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Aloyse Taupier

mercredi 10 octobre 2018

Papier, violette, filante

Dix-huitième papier

La chaleur me draine petit à petit. Plus je marche et moins j’ai envie d’avancer. La tombée de la nuit n’a rien rafraîchi du tout ; la moiteur du jour est restée, accablante. Je me sens comme dans un vivarium. L’atmosphère est humide, l’air que je respire aussi, ainsi que chaque chose que je touche. Tout me semble visqueux, insaisissable. Inatteignable. Ma tête est pleine de vapeur d’eau.

Les lampadaires éclairent mon chemin de part et d’autre, de leur lumière cafardeuse et aussi suffocante que le reste. J’aime autant rester dans l’ombre plutôt que de me la prendre de plein fouet, merci bien. Je n’ai pas envie de me faire dévorer le cœur en plus du cerveau. Déjà qu’il faut que j’arrive jusqu’à chez moi – et ce n’est pas gagné. Je dois lutter contre la tentation de m’arrêter juste-là, en plein milieu, et de ne pas repartir du tout.

J’ai soif. J’ai l’impression de ne pas avoir bu depuis des jours. Je sens ma gorge et mon œsophage qui se serrent et les nausées qui arrivent. Jamais en reste, celles-là. J’aspire une grande goulée d’air, mais c’est un courant chaud qui filtre et déshydrate ma langue. Je ne me sens pas mieux. J’ai du mal à déglutir, c’est la quatrième fois que je passe ma langue sur mes lèvres sèches, et je sens la sueur couler le long de mes tempes. Le temps semble s’étirer à l’infini. Cela fait des semaines que je marche dans ce désert de goudron, des mois peut-être. Mes semelles collent à l’asphalte, ramolli par un soleil qui s’est couché depuis longtemps. Chacun de mes pas, chacune de mes enjambées est alourdie. C’est comme marcher dans du caramel, sauf que ce n’est pas aussi agréable et que mes forces s’épuisent.

Je passe devant des magasins fermés, et je regarde vaguement les quelques vitrines éclairées. Vêtements, vêtements, bijoux, vêtements, un très joli manteau… La vision de ce manteau m’achève un peu plus. Quel esprit diabolique et dérangé s’est dit que présenter les collections d’hiver en plein été semblait une bonne idée ? La chaleur ressentie vient de gagner cinq degrés. Je n’arrive pas à me débarrasser de cette image, de cette sensation que je porte ce manteau et que j’étouffe. Il a l’air lourd, si lourd…

J’accélère le pas pour dépasser tous ces bâtiments, et pour fuir les cinq degrés que je viens de gagner. Alors que j’arrive au bout de la rangée, ma tête passe juste au niveau d’une bouche d’aération qui me crache son air à la figure. De l’air chaud. Très chaud. Il colonise mon nez, ma bouche, tous les pores de ma peau. Aaaaaah, je déteste l’été ! Je veux donner un coup de pied rageur dans une poubelle, mais je n’en ai pas l’énergie. Je voudrais m’asseoir, mais si je commence à fléchir ne serait-ce qu’une jambe, je sais que je n’aurais pas le courage de me relever.

Le bâtiment qui rejette cet air est une pâtisserie. Quel pire métier que pâtissier quand il fait un temps pareil, je vous le demande. Toute la journée à travailler près de ces gros fours, à s’agiter, faire fondre des trucs, faire attention à ne pas faire fondre des trucs, à ne pas transpirer pour que les décorations ne collent pas aux doigts, à être minutieux, alors qu’on n’a qu’une envie : attendre que la chaleur passe. Quel foutu métier, franchement.

Et ce ciel, là, tout grisâtre à cause de la pollution : pas une étoile ou un avion parce que la lumière de la ville cache tout, pas un éclat, on ne peut même pas dire le temps qu’il fait. Il fait toujours moche de toute façon. La fatigue me restreint trop pour que je m’énerve, mais le cœur y est.

Dans la rue en face, quelques restaurants sont encore ouverts. Ça aussi, c’est un sale boulot l’été. Et puis comment font les gens pour vouloir manger quand il fait une température pareille ? Vraiment, comment font-ils ? Les salles sont climatisées, je veux bien, mais après ? Quand ils vont devoir ressortir dans cette chaleur, chaleur qu’ils vont d’autant plus ressentir qu’ils étaient au frais juste avant, comment font-ils ? Rien que d’y penser, ça m’épuise. Je repars avant de me laisser happer moi aussi par les climatisations qui me font de l’œil. Je sais que c’est un piège.

Je traîne ma lassitude comme un boulet ; j’ai l’impression que la route s’allonge sans cesse, peu importe à quel point je marche. Comme dans ces cauchemars où on court de toutes ses forces, et où on reste malgré tout au même endroit. Je commence à voir des mirages, des flaques d’eau par terre quand mon regard se porte au loin. Elles disparaissent quand j’arrive à leur hauteur, bien sûr. Je dois gravir un escalier qui me semble aussi infranchissable qu’une immense dune. Les marches défilent sous mes pas, pourtant il en reste toujours autant. Je rêve d’une brise fraîche. Pourquoi alors qu’il fait nuit la température ne redescend-elle pas ? Mes yeux se ferment tout seuls, et j’ai l’impression d’avoir un poids sur le crâne – dans le crâne – qui me contraint à marcher la tête courbée comme si je ployais sous l’effort. Mes poumons sont lourds eux aussi, remplis de béton et de bitume. Toute la gravité semble avoir forci. Si ça continue comme ça, je vais devoir finir en rampant.

Soudain je dresse l’oreille ; j’ai cru entendre un bruit inespéré. J’attends, mais il ne se passe rien. J’ai dû rêver. Je reprends ma route, la déception comme un fardeau supplémentaire. Puis je m’arrête brusquement. Je l’ai entendu à nouveau, c’est certain ! Je ne bougerai pas tant que je n’en aurai pas le cœur net. Je reste comme ça quelques secondes. Un magnifique éclair zèbre le ciel devant moi, et le tonnerre retentit, emplit tout le silence. Puis un deuxième. L’orage arrive ! Enfin, enfin l’orage arrive ! Je n’en pouvais plus. La pluie va venir elle aussi, si rafraîchissante, bienfaisante, tranquille. Elle va venir ! Cette idée me donne des ailes et je repars d’un bon pas. J’arrive à la maison peu après, et j’ai juste le temps de me servir un verre d’eau et de m’asseoir dans la cuisine avant que la pluie ne débute. Je la regarde faire, brunir le sol par gouttelettes, ruisseler sur les feuilles, apaiser le monde. L’odeur d’humidité mêlée de chaleur flotte jusqu’à moi. Tout ira bien maintenant.

Commentaires

En tant qu'ancien étudiant en histoire des arts, j'approuve totalement ce texte :)
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jeudi 11 octobre à 15h00
« Il manquait à cette émission un individu qui aime l’art moderne comme il aime la tarte aux framboises, c’est-à-dire simplement. » >> mais TELLEMENT. Rien qu'avec cette réflexion, tu atteins un niveau de sagesse que les spécialistes en art ne semblent jamais connaitre ; un niveau de sagesse nécessaire au monde même. Et ce texte, il est d'une justesse... il est parfait dans son genre et m'a bien porté. Mh, j'ai envie d'avocats maintenant !
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jeudi 2 janvier à 11h36