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Aloyse Taupier

samedi 25 avril 2020

Papier, violette, filante

Trente-deuxième papier

Il arrive qu’abandonner soit finalement la solution la plus pertinente.

Cette pensée – réjouissante s’il en est – me traverse alors que je déguste, dans mon restaurant préféré, un délicieux mille-feuille de pommes de terre au thym avec ses légumes croquants et son jus brun au poivre du Sichuan. C’est peut-être le réconfort qu’il me procure, ou sa chaleur investissant mes joues, qui me permettent de reconsidérer ma situation avec plus de calme. Il y a quelques heures encore, ce nuage orageux était toujours en bruit de fond ; je refusais pourtant de lui accorder une minute de mon attention. Comme à une vieille douleur qui revient régulièrement, qu’on laisse traîner parce qu’on ne prend pas le temps de s’en occuper. Une vieille épine à laquelle on a fini par s’habituer malgré tout : elle s’est presque fondue dans notre essence. Quelle personne serions-nous, sans elle ? Nous ne nous souvenons même plus à quoi ressemblait avant.

Ce n’est certes pas le premier mur au fond de l’impasse sur lequel je m’acharne en vain, ni le dernier. Certains événements, certaines interactions, certains échanges, sont-ils voués à nous laisser un goût amer ? À nous emplir de tout un tas d’émotions désagréables ? Pire, à distiller un peu de poison dans nos veines : un poison qui ne se dilue qu’à très long terme ?

Spontanément, lorsque ces interactions, ces échanges, se mettent en travers de nos routes, nous luttons. Pour améliorer la situation, pour nous défendre, pour ne pas céder un pouce de terrain, pour que notre avis soit entendu, parce que nous ne voulons pas laisser les choses en l’état. Nous ne supportons pas l’échec. Nous préférons nous battre contre des moulins plutôt que d’admettre qu’il n’y a plus rien à faire.

Oh, mais cette sagesse émergente ne m’apparaît pas par magie. Les occurrences précédentes de combats perdus d’avance furent drainantes, exténuantes, même. Grâce à elles, j’ai découvert que l’esprit pouvait s’user jusqu’à atteindre un point de rupture, comme le corps. Forcément, c’est ce qui finit par arriver lorsqu’on bataille sans cesse et qu’on y engage toutes ses forces sans retenue. Sans prendre du recul, sans accepter de voir qu’il n’y a plus rien à quoi se raccrocher pour agir, que le chemin providentiel vers quelque chose de meilleur est bloqué. Nous avons la conviction que tout peut être résolu. Que si nous y mettons assez d’efforts, tout s’arrangera. S’il est vrai que tout peut être délié, ça ne veut pas dire pour autant que tout peut l’être de la façon dont on le souhaite. C’est ce que je commence enfin à comprendre, alors que la douceur des légumes et la rondeur du poivre se mêlent sur ma langue. Je crois… oui, je crois qu’il est temps de faire le point. Recadrer : où vais-je, que veux-je, pour quelles raisons et avec quelles limites ? À quel prix ? Surtout, quelle est la personne que je désire être ? Qui suis-je ? Voilà bien longtemps que je n’ai pas répondu à cette question pour moi-même.

Première étape : mettre un peu d’ordre dans le ciel déchaîné qui tourmente ma tête en arrière-plan. Les cumulonimbus de ce côté, les nimbostratus de l’autre. Si je lâche prise maintenant, si je décide de me retirer de l’interaction, d’accepter ma propre impuissance, j’aurai l’impression de ne pas avoir fait tout ce dont j’étais capable. De ne pas avoir combattu avec suffisamment d’ardeur. Que ma volonté n’était pas assez forte pour changer le cours des événements, bousculer les positions. Que j’ai pris la fuite. Plus terrible encore : que j’ai abandonné. Les ressources que j’ai déjà investies, trop, seront perdues. Je risque d’avoir des remords, de me rendre compte, des mois, des années après, que j’aurais dû agir autrement. J’aurais le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur de mes propres exigences.

Pourtant, une petite voix me souffle : « Et alors ? ». Si c’est effectivement une impasse, il n’y a rien de plus à faire. Véritablement. S’acharner contre du béton et des briques n’a pas de sens : peu importe à quel point on les frappe de nos poings nus, elles ne cilleront pas. Ce n’est même pas une question de volonté ; si ça l’était, tout serait plus simple. Et puis, même si elles pouvaient trembler, se desceller d’un infime centimètre, même si je pouvais obtenir un semblant de résultat : à quel prix ? Est-ce qu’une demi-victoire vaut d’abandonner à leur ciment granuleux ma santé mentale, ma tranquillité d’esprit, les heures durant lesquelles je me retourne dans mon lit, mes cauchemars, même ? Non, je ne le pense pas. Cette victoire n’aurait qu’un goût amer, relevé par l’acidité d’avoir trop perdu pour l’obtenir. Bien moins savoureuse que le jus corsé qui stimule mes papilles à cet instant, allègrement saucé à l’aide de morceaux de pain croustillants.

Il est honorable de se battre pour ce en quoi l’on croit, mais il s’agirait également de choisir mes batailles, de ne pas devenir le chien qui se lance à perdre haleine derrière toutes les voitures. Si, dans le futur, j’en viens à comprendre ce que j’aurais dû faire à ce moment-là, ce que j’aurais pu faire à ce moment-là, alors j’aurai évolué et trouvé les réponses que je cherche en cet instant. Cela veut aussi dire qu’après tout le temps que j’y ai passé, je n’en étais pas capable aujourd’hui. Et ça n’est pas grave. Il est également possible que je ne trouve jamais cette manière pleinement satisfaisante dont j’aurais pu résoudre le problème qui me pèse aujourd’hui. C’est tant pis. Vraiment, tant pis. Peut-être qu’il n’y avait pas de « bonne » chose à faire, de « bon » moyen de démêler la pelote de laine pour que le résultat convienne à tous les partis. En prendre conscience est la deuxième étape. Dans ces cas-là, il faut trouver la résolution qui causera le moins de dommages possible. C’est une forme de solution. Difficile à accepter, mais finalement, la meilleure. Surtout, la seule plausible, vraiment.

