9

Aloyse Taupier

mercredi 25 juillet 2018

Papier, violette, filante

Treizième papier

*

Perdue. Je crois bien que je suis perdue. Je ne reconnais plus rien et je ne me reconnais plus non plus. C’est la première fois que cela m’arrive. Je pense. J’ai toujours été si vive, si pleine de mémoire. Parler me devient difficile, moi qui ai toujours manié la langue avec aisance. Les mots perdent leur sens, et les placer au bon endroit n’est plus aussi naturel qu’avant. C’est nouveau. Deux semaines, peut-être trois tout au plus. Faire une phrase cohérente prend beaucoup plus de temps. Je ne pensais pas qu’il fallait réfléchir pour faire cela. Je perds aussi la concentration, l’attention. Et depuis une semaine, je bafouille de plus en plus souvent, moi qui croyais cela impossible. Dès que je parle en continu, ma bouche ne m’obéit plus, mon cerveau refuse de répondre. J’espère que cela ne durera pas, car mes interactions déjà rares et aléatoires d’ordinaire risquent de s’éparpiller encore. S’éparsifier. Je ne sais pas si ce verbe existe. On dirait qu’il a du sens, mais je ne suis plus sûre de rien. Parfois même les mots les plus communs me paraissent obscurs, voire inconnus. Je ne sais pas non plus d’où tout cela vient. Je ne me souviens pas avoir subi de traumatisme ou de perturbations qui pourraient expliquer ces troubles. Amnésie post-traumatique peut-être ? Je n’en ai pas l’impression. D’un autre côté, si c’est cela je ne peux le savoir.

Ce qui est curieux, c’est que ça ne se limite pas à la parole. C’est tout le secteur du langage qui est touché. Je bégaie à l’écrit aussi. Je n’aurais jamais pensé cela possible. Au clavier ou au stylo-plume j’ai souvent le besoin, et c’est plus fort que moi, de bafouiller, d’écrire plusieurs fois les consonnes. La plupart du temps je m’en rends compte car cela n’est pas naturel pour moi, mais parfois non. Ce qui donne des phrases comme « Bonjour, J-J-J-Je vous écris car… ». Cela n’a absolument aucun sens. Le mot le plus touché est le pronom « Je ». Est-ce le son J qui gêne, ou est-ce le mot en lui-même ? Je ne sais pas. Problème d’identité peut-être ? On aurait une coordination avec mon hypothèse au début. Concurrence. Concordance. Lien. Je ne sais pas. Que c’est agaçant. Peu importe.

Je me disais donc, je n’ai jamais eu de problèmes d’identité, ou de problèmes de personnalité, ou que sais-je. Je ne vois pas ce que cela viendrait faire là, je n’ai jamais vraiment eu de problèmes tout court. En tout cas je ne m’en souviens pas. Je ne suis pas quelqu’un qui a des problèmes. Depuis quelques jours j’ai également l’impression nouvelle de me faire interrompre quand je parle, surtout à l’écrit. Personne ne m’interrompt pourtant, juste moi, mais cela m’agace. M’engonce. M’envahit. M’agace. Cette sensation d’être coupée, de perdre la continuité, la cohérence, et de devoir recommencer, est très désagréable. Je suis comme un vinyle qui saute, déraille, et soudainement la musique reprend comme si rien ne s’était passé. Je ne sais pas si ce que je dis a beaucoup de sens. Se sentir comme un vinyle qui saute est-ce cohérent ? Je ne sais plus vraiment ce qui est considéré comme cohérent ou pas.

J’observe une rupture avec les normes, et les règles. J’entends par là que je n’arrive pas à me souvenir de ce qui est communément admis, de la conjugaison, des formes de phrases, de la grammaire. Moi qui n’avais jamais ouvert un Bescherelle avant, il ne passe plus un jour sans que je le consulte. Au début ce n’était que de temps en temps, mais maintenant c’est tous les jours, et j’ai même l’impression que ça empire à plusieurs fois par jour. J’ai sans cesse besoin de lui. Il y a eu une telle dégradation en trois semaines, deux, que je ne sais pas du tout comment cela va continuer. Conspirer. Contenir. Est-ce que je suis en train de perdre le langage ? Un problème de mémoire ? Je lis toujours très bien. Est-ce que cela va changer aussi ? Je ne sais pas du tout ce qui arrive, je n’ai jamais entendu parler d’un problème semblable. Mais même écrire ici devient de plus en plus long pour arriver à faire des phrases. Je pense que je vais attendre encore un peu, voir comment cela évolue.

Aujourd’hui, je ne suis pas arrivée à trouver mes mots du tout. J’ai essayé d’adresser la parole à un garçon qui avait perdu son son son écharpe, mais je ne suis pas arrivée à dire même un seul mot, ils sont restés bloqués. Alors je la lui ai juste tendue, il m’a remercié et j’ai souri, gênée, muette. Le même sourire que Lili esquisse dans ce film, « The Danish girl », je l’ai vu il n’y a pas longtemps, quand elle est terriblement mal à l’aise et perdue. Perdue. Comme moi. Oh pas le même perdu bien sûr, je n’ai pas du tout les mêmes problèmes. Je n’ai pas de problèmes du tout d’ailleurs. Encore que Lili a des problèmes d’identité également, peut-être y a-t-il un lien ? Peut-être que j’ai aussi des problèmes d’identité même si ce ne sont pas les mêmes ? Je vois mal lesquels je pourrais avoir, mais je dois rester ouverte. Je n’ai pas encore trop de difficultés à l’écrit, j’en ai plus que la semaine dernière mais j’arrive encore à parler, contrairement à l’oral qui a l’air de s’étioler, s’effilocher, peu à peu, complètement. J’ai peur de ne plus arriver à parler du tout dans quelque temps. Est-ce que je devrais apprendre la langue des signes ? Mais si le problème vient du cerveau, j’oublierai rapidement ce que veulent dire les signes. Que faire ? Je perds le sens des choses. Et je perds aussi la cohérence, de plus en plus, puisque de plus en plus, je mélange tout, tous les sujets, et je saute du coq à l’âne. Je me suis sentie si bête tout à l’heure, quand j’ai eu envie de parler, et que rien n’est sorti de ma bouche. Si maladroite. Malfaisante. Malhabile. Malvoisée. Je vais attendre encore un peu, voir si tout s’arrange. Ce n’est peut-être qu’un petit trouble passager ?

