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Aloyse Taupier

mardi 10 juillet 2018

Papier, violette, filante

Douzième papier

Du fond de mon sommeil, je remonte à la surface et émerge en grognant. Un bruit sourd au niveau du plafond vient d’arracher mon âme des sables chauds qui gommaient sa fatigue. Comme tous les jours, ou presque. C’est encore le locataire du dessus, à tous les coups. Qu’il est gauche ! Je n’arrive pas à comprendre comment il se débrouille pour faire son compte : s’il laisse tomber quelque chose ou si c’est lui qui se cogne. Je lui accorde le bénéfice du doute, mais je vais finir par croire qu’il le fait exprès, vraiment.

Je n’arriverai plus à me rendormir, mon cerveau s’est mis en marche et la lumière qui filtre entre les rideaux chasse toute l’obscurité. Autant me lever. Super, encore un matin gâché. Je prépare mon petit-déjeuner, et j’entends le voisin descendre les escaliers alors que je commence mes tartines : je suppose qu’il va travailler. Il a des horaires fixes, je subis donc fréquemment ces réveils forcés.

Je finis mon bol de chocolat et je vais me changer pour éviter de traîner en pyjama toute la journée. Il faudrait que je fasse le ménage…

J’ai du mal avec ce voisin, je dois bien l’avouer. Ce n’est pas seulement le problème des chocs occasionnels – sacré euphémisme – c’est toute une accumulation de petits éléments. Par exemple : l’année dernière, il a décidé de se mettre au violon. Je ne sais pas où il est allé pêcher cette idée, ni comment il a trouvé l’argent pour s’en offrir un – parce que s’il vit dans le même immeuble que moi, il ne croule clairement pas sous l’or – mais soit. Le premier problème de cet instrument, c’est que contrairement au piano, on ne peut pas y brancher de casque pour épargner ses fausses notes au monde. Le second problème, c’est qu’il n’y a rien de pire qu’un apprenti violoniste. C’est discordant, mais discordant ! Terrible, même ! Je l’ai haï, maudit, j’ai réfléchi au cambriolage du violon, à l’incendie volontaire, j’ai même envisagé la magie noire. Enfin, le temps passant, l’habitude s’est installée, déjà, puis il a progressé – un peu – et ses entraînements sont devenus plus supportables. Si je devais être honnête… c’est parfois très bien. On sent qu’il y met du cœur. C’est quand même de la nuisance sonore, malgré tout : il casse les oreilles de tous les résidents !

Ce qui m’agace aussi, c’est qu’il est toujours en train de cuisiner. Le bruit incessant des casseroles, des poêles, des saladiers, me vrille la tête. Je ne sais pas ce qu’il trafique, mais il y passe du temps en tout cas ! Il ne sait pas préparer quelque chose de correct, c’est pour ça que ça lui prend des heures, voilà tout. Il ne sera certainement jamais fichu d’être autonome. Même pas capable de faire une tarte, c’est sûr.

Non… C’est faux. Je suis injuste. L’odeur de ses plats embaume souvent le couloir et tout semble délicieux. Chaque fois que je rentre chez moi, les senteurs qui filtrent de son appartement m’allèchent.

Ah, mais il n’est pas seulement maladroit, il est distrait, aussi ! Une fin d’après-midi, je montais les escaliers en maudissant cet immeuble sans ascenseur, quand tout à coup j’aperçois, pelotonnée sur un bout de marche, une minuscule boule de poils toute tremblante. Je m’arrête, je regarde la bestiole de plus près : c’était un tout petit chat. Je me dis mince, qu’est-ce qu’il fait là, il a dû s’échapper de son appartement, comment faire pour retrouver le propriétaire ? Bonne poire, je le prends dans ma veste, je redescends tout en bas, et je me mets à sonner à chaque palier. Eh bien j’ai dû remonter tout le bâtiment jusqu’au dernier étage, parce que bien entendu : c’était son chat. Il m’ouvre donc paniqué, m’explique qu’il le cherche partout depuis une heure, et me remercie une bonne centaine de fois. Je lui ai froidement rétorqué de faire plus attention à son animal, et qu’il s’agirait d’être un peu responsable. Non mais. Il m’a gentiment souri et m’a remercié encore, m’a souhaité une bonne soirée, et a refermé la porte. Derrière lui, j’ai aperçu une étagère pleine de boîtes de thé colorées, bien rangées.

Je sais que certaines lui ont été offertes par d’autres voisins, comme ça, pour lui faire plaisir. Il est très apprécié. Il fait typiquement partie du genre de personnes qui m’exaspère. Toujours un sourire aimable, toujours doux, profondément gentil, attentionné même – ce qui est pire encore – toujours sociable, qui aime tout et tout le monde, capable de consacrer sans faillir ses efforts à des passions, de donner sans attendre de recevoir en premier. Le genre de personnes qui s’impliquent aux fêtes des voisins et autres événements du même style organisés dans le quartier. Il faut vraiment ne rien avoir à faire de ses week-ends pour y participer. C’est sûrement son cas ; l’autre jour je l’ai vu revenir avec une plante, une énième, qu’il a consciencieusement montée jusqu’à son étage. Son balcon en est déjà rempli ; je n’imagine pas son appartement. Quelle perte de temps, vraiment. Il en discute avec les voisins en plus ! Je les ai entendus évoquer l’idée d’un jardin participatif l’autre jour. Franchement. Ils se prêtent des livres aussi, font des lectures publiques, échangent. Ils se donnent juste de grands airs, à mon avis. Lui, dépose souvent ceux qu’il a déjà lus sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, avec un petit post-it « Servez-vous ». Seulement il ne s’arrête pas là, il rédige en plus un avis pour chaque livre, avec ce qu’il a aimé ou non, suivi des noms des résidents dont il pense qu’ils pourraient apprécier la lecture. Ridicule.

Après… il est vrai que son balcon est très beau, il s’occupe bien de ses pensionnaires. Et… j’admire sa gentillesse.

J’envie leurs relations, à tous. Et leurs interactions.

Ce voisin me paraît bienveillant ; je me sens presque en confiance. Peut-être qu’il pourrait me trouver une place, même une toute petite ? M’adresser quelques mots ? Il y a cette jolie boîte de thé que j’ai achetée il y a quelques mois et que je n’ai jamais utilisée ; elle traîne, je n’en fais rien. Demain, je la lui apporterai. C’est juste pour éviter le gaspillage, bien sûr. Rien d’autre. Juste pour éviter le gaspillage.

Commentaires

Bravo pour la forme du texte, elle communique très bien le ressenti de ton personnage, je trouve. Ça me fait un peu penser aux nouvelles d'Alain Damasio, pour le jeu sur les mots, je ne sais pas si tu as pu en lire. En tout c'est bien fait, comme d'habitude :)
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vendredi 13 juillet à 08h01
Merci beaucoup ! Ah ah je dois absolument les lire je le sais, tout le monde me le conseille x) Dès que j'ai un moment je m'y plonge !
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lundi 16 juillet à 20h14
Étrangement j'avais vraiment l'impression d'être le personnage, c'était d'ailleurs assez fort
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mercredi 18 juillet à 23h29
Je vais épouser cet homme, tu m'enverras son adresse en mp quand t'auras le temps ? Merci d'avance !
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vendredi 27 mai à 12h04