La baie vitrée du restaurant donne sur le lac ; ses eaux sont agitées, ce soir. Le temps est à la tempête. Pourtant, le tonnerre ne nous parvient pas : la grande salle est une oasis de calme dans ce chaos. Je laisse mon regard caresser la crête des vagues. La préservation des autres est bien plus facile à mettre en œuvre que la sienne propre. Prendre soin des autres est valorisé : nous savons que c’est juste, souvent loué, même. Prendre soin de soi, en revanche, demande plus de labeur. Souvent perçu comme de l’égoïsme, on n’en retire aucun encouragement provenant de l’extérieur, parfois tout l’opposé. Cela demande d’avoir suffisamment d’estime et de respect envers nous-mêmes pour faire ces efforts seuls. Peu en sont capables. Moi-même, je ne le suis pas encore. La satisfaction que l’on en retire est bien plus difficile à trouver, à ressentir. C’est comme pour la cuisine : passer du temps à mijoter un plat pour les autres dans lequel on met toute son affection est assez simple. Leur bonheur, leurs compliments, leur appréciation, nous récompensent. En faire de même pour nous, y mettre de l’amour aussi, est en revanche beaucoup plus complexe. Pourtant, je ne vaux pas moins que quelqu’un d’autre, et cet autre ne vaut pas moins que moi. Je commence à croire qu’il est possible de s’occuper des deux, des autres comme de soi, sans avoir à choisir à qui consacrer son temps. Arrêter de lutter et de s’user pour une cause perdue pourrait être la première planche du pont qui permettrait de tout concilier. Se préserver, soi et les autres. Je vais prendre un vacherin à la framboise sur son lit de crème à l’estragon, pour terminer mon repas et adoucir mon esprit.

D’arriver à la conclusion que mon meilleur choix est sûrement d’abandonner… cela me soulage étrangement. Je crois… oui, je crois que c’est la réponse que je cherchais depuis tout ce temps. Elle était évidente, mais je ne pouvais m’y résoudre. Lorsque j’observe la situation telle qu’elle est actuellement, ainsi que toutes celles qui m’ont posé problème avant, un même schéma se dessine. J’ai toujours pensé qu’il valait mieux avoir des regrets que des remords, mais peut-être bien que je vais accepter d’avoir des remords pour cette fois. Peu importe à quel point j’ai tenté de dialoguer : ça n’a pas marché. J’ai eu le sentiment que cet autre parti ne m’écoutait pas, et peut-être a-t-il eu l’impression de ne pas être écouté non plus, malgré mes efforts pour qu’il en soit autrement. Si nous n’arrivons pas à communiquer sincèrement, alors rien ne peut être construit. Si rien ne traverse, autant parler à une porte close. Au final, peu importe de qui cette porte est la responsabilité. Tant pis. J’ai fait du mieux que j’ai pu, je l’ai vraiment fait. Et le mieux que je puisse faire, actuellement, c’est d’abandonner. Pour me préserver moi, me défaire de l’angoisse, de la colère, du sentiment d’injustice et de faiblesse, de la tristesse. Pour arrêter de frapper encore et encore sur un bloc compact qui ne se fissurera même pas. Je vais simplement me blesser, sinon. Je l’ai déjà fait, tant de fois. Pour préserver l’autre parti en face également, peu importe qui il est. Il faut que quelqu’un prenne la décision de tout arrêter. Maintenant. Oui, tout ne sera pas apaisé. Allons de l’avant. Laissons ce conflit non résolu devenir poussière et ne nous retournons pas pour l’apercevoir « juste une dernière fois ».

Sinon, la situation demeurera telle quelle. La porte restera fermée alors que je gaspillerai ma force. Petit à petit, mon énergie s’épuise. Toute mon énergie, pour tous les domaines de ma vie. Je me fais submerger. La vague me heurte, et je n’ai pas le temps de reprendre ma respiration que la prochaine me frappe à nouveau. Mon souffle s’amenuise, jusqu’au jour où l’air désertera mes poumons. Personne ne doit en arriver là. Il en est de la responsabilité de tous et de toutes. Cessons ces conflits interminables si nous savons pertinemment qu’ils sont voués à l’échec. Cessons d’écouter nos fiertés mal placées et inutiles, de vouloir toujours tout arranger, de vider nos forces et celles des autres en vain.

À mesure que cette résolution nouvelle s’ancre dans mon esprit, toute cette accumulation, qui découle de toutes ces fois où le sentiment d’impuissance a balayé mon cœur, reflue peu à peu. Je sais qu’il reviendra me visiter parfois ; c’est inévitable, mais il ne sera plus présent en arrière-plan à chaque instant. Je l’accueillerai. À mesure que cette résolution nouvelle m’apparaît comme une solution satisfaisante, et même plus, comme celle que j’aurais dû choisir depuis longtemps, ma vision se trouble et mes yeux me brûlent. La beauté du dessert, sans doute.

Commentaires

Cette personne a bien de la chance de se sentir si épanouie dans son travail, et une partie de sa clientèle semble si adorable ! Ça fait chaud au cœur :)
(Gros coup de cœur pour la dame aux Rangers)
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samedi 25 avril à 11h53
Quelle belle structure de texte ! Avec des thèmes très profonds...
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vendredi 27 mai à 12h04