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Georges-René Floréal

dimanche 16 septembre 2018

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

Fuite d'âmes [1] - L'île bleue

Tout le monde a une histoire à raconter. Tout le monde pourra vous expliquer assez facilement ce qu’il aime faire, avec qui il aime être ou ce qui le touche dans la vie. Les gens se retrouvent dans ce genre de choses, dans ces mots qu’ils prononcent ou écrivent et qu’ils se donnent les uns aux autres. Les parents parlent aux enfants, les voisins discutent avec les voisins, les citoyens s’adressent aux nations et les nations parlementent avec l’Histoire. Ainsi marchent les règles du monde auquel j’appartiens.

Pourtant, dans cette foule de récits et parmi toutes ces créatures de paroles et d’encre qui peuplent ces terres, il y en a une un peu spéciale qui n’a aucune histoire à raconter. Seule, perdue sur un îlot où mutisme et ignorance font loi, elle se recroqueville sur elle-même et capte le vent des âmes qui vivent aux alentours. Cette créature, c’est moi. Plutôt, cette créature, c’est nous. Enchanté.

Article de : « Guy, le Journal de Bord » – Jour – 39 : Pierre.

En ce jour, la matinée promettait d’être belle. Les lointaines lueurs des dernières étoiles laissaient peu à peu place à un bleu pâle habillé par les nuances de l’aube naissante. Une légère brise prenait soin de nous rafraichîr corps et âme, dans cet archipel où la température ne se montrait jamais clémente. En pleine journée, seule l’ombre protectrice des quelques arbres plantés hasardeusement par le destin permettait de supporter la chaleur.

Pierre était là, le cœur fatigué, sur le point de mourir. Allongé sur le sable et les yeux perdus dans le ciel, il respirait fébrilement. Je posai doucement ma main sur son épaule et le rassurai.

— Ne t’en fais pas, ça sera rapide. Beaucoup m’ont dit qu’ils n’avaient pas souffert.

Pierre était un homme arrivé à la moitié de sa vie d’adulte, légèrement en embonpoint et avec un visage agréable d’où ressortaient deux yeux bleu glacé. Bien que rendus las par l’attente de la mort, ils continuaient à donner à son regard une profondeur saisissante, qui détonnait avec son comportement de quarantenaire pas tout à fait sorti de sa vingtaine. Dans la vie, et même si cela ne l’avait pas empêché de trouver un travail dans l’immobilier, Pierre n’avait jamais été quelqu’un de vif ou d’intelligent ; il avait marché le long de son chemin sans penser à grand-chose d’autre qu’au pas suivant. Il avait jusque-là vécu tranquillement, avec ses bons et ses mauvais côtés. Parfois, il avait pris de son temps pour aller donner de la nourriture et des couvertures aux sans-abris de son quartier, et, parfois, il avait menti par omission sur l’état réel d’une plomberie vieillissante pour vendre plus facilement une maison. Vous voyez, ce genre de choses. Par bien des aspects, il me faisait penser à ces gros chiens simples et lents que tout le monde aime pour leur grasse bonhomie. En définitif, il n’était pas un mauvais bougre ; raison pour laquelle, quand j’ai entendu le son de son trépas retentir, je me suis dit qu’il n’avait pas mérité de mourir seul.

Avant celle de Pierre, dois-je peut-être vous préciser, la dernière vie que j’avais écoutée avait été celle d’un infirmier. Je n’en avais pas manqué une goutte et j’étais d’ailleurs encore plein de ses souvenirs ; dans ma tête flottait tout un tas de lits sales, de patients encombrant la salle d’attente et de familles toutes serrées autour d’un dernier au revoir. Les odeurs des couloirs, celles de l’urine et du sang me suivaient dans une continuelle brise faite de souvenirs, même au beau milieu de cette plage drapée dans l’obscurité déclinante de l’aube prochaine qui, vous le comprendrez aisément, n’avait pas grand-chose à voir avec l’indifférence quotidienne et la froideur des bâtiments publics hospitaliers. Je ne me rappelais plus tout à fait son prénom – Étienne ? Étann ? – mais je connaissais tous les gestes de premier secours, et ce que je devais faire et dire aux gens au moment de leur mort.

— Je crois en toi, me dit Pierre dans une respiration saccadée. Je sais que tu as un don, je sais que tu peux réellement voir l’au-delà. Les autres t’ont fui mais j’ai toujours eu confiance en toi.

Il toussa deux fois et prit le temps de retrouver son souffle. Ses yeux se plantèrent dans les miens.

— Dis-moi quelque chose : une fois parti, est-ce que je vais pouvoir revoir ma femme ? J’aimerais tant la sentir à nouveau toute contre moi. On avait l’habitude de se prendre dans les bras tous les soirs, quelques secondes avant de se mettre au lit, quelles que soient les journées, les joies ou les colères. On avait écrit ça dans nos vœux le jour de notre mariage, tu sais, et on l’a respecté chaque jour que Dieu a fait. À sa disparition, j’ai appris qu’elle avait fabriqué un coussin avec un des T-shirt qu’elle portait quand elle faisait du sport ; elle me l’avait fait pour que je puisse le serrer contre moi. Elle m’avait permis de continuer à tenir ma promesse envers elle, tu vois. Tous les soirs, je me retrouvais avec son coussin dans les bras, et je lui racontais brièvement ma journée. C’est sûrement stupide et enfantin, mais ma femme a été la seule chose qui m’ait jamais fait me sentir bien dans ma vie. Malheureusement, au bout de quelques semaines, l’odeur s’est dissipée. Je me suis levé un matin, je l’ai pris dans mes bras, et je n’ai plus rien senti. J’ai regardé dehors, il allait pleuvoir, et je suis resté des heures devant la fenêtre ; je savais que cette fois, je n’aurai plus jamais rien d’elle. Je donnerais tout pour la revoir. Est-ce que, toi, tu sens sa présence ? Est-ce que tu sais si elle m’attend ?

