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Aloyse Taupier

vendredi 25 janvier 2019

Papier, violette, filante

Vingt-et-unième papier

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Chaque jour. Chaque jour je viens ici et j’oublie tout. Chaque jour j’attends ce moment où, enfin, mon cœur me laissera en paix. Je me tiens ici, debout sur le sable, et j’attends. Qu’il pleuve, qu’il vente, ou que le soleil brille, je sors de chez moi et je viens ici. Je m’y rends toujours à pied car je n’habite pas très loin. Je me souviens d’un jour, où il avait tellement neigé qu’avancer d’un seul pas était laborieux. Pourtant, je suis venue quand même. Comme d’habitude. Et je suis restée quand même, comme d’habitude. Je me souviens aussi de tous les jours, avant, où je ne venais pas ici pour me vider l’esprit. Bientôt, le nombre des jours d’avant et le nombre des jours de maintenant seront équivalents. Quelque part, cela me rend triste.

On m’a dit d’aller voir un psy, d’aller consulter, qu’il pourrait m’aider. Peut-être. Peut-être que cela marcherait. Mais je ne veux pas être aidée. Je me sens bien dans mes regrets et ma nostalgie. Comme dans un cocon. Si j’en sortais, il faudrait réapprendre à vivre. Si j’en sortais, il faudrait réapprendre à parler. Les choses sont plus simples depuis que je suis devenue muette. Et je rentre dans cette période où les gens ont arrêté de s’étonner, d’essayer, de se préoccuper de moi. Je rentre dans cette période où on me laissera enfin tranquille, seule. Avant, j’écrivais sur un carnet, pour me faire comprendre. Mais maintenant je ne le fais même plus. Je m’enferme dans mon mutisme, chaque jour un peu plus, et je n’arrive pas à me sentir concernée. Je sombre inexorablement dans l’apathie. Je suis fatiguée.

Toutes les nuits je fais des cauchemars, je me réveille en sueur, parfois en sang de m’être griffée dans mon sommeil, et je reste assise avec le chat, jusqu’à l’aube. Toutes lumières allumées. Et quand je ne fais pas de cauchemars, je me réveille environ toutes les heures. C’est si épuisant. Me laisser glisser dans l’apathie… Si seulement cela pouvait m’apporter un peu de repos. J’aimerais dire que je n’en peux plus. Mais il y a si longtemps que je n’en peux plus que ça n’a plus aucun sens. Je pense, j’espère, qu’un jour je trouverai l’équilibre, que, peut-être, tout ira mieux. Mais j’attends toujours, et je suis chaque heure plus fatiguée. Peut-être que je devrais déménager. Mais si je déménage, je n’aurai plus cet endroit où je viens tous les jours. Et je n’aurai plus cette maison. Cette maison que je déteste et qui me fait souffrir à chaque instant. Étrangement, je ne veux pas la quitter. Elle me le rappelle trop.

Bien sûr, je suis passée par les stades habituels. L’incompréhension : j’ai continué à vivre comme si de rien n’était, comme s’il était parti en voyage et qu’il allait rentrer. Ensuite, comme il ne rentrait pas, j’ai fait comme s’il était toujours là, comme s’il vivait toujours avec moi. Je lui parlais, mettais le couvert pour deux, préparais de la nourriture pour deux qui finissait par périmer dans son assiette, ou que le chat mangeait tôt ou tard. Je mettais dans mes vases de nouvelles fleurs, tous les jours, car il n’aimait pas les voir se faner et sécher. Comme s’il passait toujours devant. Je continuais de laver et de repasser ses vêtements, en boucle. Je laissais traîner ses chemises le matin, pour avoir l’impression en rentrant qu’il avait passé la journée là. Je défaisais les draps de son côté pour faire comme s’il s’était levé. Je faisais couler l’eau pendant une heure quand j’étais dans la maison, pour croire qu’il se douchait. J’usais deux fois plus de savon, deux fois plus de shampoing, deux fois plus de tout, pour me persuader qu’il était toujours avec moi. Pour toujours. Puis j’ai arrêté, j’ai compris. Je suis passée par le deuxième stade, la colère. J’ai hurlé, pleuré, crié sur un Dieu auquel je n’ai jamais cru, cassé ses affaires, cassé les miennes, piétiné les fleurs, crié sur le chat, jeté ses bijoux, déchiré ses vêtements, broyé ses aliments préférés qui traînaient encore dans la maison, crié sur les objets, les plantes, les cailloux, découpé les draps, les couvertures, pleuré toute la nuit, pleuré toute la journée, frappé dans les murs, frappé sur le sol, frappé sur tout ce qui passait jusqu’à avoir les poings en sang, brûlé ses jeux, son ordinateur, m’asphyxiant avec la fumée. Puis je me suis calmée. Comme ça, sans raison. J’ai arrêté de crier. J’ai continué à pleurer. J’ai arrêté de parler. J’ai continué à faire des cauchemars. J’ai arrêté de frapper. J’ai continué à avoir mal. Et maintenant j’attends. J’attends d’aller mieux, j’attends que la tristesse s’en aille, j’attends une lueur de vie qui ne reviendra peut-être pas. Et je l’attends lui, j’attends son retour, même si j’ai compris qu’il ne reviendrait pas, je l’attendrai toujours.

À compter de ce jour, j’ai commencé à sortir, pour aller voir la mer. Le bruit des vagues vide mon esprit. Et chaque jour je viens ici et j’oublie tout. Chaque jour j’attends ce moment où, enfin, mon cœur me laissera en paix. Je me tiens ici, debout sur le sable, et j’attends. Qu’il pleuve, qu’il vente, ou que le soleil brille, je sors de chez moi et je viens ici. Je m’y rends toujours à pied car je n’habite pas très loin. Je me souviens d’un jour, où il avait tellement neigé qu’avancer d’un seul pas était laborieux. Pourtant je suis venue quand même. Comme d’habitude. Et je suis restée quand même, comme d’habitude. Je me souviens aussi de tous les jours, avant, où je ne venais pas ici. Bientôt, le nombre des jours d’avant et le nombre des jours de maintenant seront équivalents. Quelque part, cela me rend triste.

Commentaires

Les maisons abandonnées sont un mystère dans lequel peu osent entrer, ce qui rend ce point de vue si intéressant :)

Évidemment j'ai apprécié ce texte, comme d'habitude. Tu te projettes vraiment bien dans ces tranches de vie. Sinon, j'ai un doute quant à l'usage du conditionnel dans la phrase « et je n’aurais probablement pas d’insomnies ». Je sais que c'est une déduction, mais je la verrais plutôt au futur simple
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vendredi 25 janvier à 14h59
Merciii ! :3 C'est vrai que maintenant que tu le dis, ça passe mieux au futur simple qu'au conditionnel !
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samedi 26 janvier à 15h31
j'admire toujours la façon dont tu arrives à créer l' ambiance... Chapeau!
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lundi 11 février à 21h05
Eh eh merci beaucoup ! C'est toujours le plus difficile !
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dimanche 24 février à 17h28
« À bientôt, vieille amie. » : j'aime cette fin, conclusion parfaite pour la lecture d'un texte qui, à l'image de cette maison, se visite avec autant de plaisir à chaque fois :)
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vendredi 3 janvier à 11h32