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Georges-René Floréal

mercredi 15 août 2018

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

La Lignée d'Erelgar [1] - Le Sang-Ciel

Toute force m’abandonne. Ma vision se brouille à mesure que mon sang coule par terre ; je me sens partir. Trop ténue pour soutenir ce corps affaibli, ma conscience finit par s’évanouir dans un dernier espoir. Dans la mort, me souffle-t-elle, je serai libre.

Lorsque je retrouve mes esprits, il me faut quelques minutes pour comprendre que mes yeux sont désormais incapables de me restituer le monde : tout m’apparaît dans une pénombre veinée d’argent, mouvant au rythme d’une pulsation dont je ne comprends pas l’origine. La lumière telle que je la connaissais n’existe plus ; il n’y a plus que des corps noirs de nuit que je discerne sans comprendre comment. Cette nouvelle matière sombre ne fait pas que couvrir ce qui m’entoure, elle pénètre et se greffe dans tout ce qui compose ma prison. Les murs gris et froids ont fait place à des rideaux éthérés mus par un léger tremblement ; l’unique rayon de lumière qui traversait le défaut en bas de la porte s’est transformé en une fumée grisâtre serpentant à la recherche de proies. Seul meuble présent, la table sur laquelle on m’allongeait de temps à autre ressemble maintenant à un sombre brouillard aux contours indistincts. Les instruments posés dessus arborent une forme cylindrique faite d’une gelée sur le point de se rompre et il en va de même pour la porte qui me faisait face, lourdement renforcée et cadenassée, dont la nouvelle texture granuleuse me paraît si fragile qu’un souffle la ferait sans aucun doute tomber.

Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Ai-je perdu trop de sang depuis que je suis retenu prisonnier ici ? Mon cerveau est-il devenu incapable de me restituer correctement la réalité ? Suis-je blessé à la tête ? Ou les ombres qui m’entourent sont-elles les dernières serres de la mort venues fondre sur moi pour m’arracher le peu de vie qu’il me reste ? Je regarde mes pieds et n’aperçois rien d’autre à la place du sol rocailleux qu’un grand miroir noir et glacé qui me maintient debout par je ne sais quelle force. Mes yeux s’y perdent quelques instants, captivés par deux reflets que je vois se détacher du reste. Deux lueurs implacables, nettement dessinées, dont le rouge ressort encore plus vivement dans l’obscurité nouvelle. Deux yeux. Deux yeux calmes et décidés ; les miens. Quaelque chose a changé.

Aussi déstabilisantes que soient les voraces ténèbres qui m’entourent, elles s’accompagnent pourtant d’un réconfort inespéré : les souffrances de mon incarcération se sont évanouies dans un brouillard de souvenirs lointains. Une force et une énergie nouvelles bandent mes muscles, surgissent dans mes poumons et se déversent dans ma tête comme les cascades des hautes falaises de l’ancien royaume de Jadi. Ma conscience s’emplit de sensations qui me portent vers une extase complète : loin de tomber dans les méandres gluants d’une joie artificielle et passagère, je me sens au contraire plus calme et plus sûr que je ne l’ai jamais été au cours de mon existence. La douleur n’est plus. Le doute n’est plus.

Je détache mes yeux du sol et observe mes poignets, ils sont désormais libres de mes anciennes entraves de métal. Je ne sens plus le sang couler des petites coupures que les fers avaient laissées durant mes vaines tentatives d’évasion, ni leur douloureuse étreinte qui destituait mes mains de leur souveraineté. Mes jambes aussi jouissent d’une liberté inattendue. Plus que les fers dont elles ont été débarrassées, je les sens investies d’une incroyable puissance : marcher me semble être devenu le transport des moribonds ; je sens désormais mes muscles capables de courir, bondir, écraser, frapper, sauter haut et loin, comme si leur chair était faite de l’acier le plus résistant de tout le Royaume Souterrain. Je commence à comprendre que je suis devenu quelque chose d’autre, quelque chose de supérieur.

Je pose à nouveau mon regard autour de moi. L’évidence me frappe soudain avec tant de force que j’ai du mal à reprendre ma respiration : je suis libre ! Mes anciens murs de pierre ne sont plus les cruels geôliers qui me retenaient captif mais de fragiles constructions de graisse et de paille prêtes à s’effondrer. Plus que ma prison physique, ma prison de cris et de peur a perdu toutes ses chaînes ; j’entends d’ici les échos des vents parcourant les terres d’Aria m’appeler de leur voix. La vie s’insinue en moi dans un souffle nouveau qui me traverse de part en part. Sans que je ne m’en sois rendu compte, l’obscurité environnante a cessé d’être un territoire inconnu ou effrayant ; elle me débarrasse au contraire de tout le superflu et le corrompu ; elle m’invite à reformer le monde entièrement selon ma volonté. Elle est mon nouveau royaume, la marque de tout ce qui m’appartient.