Je pris quelques secondes pour me concentrer. Quelques filaments brumeux virevoltaient autour de nous ; certains avaient même une forme presque humaine, mais je n’en voyais aucun qui semblait s’intéresser à Pierre pour le moment. Les âmes, qui m’apparaissaient sous ces formes indistinctes, allaient et venaient comme les vagues de la mer qui nous faisaient face ; j’aurais pu leur demander des informations sur la femme de Pierre mais je ne me voyais pas perturber leur balancement tranquille pour le moment.

Tandis que je gardais le silence, le vent finit par décrocher la feuille d’un arbre voisin, et elle vint se poser non loin de nous. Sa tige était vieille, noire de la moisissure des végétaux déjà pourris, mais sa feuille en forme de pique et au corps épais, resplendissait d’un vert clair. Je la pris en main et la portai à mon visage ; elle sentait bon.

— Tu ne vois pas ma femme, c’est ça ? me demanda-t-il.

Je revins vers Pierre et lui mis la feuille dans la main.

— Tu vois cette feuille ? Elle provient de ces arbres-là, de ceux qui protègent du soleil sans jamais faillir. Ils sont si robustes qu’ils poussent sous les chaleurs les plus arides et dans les sécheresses les plus extrêmes, mais ce n’est pas tout. Lorsque les hommes essaient de les couper pour en brûler le bois, aucune hache ne parvient à en égratigner l’écorce ; les fruits qui y poussent regorgent d’un jus plus pur et plus rafraichissant que l’eau, mais la coque qui le contient est si dure que nombreux sont ceux qui se sont littéralement brisés les dents de désespoir en essayant de les ouvrir. Les feuilles sont tout aussi résistantes, elles tiennent bon lors des canicules comme dans les violentes tempêtes tropicales. Ainsi, d’anciens dires expliquent qu’à chaque fois qu’une de ses semblables tombe par terre, c’est la parole même des Grands Esprits qui nous répondent directement. Voyons ce que les Esprits te répondent, Pierre ; mets cette feuille sous ton nez.

Pierre était désormais très affaibli mais il semblait avoir trouvé un courage nouveau. Tout en continuant à me fixer du regard, il puisa dans ses maigres forces pour amener sa main vers son visage et respira longuement le parfum de la feuille. Peut-être savait-il que je ne lui avais pas entièrement dit la vérité sur ce que nous faisions ici. Peut-être même se doutait-il que tout n’avait été qu’un jeu de dupe depuis le départ, et que je n’avais jamais été ce que j’avais prétendu être. Il se trouve que je suis plutôt doué pour monter ce genre de combines. Mais si tel était le cas, il n’en montra rien. Pierre affichait une foi inébranlable en moi.

Dès que les effluves de la feuille pénétrèrent ses narines, ses yeux s’ouvrirent de surprise. Baigné sous la lumière du jeune soleil, son visage se détendit ; une larme coula sur sa joue sèche et sa peau se détendit dans un dernier sourire. Par courtoisie, je regardai ailleurs.

— Alors, quelle odeur tu as sentie ? m’entendis-je lui demander.

Ma question mourut dans le vent. Au-dessus de nous, le ciel s’enflammait. La chaleur du jour naissant commençait déjà à se faire sentir et l’ocre mouvant du jeune soleil pénétrait l’horizon accompagné d’une foule de couleurs qui allaient du rubis à l’orange. Bien que familier, le spectacle m’émut. Le bruit blanc des vagues couvrait harmonieusement le silence naturel de l’archipel et le sable réchauffait enfin mes pieds nus, à moitié enterrés.

Lorsque je baissais la tête, je trouvai Pierre les yeux fermés, la feuille encore au niveau de son nez. Il ne bougeait plus. Comme d’habitude après avoir assisté à un départ, je me sentis rassasié. J’avais écouté l’histoire de cet homme, elle était désormais mienne. Je la rangeai dans un coin de ma tête, à côté de celle de l’infirmier. Je n’avais jamais connu ni aucune femme, ni histoire d’amour d’aucune sorte mais je savais désormais comment raconter aux autres ce que ça faisait d’aimer quelqu’un jusqu’à vouloir mourir pour pouvoir lui revenir.

Vous savez, ça ne me fit pas grand-chose.

Je m’allongeai à côté de Pierre et fermai aussi les yeux.

Demain, d’autres histoires encore devront être écoutées.

Commentaires

Waah, c'est aussi profond que mystérieux ! Ça m'évoque aussi l'esprit des Papiers, tiens, vous êtes bien des Thêta !
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mardi 18 septembre à 13h03
C'est aussi mystérieux que creepy, et il me tarde que l'on retrouve ce charmant jeune homme qui se nourrit des souvenirs des mourants <3
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mardi 18 septembre à 19h23
Assez creepy haha mais j'adore ! Pour le coup c'est surtout très mystérieux et un réel plaisir à lire !
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lundi 1 octobre à 19h15