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Aloyse Taupier

jeudi 25 octobre 2018

Papier, violette, filante

Dix-neuvième papier

Au commencement, tout est noir. Il n’y a pas un filet de lumière, pas même l’ombre d’une ombre. Rien à quoi nos yeux pourraient s’habituer puisqu’il faut qu’un rayon s’y reflète. C’est l’absence. Le froid intersidéral.

Puis soudain, les étoiles apparaissent : elles éclairent tout de leur halo, elles illuminent la scène. Et c’est une toile marquetée de milliers de points sur laquelle elles lèvent le voile. Comme un soir d’été empli de lucioles. Magnifique. Pourtant, au milieu des orbes, un cercle parfait reste complètement noir. Noir et vide de tout. Un frisson parcourt ma nuque. C’est le néant. Le vrai Rien. La lumière y est attirée, mais elle ne pourra plus jamais en sortir. De même que tout ce qui s’en approchera. Est-ce qu’on continue d’exister si on tombe dedans ? Est-ce qu’il y a de la vie à l’intérieur ? À quel point est-ce vaste ? Combien de milliers d’années d’éléments ont été attirés au fond ? Est-ce qu’il y a un fond ? Est-ce que tout a été détruit ? Sinon que reste-t-il ? Est-ce que tout s’est amalgamé ? Est-ce que certains objets ont fusionné ? Je pense que tout est mort et gelé à l’intérieur. Si rien ne se dégage de ce trou, c’est que tout est fini. Il n’y a que la mort qui ne dégage rien.

Les étoiles se multiplient encore, se rassemblent et se mettent à tourbillonner. De nouvelles teintes émergent, des dégradés de vermeil, d’orangé, quelques violets. De longues traînées de lumière serpentent et forment une spirale, infinie. En son sein repose une sphère chaude et chatoyante ; elle chasse le froid qui gelait mon cœur. Je veux profiter de cette vue, encore un peu plus.

Parfois, il arrive qu’un astre, ou plusieurs, quittent la gravité rassurante du cercle de leurs congénères. La faute en revient toujours à l’interaction de l’astre avec un autre cercle qui l’attire, ou à sa rencontre malchanceuse avec le vrai Rien. Il n’est pas difficile de deviner quelle situation renferme l’issue la plus heureuse. Dans les deux cas, la séparation est douloureuse et triste : pas étonnant que l’astre accélère après être sorti de son cocon. Il plonge de toutes ses forces vers l’inconnu pour y perdre son chagrin, pour s’y perdre aussi. On suit ce bout de nacre encore un moment, alors qu’il traverse l’espace et dépasse ceux qui sont plus lents que lui. Petit à petit, son éclat faiblit et on ne le voit bientôt plus. Ça y est : il a disparu. À l’endroit où il était ne reste que le vide. Un moment passe, triste. Brusquement, une gigantesque explosion débute, puis se propage jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien d’autre qu’une onde brillante et intensément lumineuse. Un dernier adieu, fulgurant. Tout devient noir. C’était une belle fin. Elle atténue un peu la mélancolie que je ressens.

La scène se modifie, et deux spirales étincelantes entrent en collision. Puis elles se séparent, et recommencent, se tournent autour et serpentent, jouent ensemble comme deux feux d’artifice, semant des étoiles un peu partout. Les dorés explosent, les pourpres et les bleus aussi, semblables à des vagues qui s’écrasent sur la grève. Au fur et à mesure le ressac se fait moins puissant, les jeux plus doux, les séparations moins fréquentes, et à la fin, il ne reste plus qu’un grand tourbillon. Calmement, ce dernier tournoie, et ses couleurs chatoyantes circulent comme de vastes courants placides. Je voudrais m’y perdre, m’y noyer, m’entourer de ces couleurs à jamais.

