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Aloyse Taupier

jeudi 27 décembre 2018

Papier, violette, filante

Vingtième papier

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La violoncelliste manie son archer avec passion ; elle a vraiment l’air transportée par sa partition. Elle a dû répéter un grand nombre de fois pour cette occasion, pourtant la musique semble toujours l’emporter. Elle doit reprendre sa respiration souvent : jouer mobilise toute son énergie. Parfois elle frotte les cordes doucement et on dirait le bruit du vent, ou des fantômes qui se manifestent. C’est bizarre comme effet, mais j’aime bien. J’admire la pièce en même temps, et l’argenterie, les vieux tableaux. C’est une des anciennes salles à manger du château qui a été restaurée, il me semble. Ses fenêtres donnent sur le grand bassin devant, entouré de roseaux, et sur la cascade. Le bruit de l’eau accompagne la mélodie. Je divague et je repense à mes amis qui n’ont pas voulu m’accompagner. Je crois qu’ils en avaient envie au fond, je sais qu’ils aiment la musique classique presque autant que le rap ou le jazz. On en a déjà parlé. Mais « château », ça fait pompeux. On ne s’y sent pas à l’aise quand on est quelqu’un comme nous. On pourrait regarder tout ce luxe, et se dire que c’est abusé. On pourrait aussi trouver ça intéressant d’un point de vue historique, parce que ça l’est, au final.

Sauf qu’on sait que c’est trop. On sait que ça a été fait au détriment de beaucoup de personnes, de personnes comme nous aujourd’hui. Des « pauvres », il faut le dire. Seulement, nous on n’est pas juste pauvres, on est pire. On sait qu’on n’a notre place nulle part et que personne ne veut nous en donner une. Sauf si on montre patte blanche.

J’ai compris ça tôt à l’école. Mon père m’emmenait souvent à la bibliothèque pour m’apprendre à bien parler : comme dans les livres, pas comme à la maison. La maîtresse m’appréciait alors que je n’avais rien de particulier. Mon meilleur ami, lui, s’exprimait assez mal. Il était beaucoup plus intelligent que moi, mais il n’y avait personne pour l’emmener à la bibliothèque ou lui expliquer que devant les autres, il faut essayer de bien parler pour se faire bien voir. Donc il avait les capacités – c’était même lui qui m’aidait à faire mes devoirs – mais voilà, il parlait mal, la maîtresse pensait qu’il était bête et qu’il n’avait pas envie d’apprendre, et puis c’était tout. Il n’y avait rien d’autre à dire. C’est vrai qu’il était chiant. Mais il s’ennuyait aussi, et personne n’y a pensé à ça. Je ne sais pas s’il était surdoué, pas forcément. Seulement ça aurait pu valoir la peine de faire un test, on fait ça pour plein d’autres gosses, et peut-être qu’il lui aurait juste fallu un peu de considération. Bon, on ne va pas refaire le monde, m’enfin quand même. L’apparence, c’est encore plus important quand tu es quelqu’un comme nous.

Je ne sais plus où j’en étais avec cette histoire. Ah oui, le luxe. On ne se sent pas légitime à traîner dans des endroits comme ça, en général. Et les gens nous font bien comprendre qu’on ne devrait pas. Ils pensent qu’on est là pour piquer des trucs la plupart du temps. Mais à un moment, je crois qu’on s’en fout. On s’en fout de tout ça. On a autant le droit que les autres d’être ici, et si je veux boire du champagne à vingt euros la coupe je bois du champagne, et si je veux manger dans un restaurant à cinquante euros le menu c’est pareil. Nos vies sont déjà tellement limitées, si en plus on se met à la limiter nous-mêmes, laisse tomber.

Je me rends compte que le battant de la grosse horloge fait du bruit, comme pour me confirmer que le temps file. Tic toc tic toc tic toc tic toc tic toc tic toc tic toc. Maintenant que mon cerveau y a fait attention, je ne peux plus en faire abstraction. J’ai toujours du mal avec les objets qui font du bruit, encore plus quand c’en est un de type tic toc, parce que j’ai l’impression de sentir ma vie flotter loin de moi et s’égrainer avec les secondes pendant que je reste léthargique. Ah, la violoncelliste vient de terminer, elle est très applaudie. Elle s’est beaucoup donnée aussi. Ça a l’air physique comme métier, musicien. On se dirige vers la prochaine pièce et je continue à parler dans ma tête.

