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Aloyse Taupier

lundi 10 septembre 2018

Papier, violette, filante

Seizième papier

L’étendue blanche est encore immaculée. C’est une inquiétude que je ressens toujours : faire le premier pas. L’appréhension de devoir briser l’unité parfaite, comme une nouvelle page sur laquelle il faut commencer à écrire. Et on voudrait que le premier geste soit impeccable, pas une bavure, pas une rature. Savoir où l’on va pour ne faire aucune erreur. Bien sûr, ça n’arrive pas souvent. Presque jamais, en fait. On rectifie toujours le premier mouvement, et tous ceux d’après. Et à force de corriger les mêmes choses, on apprend.

Il y a deux types de personnes qui m’agacent : celles qui me disent que j’ai du talent, qui me voient comme si un dieu bienveillant s’était penché sur mon berceau, et celles qui m’annoncent sans sourciller qu’avec un peu de travail, c’est facile ; que s’ils avaient le temps, eux aussi pourraient le faire. Très bien. Faites donc alors. Je vous regarde.

Mais ça ne va pas, ça ne va pas, je ne peux pas m’énerver déjà. Je ne dois pas attaquer ma matinée et ma création dans cet état d’esprit. Ça risque de se ressentir après, les couleurs que je choisirai seront chaotiques. Je dois m’apaiser, laisser le calme s’écouler tranquillement dans toutes les parcelles de mon corps. Faire le vide pour pouvoir me concentrer le plus possible. Plus j’y arriverai, meilleurs seront mes travaux.

Je n’ai pas encore d’inspiration, mais ça viendra, je le sais. En réalité, c’est faux, je ne le sais pas. Je ne sais rien. Et si je n’avais plus jamais d’idées ? Non, il faut qu’elles viennent à moi, aujourd’hui encore. Pour ça je dois ouvrir mon esprit, le laisser vagabonder à la recherche de quelque chose : mais sans perdre ma concentration. Ce ne serait que divagation sinon. Je dois aboutir à quelque chose. Avoir une vision globale de ce que je veux, avec les couleurs les plus saillantes. Ce sont elles qui donnent la tonalité et qui sont les plus importantes. Elles sont la base de tout. La première palette.

Je ne sais pas depuis combien de temps je cherche, mais ça y est. C’est parti. Je n’ai qu’une image floue, mais je vais m’appliquer à la préciser touche par touche. Mon pinceau pour épée, nous allons faire en sorte de démêler tout ça. Peu importent les ronces, les branches et l’orage, nous vaincrons. Non sans mal, ça c’est sûr, mais nous vaincrons. Mes peintures sont prêtes, mes pigments aussi. J’utilise les deux pour toujours réussir à obtenir « la » couleur exacte. Celle dont j’ai besoin. Celle qui reflétera précisément ce que je veux transmettre.

Et je commence par du vert, et de la lumière. Un vert feuille, clair mais pas trop. Un vert chaleureux, ensoleillé. Il va me falloir du temps avant de trouver le bon. Et quand finalement j’y arrive, je le place à peine sur ma toile que mon ventre se met à me tirailler. Tout ce temps déjà écoulé ! Parfois la lenteur avec laquelle je travaille me fatigue presque plus que l’effort du travail en lui-même. Presque. Bon, il est l’heure de s’alimenter. J’ai toujours envie de continuer un peu plus, voire de carrément sauter le repas, mais je sais que je dois faire attention à ma santé. Or, me priver de nourriture ne rentre pas exactement dans cet objectif.

Il me faut quelque chose de léger, de rapide à faire. Quelque chose de vert aussi. Plutôt un vert prairie, une teinte assez pâle. Ce sera du guacamole ; il me reste des avocats. Léger, rapide, et bon pour la santé : bingo. Je plie ça en un quart d’heure et je retourne travailler. Je dois m’occuper de ce vert lumineux et lui donner sa juste place. Il n’y a presque que du blanc pour le moment, c’est difficile de déterminer où cette teinte sera la plus mise en valeur. Je dirais que c’est l’étape la plus compliquée et technique, mais je me fais cette réflexion pour chacune. Je trouverai toujours ce processus douloureux, je crois. Je vais poser un peu d’émeraude ici déjà, quitte à le recouvrir après. Puis un peu là, à gauche, et beaucoup au centre. C’est pas mal. Je vais assombrir progressivement la peinture qu’il me reste, et dégrader certains endroits clés. Voilà. Je m’approche de ce que je veux. Un peu de menthe, un peu de sinople, quelques très faibles notes de lime, pas mal de malachite et de jade, et puis de l’absinthe, bien sûr. Ah, sans oublier le prasin et le vert d’eau, ça n’a pas de sens sinon, il manquerait quelque chose. L’harmonie n’est pas parfaite encore, mais elle est en bonne voie. À voir quand je m’approcherai de la fin si je ne dois pas rajouter un peu de smaragdin, mais je ne pense pas. Je ne veux pas que ce soit trop touffu non plus et qu’on s’y perde. Les rayons doivent pouvoir circuler.

Maintenant le bleu. Je vais devoir y passer un sacré morceau de temps ; j’ai besoin de beaucoup, beaucoup de nuances. Peintures et pigments vont devoir s’allier pour étendre mes possibilités. La fin de l’après-midi arrive et je n’ai toujours pas obtenu ce que je voulais ; il faut que je fasse une pause, ça commence à m’agacer. Autant aller marcher un peu, m’aérer l’esprit et les sinus. Il y a un lac près de chez moi et il fait beau ; je vais y débuter ma promenade, puis j’en ferai le tour. Il fait moins chaud dehors qu’à l’intérieur : c’est parfait. La brise va me rafraîchir le cerveau et stimuler mes idées. Je dois avancer plus loin. Toujours plus loin. Stagner par paresse n’est pas envisageable.

