de ma part. Une preuve que notre vie à deux allait changer. Il attendait que je brise le secret. Que je lui offre autre chose que les miettes de mon quotidien. Que je lui promette un avenir avec toutes ces choses qu’il aimait de la vie.

Il me fixa longtemps, de ses splendides yeux bleus, presque irréels, où je lisais toute la solitude du monde. Il prit finalement une feuille blanche, et commença à écrire. Et au lieu de l’arrêter, au lieu de lui dire que oui, tout ce qu’il voudrait, car j’étais sur cette terre pour le rendre heureux et le choyer à jamais, je restai immobile, et je le laissai faire.

Il s’arrêta et reboucha délicatement son stylo-plume. Il rassembla le peu d’affaires qu’il avait : une montre à gousset, son stylo, et un vieux carnet. Il me contourna et ouvrit la porte. Avant de s’en aller, il me contempla une toute dernière fois. Son regard reflétait un calme que je ne lui connaissais pas. En l’observant bien, je distinguais cependant un chagrin abyssal au fond de ses iris. Puis il referma la porte, tout doucement, et j’entendis le son de ses pas décroître dans l’escalier. Je marchai droit vers le lit, et pris la feuille, la dernière feuille, dont l’encre n’avait pas encore séché. « Le bonheur d’une personne ne dépend que du bonheur de son entourage et de la satisfaction qu’elle retire des choses simples de la vie. Pour cela, il faut identifier et chérir tout ce qui se trouve autour de toi, tout en cherchant ce qui ne s’y trouve pas. ». C’est tout ce qu’il y avait écrit. Ce furent les derniers mots qu’il me laissa. À moi, qui n’étais pas heureux, et qui n’avais pas su prendre soin de lui.

Mon cœur était désormais aussi vide que cet appartement.

Quand je repense à lui aujourd’hui, c’est d’abord sa lumière qui me revient. Tout en lui flamboyait, dégageait une clarté ne souffrant aucune comparaison. Il illuminait ce qui l’entourait.

C’est ce jour-là, je crois, que la lumière de mon monde s’est ternie à jamais.

Commentaires

C'est à la fois triste et beau mais toujours aussi poétique !
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dimanche 8 avril à 00h26
Encore une fois, touchée. Tu décris d'une très belle façon ce qui peut se passer à l'intérieur d'un être humain. Tu as la façon de poser les mots, assembler les rythmes pour retransmettre les émotions, ça me plait :)
Je me demande si tu auras le même doigté sur des émotions plus positives !
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lundi 9 avril à 14h32
Merci beaucoup! Ah les émotions positives, c'est encore plus complexe à retransmettre je trouve, mais je m'y exerce^^
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mercredi 18 avril à 15h22
Quelle poésie ! Merci pour toutes ces émotions transmises avec beaucoup de douceur...
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jeudi 3 mai à 08h27
C'est beau, ça laisse rêveur, ça fait réfléchir un peu à tout mettre en pause et juste profiter. Et ça rend triste aussi, mais plutôt une sorte de mélancolie, une jolie tristesse. La fin est belle!
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jeudi 1 août à 02h46
Oh, merci beaucoup à toi ! Heureuse d'être arrivée à faire passer tout ça !
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vendredi 2 août à 13h51
Je n'aime pas le sable. Il est grossier, agressif, irritant, et il s'insinue partout.
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lundi 23 septembre à 23h51
J'ignore par quoi commencer. C'est juste magnifique. Merci pour tes mots, pour leur justesse formidable et cette impression, alors, qu'on est compris•e.
Tes mots font du bien.
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mercredi 29 janvier à 02h42
C'est beau, doux, mélancolique, poétique et ça laisse en même temps la place au lecteur d'y mettre ce qu'iel veut. Ca m'a beaucoup touché <3
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mercredi 18 mai à 16h37