Ça y est. Je ne parle plus. J’y arrive encore, à l’écrit, difficilement. Mais à l’oral, plus rien. J’ai essayé, vraiment. J’ai essayé, à n’en plus pouvoir, mais rien n’est sorti. J’ai pleuré de rage et de désespoir, mais rien n’a bougé, rien n’est revenu. Je ne parle plus, et je ne sais pas comment faire. J’ai peur de ne rien faire, et j’ai peur de faire quelque chose. Maintenant, je me déplace dans la vie comme un fantôme. Fantasme. Fasme. Je ne me rendais pas compte à quel point la parole a une place importante dans notre société, notre quotidien, nos interactions. Intercations. Interjections. C’est cela, je crois. Je me déplace dans la vie comme un fantôme disais-je, je glisse crisse lisse, personne ne me remarque, et lorsqu’on me parle, je souris. Je souris, de ce même sourire que j’ai esquissé la première fois, ce sourire devenu une part de moi, le sourire de Lili. Les gens ne comprennent pas. Ils me regardent comme un être étrange, comme une muette, ou comme une personne avec du retard. Bien entendu, ils ne reviendront pas me parler une seconde fois. Les gens ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas, et moi, je les comprends. J’ai peur moi-même. Je ne comprends pas, ce qui m’arrive. Je me sens comme figée. Figée car je ne sais pas vraiment si je veux que la parole me revienne.

Bien entendu je suis terrorisée, je n’ai pas l’habitude. L’haplitude. L’amblitude. Perdre quelque chose qui est présent depuis la naissance et qui remplit toute la vie, est terrifiant. Effrayant. Horrayant. Je suis pétrifiée par la peur. Mais je ne peux bâillonner non plus cette petite voix dans ma tête, qui me dit que sans la parole ma vie est bien plus calme. Tout est plus calme, je n’ai pas à interagir avec les autres. Personne ne s’intéresse à moi et je ne m’intéresse à personne. Je suis comme une ombre. Fantôme. Tout est plus calme, et tout est plus reposant, moins fatigant. Tout est plus silencieux. Et je ne peux m’empêcher de me demander, si cela n’est pas mieux comme ça. Est-ce que perdre la parole définitivement, même si c’est effrayant, me dérange vraiment ? Est-ce que je veux la retrouver, et retrouver cette vie ? Je ne sais pas. Je n’ai pas de réponse à cette question. Je vais attendre encore. Et aviser.

Attendu b-b-b-beaucoup. Réponse, non trouvée. Travaillée. Tétrifiée. Pas savoir. Quoi faire ? Perds, écrit,. Petit à petit. Peur. Plus oral. Bientôt, plus écrit. Du tout. Peut-être s’arranger ‘ ? Sais pas. Sais pas sais pas sais pas. Perds le sens. Sentiment. Sommeil. Figée. Quoi faire ? Pas de réponse. Changer ? Récupérer, ma, vie ? Pas sav-v-v-voir. Vie agréable maintenant. Peur. Vais attendre. Encore.

Commentaires

C'est superbe, bravo. Tu as tout dit, je n'ai rien à ajouter :)
 0
jeudi 26 juillet à 18h39
C'est un très joli texte qui dégage beaucoup d'émotions par rapport aux souvenirs ; c'est très beau
 1
dimanche 29 juillet à 19h38
Le gâteau d'Anne Hiversère <3 merci pour cette réminiscence !
L'un de mes Papiers préférés, clairement. Les carnets sont très intrigants...
 1
mardi 2 octobre à 13h09
Oooooh tu connais ! Honnêtement je pense que mon amour des pâtisseries vient au moins en partie de là ah ah^^
Petite anecdote : ces carnets sont inspirés de vrais carnets trouvés dans mon grenier !
 1
mardi 2 octobre à 13h37
... Ouais bah du coup elle a toujours pas fait le ménage x)
Ahem. Toujours aussi beau, clairement, et si émouvant. Ce pourrait même être le contexte de découverte de tous les Papiers. Et je suis très intrigué par cette montre et ce stylo relié d'un fil rouge : le témoin du lien entre leurs deux propriétaires ?
 1
dimanche 15 décembre à 11h27
Cela se pourrait, en effet. Et cela se pourrait aussi que je laisse des indices ici et là sur la question... Ou pas ? En tout cas je vois que tu connais ta mythologie japonaise :p
 1
lundi 23 décembre à 13h12
Oh, un peu oui x)
C'est encore plus intriguant du coup
 0
lundi 23 décembre à 13h22
Bien joué, la dégradation progressive de son état est très bien retranscrite... ;)
 0
mercredi 18 mai à 16h48
Très bonne idée ce texte ! Le jeu avec la forme est prenant, on est toujours en train de quêter la moindre erreur du narrateur...
 0
vendredi 27 mai à 11h59