Poussé par cet élan, je m’avance sans peur dans la pièce. Je peux sentir chaque muscle sous ma peau se remettre à mon service, comme s’ils n’avaient jamais connu ni fatigue ni douleur. À quelques centimètres de cette porte qui m’était apparue durant des semaines aussi implacable qu’une montagne, je lève et pose ma main à sa surface. Je ne sens presque aucune résistance ; la pierre dont elle était faite n’est maintenant pas plus solide qu’un rideau de vieux lierre mourant. Je la pousse sans effort ; je ne l’ouvre pas, je la traverse. Les escaliers que je retrouve derrière, ceux qui m’avaient mené dans ma cellule souterraine, arborent eux aussi cette même noirceur mouvante. Je pose mon pied sur la première marche. Si je le voulais, je pourrais arriver d’un seul bond vers la sortie, quelques dizaines de mètre plus haut ; je pourrais m’envoler comme un oiseau vers sa proie, aucune limite physique ne s’imposerait à mon corps. Cette pensée gravée en moi, je me demande ce qui pourrait désormais m’arrêter. Aucun mur n’est plus infranchissable, aucune matière de l’ancien monde ne semble pouvoir m’atteindre ou m’entraver. Que cela fait-il de moi ? Que suis-je devenu ?

Je me retrouve sous la lourde trappe de bois qui me coupait autrefois de l’air libre. Comme pour la porte, une simple poussée suffit à la faire céder. De l’extérieur, me souviens-je, il avait fallu pas moins de cinq hommes pour la soulever grâce à un système de poulie ; je doute que dix auraient pu ne serait-ce que la faire bouger de l’intérieur. Lorsque la trappe s’ouvre, je n’entends même pas les épais cadenas censés me garder prisonnier : je ne m’aperçois de leur présence que lorsque je suis complètement sorti ; ils gisent à mes pieds comme des morceaux de vieux pains sans couleur. Je lève la tête et regarde autour de moi.

Je me retrouve dans le petit bois situé à l’arrière de la demeure de Père. Je reconnais l’endroit au premier coup d’œil mais je ne pourrais dire quel souvenir m’y rattache le plus vivement : est-ce celui des innombrables après-midi que j’y ai passés avec mes deux frères et ma sœur, à parcourir toutes les cachettes dont ils regorgent, ou est-ce celui dû à ce jour, il y a quelques semaines, où Père ordonna aux gardes du domaine de s’emparer de moi et de me traîner de force jusqu’à cette lourde trappe ? Peu importe, tout familier que m’apparaît le jardin, il montre un visage bien différent maintenant. Toutes les couleurs se sont taries. Là où trônaient des arbres plus vieux que le royaume de Grand, il ne reste que de grandes silhouettes grisâtres et aériennes, dépourvues de toute substance solide. Le ciel lui-même s’est teint en une immense vague qui ne porte plus les stigmates de la lumière du soleil ; vaste robe immaculée, il n’est brisé dans sa pureté que par quelques morceaux d’étoiles qui laissent çà et là leurs traces sanguines. Le soleil, lui, a fui et a cédé sa place à une cicatrice béante et noire, comme s’il avait été arraché d’un seul coup.

Je regarde autour de moi et je comprends soudain d’où viennent les flots de pénombre qui s’écrasent sans faiblir sur tout ce qui m’entoure. Eux qui recouvrent tout ce que je vois et me permettent de pressentir ce qui existe au-delà, eux qui se contractent régulièrement comme pour mieux s’infiltrer dans chaque recoin du monde, ils ne sont pas ombre en réalité et ne proviennent ni du ciel, ni de la terre : ils sont une essence dont les griffes s’enfoncent toujours plus profondément jusqu’au centre de cette planète. Je comprends dans un souffle que tout est lié, la pulsation avec laquelle danse mes infinis ténèbres n’est autre que celle des battements de mon cœur. Je comprends que la force qui m’habite, cette force inouïe inondant chacune des parties de mon corps, est devenue la nouvelle mesure de toute chose. Tout concorde à faire de moi le point de départ et le point d’arrivée. Le soleil n’est plus. Je suis le nouveau soleil.

Voilà qu’une lueur vient déchirer les élégants rideaux noirs qui habillent mon monde. Une minuscule lumière qui trouble l’ordre. Sans précipitation, elle s’approche de moi. Toute ridicule qu’elle est, elle attire mon regard et éveille en moi une sensation qui m’était restée jusqu’ici encore inconnue, la faim. Dans les flux et reflux de mes ombres, la petite étincelle scintillante est la seule chose qui se meut hors de mon contrôle.