On s’éloigne progressivement de cette vue envoûtante, à reculons. Un bout de terre bleu apparaît sur la droite, et c’est une sphère entière de glace qui émerge. Est-ce qu’il y avait de l’eau à l’état liquide avant ? Si oui, que s’est-il passé ? Est-ce qu’il peut arriver la même chose à notre planète ? Est-ce qu’il existe des extraterrestres des glaces qui vivent dans ce genre de climat et qui creusent des galeries, par exemple ? Ont-ils des animaux de compagnie ? Un jardin ? Ou est-ce que la vie là-bas est tout simplement impossible ? Je n’aurais pas envie d’y d’aller, mais j’aimerais beaucoup savoir ce qu’il s’y passe. Un autre morceau de roche apparaît à gauche, rougeoyant. La planète brille comme un énorme rubis et brûle intensément. Je me demande s’il y a des espèces qui peuvent vivre dans les flammes ; on dit que les salamandres en sont capables, mais je ne sais pas si c’est vrai. Est-ce que, s’il y a des habitants, ils ressemblent tous à de grosses salamandres ? Des salamandres avec des pouces opposables pour pouvoir faire plus de choses ? Est-ce qu’ils sont capables de se nourrir d’énergie puisque rien ne pousse ?

La vision de ces deux mondes est agréable, le froid et le chaud ; je sens une douce quiétude s’écouler dans mes veines. La mélancolie n’est plus là, et c’est l’apaisement qui la remplace peu à peu. Je me demande si les habitants des deux planètes ont conscience d’avoir des voisins, et s’ils s’entendent bien. Avec des climats si différents, peut-être qu’ils ne peuvent pas se rencontrer en vrai mais qu’ils s’envoient des messages ? Peut-être qu’ils se connaissent depuis des centaines d’années sans jamais avoir pu se voir face à face ? Peut-être que ce n’est pas quelque chose d’important dans leur culture et qu’ils sont heureux comme ça. C’est tout ce qui compte, vraiment.

On prend encore de la distance, toujours, jusqu’à ce que la toile devienne d’un bleu profond et qu’on ne voit plus que les étoiles, lointaines, dispersées un peu partout. La constellation de la Baleine apparaît, et flotte un moment. Bientôt, elle est suivie par d’autres, comme celle du Dragon, et de la Boussole. Selon les siècles et selon les pays, les descriptions du ciel diffèrent beaucoup. En Chine, des « maisons lunaires » rassemblent les ensembles de constellations et représentent des palais, ainsi que les personnes qui y vivent. Chaque société a vu ce qui lui ressemblait dans les étoiles, ce qui lui faisait écho, et les a cartographiées de cette manière. Je me demande si je peux faire ma propre carte, moi aussi. Je garderai peut-être quelques noms qui existent déjà, comme la constellation du Caméléon que j’aime bien et qui vient de passer, ou celle des Voiles que j’ai vue juste avant. Peut-être qu’on pourrait comparer nos cartes à plusieurs.

Les dernières constellations s’estompent, et on peut maintenant contempler le ciel comme si on était allongé dans l’herbe. Cette vision reste un moment pour qu’on puisse en profiter largement, puis tout s’éteint. La séance est terminée, le planétarium ferme. Comme d’habitude, c’est avec la tête envahie de plénitude que j’en ressors. Je me sens bien et mon cœur a été rassasié devant tant de beauté.

Je ne connais rien qui m’émerveille plus que l’univers.

Commentaires

J'aime beaucoup les réflexions et le contraste entre ce qu'elle voit et ce qu'elle en pense, la façon dont elle le pense ! **
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vendredi 26 octobre à 10h33
Je valide tellement !
C'est très fort ce que tu transmets, surtout avec ce genre de musique qui peut être facilement introspective. Et c'est renforcé par le travail très soigné du vocabulaire, qui dérive juste ce qu'il faut pour parfois rappeler la « rue ». Bien joué :)
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vendredi 26 octobre à 17h50
Deuxième lecture et toujours rien à redire, c'est finement maîtrisé et ça m'a beaucoup ému :)
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jeudi 2 janvier à 11h43
Jamais l'espace n'a été aussi sexy.
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vendredi 27 mai à 12h01