Bien sûr moi je peux parler de ça, réfléchir sur ma vie et dire que je m’en fous des gens, mais c’est pas si simple pour tout le monde. Si personne n’a été là pour te filer un bouquin quand tu étais gosse, pour te soutenir – parce que personne n’avait le temps – et pour te dire que tu valais autant que les autres, comment tu veux penser que l’éducation et la culture c’est un truc vachement important après ? Tu fais comment ? L’idée elle ne peut pas germer dans ton esprit si personne n’a planté la graine. En tout cas c’est tendu. Donc oui, pour moi c’est facile : j’ai dit zut à tout ça parce que j’ai reçu de l’aide, parce que j’ai lu des bouquins, j’ai vu que ce qu’on ressentait tous ça ne sortait pas de nulle part, et j’ai dit zut. Mais il y en a plein pour qui ça ne s’est pas passé comme ça – tiens, très joli tableau, ce couloir est lumineux et décoré avec plein de plantes, j’aime beaucoup l’effet que ça apporte. Penser qu’on a juste à claquer des doigts et à dire « allez, je veux me cultiver » ça n’a aucun sens : c’est même une preuve d’inculture en fait. Si on est persuadé que les livres, les émissions de culture générale ou les vidéos de vulgarisation c’est pas pour nous, pourquoi on irait y mettre notre nez ? Si on pense qu’on est trop cons pour ça, forcément, on ne va pas s’y diriger.

J’ai une devise qui dit « Tout est une question de volonté ». Je m’y accroche parce qu’elle me donne de la force pour avancer et qu’elle est vraie, en partie tout du moins. Mais je n’ai jamais dit qu’il ne fallait pas la nuancer, et ici, dans ce cas précis, faut nuancer. C’est pas juste une question de volonté de vouloir apprendre des trucs. C’est plein de mécanismes et de machins sociaux dont j’ai oublié les noms. En tout cas des manières dont la société est faite – oh, je viens d’apercevoir passer un lapin dans le parc, je crois, ça faisait longtemps que je n’en avais pas vu, trop cool – qui font que ça guide les gens plus ou moins, et qu’on n’a pas tous la même main de départ, ni les moyens de piocher de meilleures cartes, quoi. Je regardais une vidéaste l’autre jour qui expliquait le mépris de classe. Et c’était super intéressant, ça me parlait vachement, en fait. Mais je savais que mes amis, par exemple, ne tomberaient jamais sur cette vidéo. Du coup j’ai essayé de leur transmettre le truc. Ils ont compris même si j’expliquais pas très bien ; ils sont pas cons. Mais ils ne sont pas venus avec moi aujourd’hui. Bon. Tant pis. C’est dommage, la musique est bien.

Sur le site ils appellent ça une promenade musicale. On visite le château et en même temps, dans chaque pièce, il y a un musicien ou une musicienne qui joue quelque chose. Là, on arrive dans un grand couloir, et le guide, un vieux gars un peu excentrique, nous explique que l’artiste qui a composé – je ne me souviens pas de son nom – était juif, et qu’il vivait en Allemagne quand Hitler est monté au pouvoir et compagnie. Il était consigné chez lui, sans avoir le droit d’exercer son métier de pianiste. Du coup il a composé ça dans cette ambiance, et après il s’est fait déporter. Super. Et effectivement ça se sentait dans la mélodie, qu’il y avait quelque chose de douloureux, et de lourd. C’était bien d’avoir le contexte. Ça change la perception qu’on a de la musique je pense.

Après ça, on a fait une pause, et j’en avais besoin : en sortant de la dernière pièce je n’étais pas super bien. Du coup j’ai pu aller me balader dans le jardin. Il y avait plein d’hortensias, et comme il avait plu une heure avant c’était encore plus beau. C’est un peu niais mais j’aime les hortensias, j’aime beaucoup leurs couleurs. Si j’ai une maison un jour, j’en veux partout. J’ai fait un tour près du bassin aussi, avec la cascade et tout, c’était super joli. Mais il n’y avait pas de poissons alors c’était moins bien. Ça manquait de vie.

On a repris après ça, et on a fini les pièces qu’il restait à voir, jusqu’à la dernière : un grand salon, où il y avait un concert de piano avec une chanteuse roumaine. C’était des chansons pour enfants donc j’étais moins dans le délire, mais c’était très joli aussi.

Au final la visite était vraiment bien, et je n’ai pas regretté. La prochaine fois, j’insisterai plus pour qu’ils viennent, ce sera mieux tous ensemble et je sais qu’ils aimeront.

Commentaires

Merci pour ce texte :)
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jeudi 27 décembre à 19h11
L'atmosphère de ce texte est... enivrante, tiens^^'
Et, encore une fois, tes personnages ont toujours de belles façons de penser (« J’aime quand les gens parlent d’eux, et ce moment où ils arrêtent de penser que c’est un problème. » par exemple).
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vendredi 3 janvier à 11h15
Vachement bien ! Même avec ce fond lucide et cette profonde réflexion, tu conserves la poésie et la fluidité qui te sont propres. C'est pas du Georges :p
Et la façon dont tu as délivré un message sociétal à travers un personnage de classe modeste, en utilisant son propre langage et sa sincérité, est poignante. Et l'ouverture finale <3
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vendredi 27 mai à 12h00