Elle arrive à quelques pas de moi. Je remarque qu’elle ne se trouve pas à l’air libre, elle se déplace à l’intérieur d’un ectoplasme à peine visible, un corps gazeux qui se meut avec lenteur. Curieux, je m’avance vers lui. La silhouette pourrait se confondre avec quelque chose d’humanoïde mais je ne reconnais pas exactement ce que c’est. Je tends ma main et pénètre dans la fragile chair grisâtre pour m’emparer du morceau de lumière. Lorsque mes doigts se referment sur leur prise, le fantôme de brume tombe doucement sur le sol. Comme les feuilles mortes, il s’éternise dans l’air avant de tomber au creux de mes ombres, qui s’abattent sur lui comme une horde de serpents affamés. Je porte le vif éclat à mon visage et le soumets à mon regard. Hors du corps de son propriétaire, il s’en échappe un insupportable son strident qui me creuse le cœur. Pourtant, il semble aussi m’appeler : il m’éveille à ma propre existence. Je porte ma trouvaille à la bouche et l’engloutis d’une traite. Quand je la sens glisser le long de ma gorge, une soudaine sensation de satiété calme entièrement mon appétit.

Brusquement, mes ombres, jusqu’alors plaquées au sol, se lèvent et forment un vent noir dont le souffle décuple de puissance en quelques secondes dans un bruit fracassant. Le monde tremble. La soudaine bourrasque arrache devant moi un monceau du sol obscur et me fait découvrir un sentier d’argent, veiné de petits ruisseaux bordeaux. C’est la première fois que je le vois, mais je pressens sa destination. Une destination qui, en ce jour et sur cette terre, ne peut prétendre appeler qu’un seul être.

Je porte un dernier regard sur mon ancienne demeure et mon ancienne vie. Plus un arpent de terre ou de souvenir n’échappe à ma ténébreuse emprise. Alors que ma conscience se trouvait il y encore peu devant les portes de sa propre finitude, enchaînée aux murs de la secrète prison de Père, je suis désormais un aigle en chasse ; rien ne peut plus m’arrêter. Repu et fort de l’énergie tirée du petit éclat, je pose un premier pas sur le sentier. À sa fin, je sais qu’il m’attend.

Le trône d’Erelgar.

Commentaires

Impressionnant ! Il y a tellement de choses à dire sur ce texte !
Déjà, je ne m'attendais pas à te voir changer de registre. Ensuite, ce point de vue est très intéressant, tu arrives à nous faire ressentir la perception de ce personnage qui n'est, manifestement, plus humain. Et cet écrit est tellement riche ! Par petites touches, tu nous dresses tout un univers, à tel point que cette nouvelle pourrait aussi bien être le prologue d'un roman de fantasy... Je me demande sincèrement ce qu'il se passera ensuite^^
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jeudi 16 août à 11h09
Un grand merci ! Déjà que des retours, ça fait plaisir mais quand on test des nouvelles choses et que ça se passe bien, c'est encore un plus grand pied. En avant-première, je peux te dire que y'a de très grandes chances que l'univers se développe, ahah (je suis actuellement en train de me pencher sur la suite)... A vite !
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vendredi 17 août à 19h42
Avec plaisir ! Je ne pensais pas te voir t'orienter vers le fantastique, en fait^^
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vendredi 17 août à 20h45
J'approuve totalement ce que dit Julien . C'est riche, prenant et très impressionnant
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dimanche 19 août à 13h36
J ' a d o r e cet éveil est beaucoup trop intéressant et GENIAL. **

Si je devais faire une remarque, c'est celle ci :
"À quelques centimètres de cette porte qui m’était apparue durant des semaines aussi implacable qu’une montagne, je lève et pose ma main à sa surface"
Le "à quelques centimètres" et "à sa surface" s'enchainent bizarrement je trouve, j'ai clairement beugué sur le positionnement !
C'est touuuut ahah

C'est awesome.
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mercredi 22 août à 00h38
Ayaya, non seulement tu me mets des "génial" en majuscule mais en plus tu m'aides à solidifier le texte ; je te jure, ça serait difficile de poser un commentaire plus chouette que ça ! Effectivement, je vais œuvrer pour fluidifier la phrase. Pour le moment, y'a deux autres projets en cours, mais cet univers-là va définitivement être rallongé par quelques suites... J'espère te revoir vite Edra !
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mercredi 22 août à 20h02
Yayyyy au prochain chapitre, je suppose ;D Tant mieux si ça peut aider !
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jeudi 23 août à 00h39
J'ai décidé de le relire (en fait c'est surtout parce que je n'étais pas certaine de l'avoir lu mais bon) et je suis encore tellement bluffé par ce texte !!
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lundi 1 octobre à 18h46