Je m’arrête un moment pour regarder les carpes koïs nager entre les bambous qui émergent de l’eau, bleu cérulé, puis je repars. Leurs couleurs m’ont donné une nouvelle idée. J’ajoute mentalement des détails à mon tableau. Il ne faut pas qu’il soit surchargé non plus ; je dois garder l’équilibre. C’est très important l’équilibre. J’attaque mon deuxième tour, quand une conversation que j’ai entendue à la radio me revient. Les invités devaient donner leur avis sur l’art moderne et l’art abstrait. C’est courant en ce moment. Seulement il n’y avait que deux types de personne, les passionnés et ceux qui détestaient ça. Chacun avait des arguments qui me paraissaient pertinents, et c’est vrai que cette espèce d’art urbain avec des urinoirs, des lampadaires ou que sais-je, me laisse de marbre. J’ai l’impression que c’est seulement pour les gens snobs. D’ailleurs, les invités qui défendaient ce type de travaux faisaient de grands discours sur la subtilité, la subversion de ces œuvres, sans rien mentionner d’autre. Pareil pour l’art abstrait ou les monochromes. Comme s’il fallait absolument qu’il y ait un sens profond derrière chaque composition, alors que la beauté suffit amplement. Après je ne sais pas, peut-être que certaines personnes sont vraiment émues par des lavabos et qu’il y a quelque chose que je ne comprends pas, qui ne m’atteint pas.

Bien sûr que c’est une aberration de vendre des tableaux bleus unis à des millions d’euros. Mais si ces tableaux ne valaient pas plus que n’importe quel autre, et qu’ils n’avaient pas plus de couverture médiatique, tout le monde s’en ficherait probablement. Il manquait à cette émission un individu qui aime l’art moderne comme on aime la tarte aux framboises, c’est-à-dire simplement. Quelqu’un qui se sentirait touché par certaines œuvres et pas par d’autres, sans bien savoir pourquoi, peut-être à cause des couleurs. Quelqu’un qui verrait du tableau la beauté qu’il dégage, sans avoir besoin qu’il y ait un sens. S’il est abstrait eh bien tant pis, il est abstrait, ça n’en fait pas une fausse peinture ni un chef-d’œuvre. Ça en fait une création dont l’auteur a su toucher quelqu’un. Et c’est tout. Entendre le point de vue de cette personne aurait été intéressant. Pourquoi toujours vouloir compliquer alors que ça peut être aussi simple que « c’est joli, ça me plaît » ?

Le soleil commence à décliner, il faut que je rentre et que je poursuive tant qu’il y a encore assez de lumière. Sinon toute la perception des couleurs change et je ne serais plus capable de distinguer les mêmes teintes. Je m’y remets. J’arrive à finir mes bleus avant qu’il ne fasse trop sombre et à leur trouver une place pour la plupart. C’était plus rapide ; j’avais une idée bien précise en tête. J’ai mixé un peu d’indigo avec du persan pour la partie la plus importante, ajouté quelques touches de majorelle – celui-là m’a donné beaucoup de fil à retordre, ce n’est pas facile de l’apprivoiser – et souligné avec du charron. Puis j’ai fignolé avec un peu de bondi et de bleuet, très peu d’azurin mais il en fallait quand même, et de l’aigue-marine pour le final. Je m’arrête là pour ce soir. Demain, il ne me restera que les dernières touches à apporter et quelques corrections à faire. Je devrais terminer en début d’après-midi.

Je vais m’installer sur mon fauteuil dehors, et je mange ma salade de fruits en regardant le soleil se coucher. Quand il a complètement disparu, je rentre et je fais la vaisselle. Avant de fermer ma porte à clé je jette un coup d’œil au ciel : il devrait faire beau demain aussi. Je range un peu et remets en place tout mon matériel, puis je décide d’aller me coucher. Il n’est pas très tard, mais le sommeil m’aide souvent à développer l’image que j’ai en tête. Les rêves également peuvent être pleins de ressources, et m’apporter de nouvelles couleurs. J’allume toujours une bougie un peu avant de m’endormir, on dit que ça les attire. Et je l’éteins juste avant de sombrer. Je me plonge sous ma couette, puis je laisse mes yeux dériver sur le plancher, qui est plutôt grège. Il est couvert de taches de peinture qui ne partent pas, mais je trouve ça joli. Il est unique et reflète qui je suis. Je m’enfonce dans mon coussin moelleux et frais. J’ai encore beaucoup de boulot demain, même si je n’ai pas chômé aujourd’hui. Je savoure un instant ce sentiment d’avoir bien travaillé, avant qu’il ne s’en aille. Je pense à ma toile et à la vision que j’ai en tête, mais bientôt, je sens la fatigue qui envahit tout mon corps. Je souffle ma bougie et je ferme les yeux. J’ai hâte de rêver.

Commentaires

Comme d'hab, ça vient du cœur et ça crie le vrai. Félicitations
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mardi 11 septembre à 10h03
C'est magnifique et très poétique. Te lire est clairement l'un de mes plus grands plaisir ! J'adore !!
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lundi 1 octobre à 19h03
Merci beaucoup pour ces compliments ! Je suis heureuse que tu aimes, ça fait plaisir d'avoir une lectrice assidue comme toi :3
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mardi 2 octobre à 13h34
Assidue je ne sais pas puisque je passe seulement quand j'ai le temps (et avec mes nouvelles études c'est pas facile) mais je fais au mieux pour lire tout le monde quand c'est possible !
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vendredi 30 novembre à 18h17
Très fan de celui la !
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jeudi 25 octobre à 17h39