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Aloyse Taupier

samedi 25 juillet 2020

Papier, violette, filante

Trente-quatrième papier

Phineas Pout est entré dans ma vie le mois dernier. Une créature à la fois adorable et malicieuse, improbable et capricieuse, pourvue de canines acérées : tout un programme. J’ai vu passer cette annonce qui émanait d’un refuge près de chez moi ; il cherchait depuis plus d’un an à faire adopter ce petit furet albinos. Comme ses membres me l’expliquèrent lorsque j’allais le récupérer, les furets aux yeux rouges sont les plus difficiles à caser. Ils ne plaisent pas. J’ai tout de suite senti qu’on allait s’entendre : lui, que son apparence empêchait d’être aimé malgré sa sociabilité certaine, et moi, que l’absence de sociabilité gênait dans un monde tissé de conventions et d’obligations sociales. Tous les deux mal-adaptés. Avec ses 18 heures de sommeil, il était le compagnon parfait : pas besoin d’être toujours là pour lui et de lui consacrer tout mon temps. Pas besoin non plus de l’écouter se plaindre, de le consoler, de lui raconter mes soucis, puisque trois gratouilles et quelques jeux pendant ses six heures d’éveil suffisent.

Je l’ai recueilli sur un coup de tête, mais je me demande si ce n’est pas la meilleure décision de ma vie. Ne pas trop réfléchir a parfois du bon ; je l’oublie souvent, mais j’y travaille et M. Pout m’y aide grandement. Une bestiole aussi mal foutue et maladroite – sans mentir, il glisse, tombe et trébuche à minima dix fois par jour – est l’incarnation même de la spontanéité. Le voir courir dans tout l’appartement sans se poser de questions me rappelle qu’exister est d’ordinaire bien plus simple que ce qu’on veut nous faire croire. C’est nous qui, régulièrement, complexifions inutilement.

Comme je travaille à la maison, Phineas m’assiste aussi dans la gestion de mon emploi du temps. Il m’encourage à faire des pauses ponctuelles en venant me visiter lorsqu’il se réveille, m’incite à abandonner les heures supplémentaires pour prendre un moment pour moi – et au passage pour lui – me pousse à jouer, à m’amuser : une compétence que je ne cultivais plus. Le voir dormir toute la journée est comme une note mentale qui me souffle régulièrement que le repos est important, il contribue donc aussi à ma remise en place d’un rythme de sommeil correct.

Il ne souffre pas d’avoir à faire connaissance avec de nouvelles personnes tout le temps, il n’y a que mon meilleur ami que je fréquente périodiquement et que j’invite chez moi. La première fois qu’Adel est venu après l’adoption, Phineas lui a tourné autour, curieux, puis a rapidement quémandé des gratouilles. Un humain de plus pour s’occuper de lui : c’était le bonheur ! Il l’a très vite intégré à nos petits rituels et à nos jeux, et lui fait la fête en poutpoutant chaque fois qu’il passe à la maison. Adel met un point d’honneur à me sortir de mes routines, de mon travail et des réflexions intérieures interminables dans lesquelles je peux me perdre ; il était ravi de voir l’effet bénéfique qu’a Phineas sur moi.

Pour son anniversaire, et aussi pour le remercier de sa présence infaillible et de sa considération, je l’ai invité à manger hier soir. Je pense qu’il ne s’attendait à rien d’extraordinaire, d’autant qu’il sait que je ne cuisine pas souvent, mais cette fois j’ai voulu lui rendre hommage. J’ai cherché des recettes pas trop compliquées, mais qui donnaient l’eau à la bouche et l’illusion d’être élaborées. J’ai passé la quasi-entièreté de ma journée aux fourneaux, et il y a bien deux-trois plats que j’ai ratés au moins une fois. Phineas a joué un peu autour de moi pour me tenir compagnie, une petite heure, puis il est retourné se coucher. J’ai tout de même réussi à réaliser quelque chose de présentable, à monter une belle table, et mon appartement sentait délicieusement bon quand Adel est entré. Là, il a compris que je n’avais pas chômé. Phineas est venu l’accueillir comme à son habitude et l’a entraîné vers la table.

