2

Aloyse Taupier

vendredi 10 août 2018

Papier, violette, filante

Quatorzième papier

*

Surprise ! Tu t’es rendu compte de mon absence au bout de quoi, disons trois heures, quatre heures ? Plus ? Quand tu as eu faim et que tu t’es rendu compte que je n’étais plus aux fourneaux ? Ou quand tu m’as demandé de t’apporter quelque chose et que je ne suis jamais venue ? Surprise. Si tu cherches encore un peu, tu verras qu’il ne reste plus rien de moi ici, excepté cette lettre. Cette lettre que j’ai posée bien en évidence sur la table de la cuisine. Cette lettre qui, soudainement, a revêtu de l’importance à tes yeux lorsque tu as eu besoin de moi. Ta « compagne ». Mais je devrais plutôt dire ta servante. Il est vrai que je savais dans quoi je m’engageais en t’épousant. Plus ou moins. Comme tout le monde, tu t’étais montré sous ton meilleur jour pour séduire. Et même si je me doutais que tu ne valais pas mieux qu’un autre, peut-être même moins, je pensais qu’une vie calme me conviendrait. Mais j’ai confondu calme et plate, ma faute.

J’ai donné le nom d’indifférence à ton mépris, et le nom de mauvaise passe au mien. J’ai pensé que « ça viendrait » avec le temps. Comme si notre relation n’était pas déjà fichue bien à l’avance. Foutue avant même qu’elle ne commence. Alors voilà, je pars. Pour toutes ces fois où tu m’as dit « Casse-toi, si t’es pas contente ! », à la moindre remarque, comme un défi, comme si le fait même que je puisse partir était inenvisageable. Excès d’assurance de ta part. Voilà, je pars. Je pars. Chaque fois que j’écris ces mots je me sens un peu plus légère. Si j’en suis capable, pourquoi avoir tant tardé ? C’est vrai. J’ai trop attendu. Beaucoup trop attendu. Parce que j’avais peur peut-être. Quand on a une vie propre et bien rangée, tout quitter est effrayant. Difficile même, voire impossible. Tout perdre. Jusqu’au moment où je me suis rendu compte que finalement, je n’avais absolument rien à « perdre ». Ma « vie » propre et bien rangée n’était qu’une vitrine ; une façade. Un décor creux. Rien ne m’empêchait de partir, surtout pas toi.

D’ailleurs, seule, je n’aurais sûrement pas réussi. C’est un concours de circonstances et de facteurs divers qui m’ont permis de sauter le pas. Tu veux savoir comment ? Non tu t’en fiches ; mais je te le dis quand même puisque tu es bien obligé de m’écouter maintenant. En m’aidant à prendre conscience que ça ne pouvait pas être pire ailleurs. Que, aussi improbable, aussi absurde que cela puisse paraître, tout dépendait de moi. Car même si tout n’est pas beau, et tout ne le sera pas, j’aurai les ressources nécessaires pour triompher. Les ressources pour voir le grand, le sublime de chaque chose, en faisant fi du laid et du mauvais. Je recommence à partir de rien. Je peux donc aller n’importe où. Sans attaches, sans obligations. Je trouverai de quoi vivre. Je ne rechignerai à aucune tâche. J’aurai peut-être faim, et froid, mais je décèlerai toujours une solution, même si elle tarde. Parce que je l’ai décidé. Parce que je suis prête à n’importe quoi pour m’en sortir seule. Parce que je serai forte. Et parce que toutes ces années de rage contenue vont enfin pouvoir être canalisées vers quelque chose de bénéfique. Bénéfique pour moi, évidemment. Savoir que je ne te reverrai plus jamais est un tel soulagement.

J’ai fait des études : si j’ai de la chance, je trouverai même un travail qualifié et qui me plaît. J’irai peut-être au Japon, en Angleterre, en Irlande, ou au Kenya. Maintenant que je suis libre, j’ai envie de voir du pays, de changer d’air, et de rencontrer des gens. En m’enfermant avec toi j’ai perdu toutes mes relations, tous mes amis. Ils ne voulaient plus me voir et ils avaient raison. J’avais perdu tout intérêt. Mais il est temps que je recréé des liens. Je vais recommencer à VIVRE.

Je ne sais pas ce que tu vas faire maintenant. J’aurais pu partir sans rien dire. Sans laisser aucune trace. Mais je ne sais pas. J’ai eu envie d’expliquer. De faire comprendre, même si je ne te dois rien. Tu es – ou plutôt tu étais – mon seul ancrage. Peut-être que mon départ te sera bénéfique aussi. Peut-être qu’il changera ta vision des choses. Peut-être qu’il te fera évoluer. Ou peut-être qu’il n’aura juste aucune incidence, à part le fait que tu vas devoir apprendre à te débrouiller seul. Je t’entends déjà pester. Adieu.

Commentaires

Je n'en pense pas moins. Bravo, c'est sublime et c'est parfait :)
 1
samedi 11 août à 11h50
Bizarre bizarre, je me rappelle avoir lu et je n'avais pas commenté :O
C'est drôle, de relire ça alors que je viens de balancer mes études pour partir faire ma vie... Dans tous les cas, ça me parle, ça me remue, ça me conforte :) Contente de revenir enfin vous lire ici !
 0
mercredi 18 mai à 16h38