De ma voix la plus sirupeuse, j’ai déclamé : « Monsieur, ce soir en apéritif, tapenade d’olives vertes pour toasts grillés, et mini-feuilletés aux saucisses végétales ». Je jurerais avoir vu la gourmandise s’allumer dans ses yeux. J’ai apporté les ramequins sur la table, mais assez rapidement nous avons préféré nous installer par terre autour la table basse, avec l’ordinateur pour regarder des vidéos. Pour le gros du repas, nous avons décidé de faire un effort et de nous asseoir à la grande table que j’avais décorée, pour lui faire honneur. En entrée, j’avais préparé une crème de petit-pois à la menthe, servie froide, avec des graines de courge grillées aux épices et des croutons de pain frottés à l’ail, sortant à peine du four. Le plat principal m’a demandé une vigilance constante et j’ai surveillé sa cuisson comme si ma vie en dépendait. En sont ressorties des aiguillettes de seitan marinées dans leur sauce au vin flambée et une purée de pommes de terre à l’ail maison. C’était délicieux et nous n’en avons pas laissé une miette, ce que nous avons regretté arrivés au dessert. J’ai sorti du frigo des petites verrines de mousse de fraises, surmontée d’une crème à la pistache elle-même parsemée d’éclats de biscuits croquants. Le frais nous a fait du bien et nous a permis de terminer le repas sans trop d’encombres. Phineas est venu grimper sur moi à la toute fin et s’est rendormi.

Mon furet sur les genoux, j’ai contemplé Adel. Je lui faisais aveuglément confiance et j’aurais pu remettre ma vie entre ses mains sans une once d’hésitation. Je ressentais le lien profond qui nous unissait et me promettais de le chérir, encore. Sa bienveillance, son attention, sa gentillesse ont toujours irradié mon cœur et le réchauffent à chaque instant. Quelle joie, et quelle chance, d’avoir un ami pareil.

Après avoir savouré quelques minutes, je lui ai proposé de regarder un film. J’ai déposé Phineas dans son hamac et nous sommes montés dans la mezzanine, mon cocon. Elle surplombe le reste de l’appartement, est cloisonnée : c’est presque une pièce à part entière, un peu comme un grenier. J’y ai mis beaucoup de coussins pour me faire un nid, un canapé sur lequel on peut s’affaler, une petite lampe, une table basse, et un meuble télé avec une platine, un écran et mes consoles. Aux murs, des posters, partout. J’ai attrapé un grand plaid et nous nous sommes installés l’un contre l’autre. Il était déjà tard ; j’avais du mal à garder les yeux ouverts, à me concentrer sur le film. Finalement, nous nous sommes endormis comme ça. Ma dernière sensation avant de sombrer a été son épaule chaude contre ma joue.

Commentaires

J'ai trouvé cette vision fantastique : « Ici une jeune cheffe fraîchement reconnue pratiquait ses découpes, là un couple à table qui n’a pas besoin de mots pour se comprendre. Un étudiant qui procrastinait dans un monde meilleur un peu pixellisé par peur du recalage, et derrière un store multicolore passé, un vieux monsieur faisait jouer sa main droite contre sa main gauche aux échecs, alors que son chat goûtait l’air sur le balcon. » !

Et bravo pour ce texte, il est très inspiré :)
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samedi 25 juillet à 17h59
Je suis vraiment fan du style de ce texte, il est très agréable à lire. J'aurais bien aimé comprendre ce qu'il s'est passé au début, avoir une approche plus profonde de ces sentiments liés à la fuite. Je rejoins Julien sur la description des rues, très sympa, on s'y croit !
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dimanche 26 juillet à 02h15
On a tous besoin d’un Phineas Pout <3 Absolument adorable ! Tu réussis à l’utiliser comme prétexte pour évoquer des choses très importantes !
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vendredi 27 mai à 12h05