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Georges-René Floréal

lundi 15 octobre 2018

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

Attente et jugement [2] - Larmes de nuit

Lorsque que je me réveille, je me retrouve nu sous la douche. À genoux, le visage lourd et immobile, je fais face au sol carrelé d’une salle de bain que je ne reconnais pas. Pourtant, j’éprouve un incompréhensible sentiment de nostalgie ; est-ce vraiment la première fois que je viens ici ? La couleur des murs, les robinets et la petite fenêtre qui surplombe la pièce m’apparaissent comme des morceaux d’un vieux puzzle que j’ai du mal à reconstituer. Devant l’étrangeté de la scène, la fine odeur d’eau de javel qui émane du sol et des murs me rassure. Je baisse les yeux.

La surface de pierre, propre et lisse, reflète mon visage dans un jeu de pénombre et de lumière. Comme pour tout ce qui m’entoure, malgré cette impression de familiarité, il m’est impossible de me remettre les traits réfléchis devant moi. Plutôt, ils me donnent l’impression que je devrais savoir à qui ils appartiennent mais que, dans ma mémoire, le mécanisme semble bloquer ; le souvenir reste coincé quelque part dans les plis de ma petite cervelle. La seule chose qui me revient en tête, claire et nette, c’est l’envie de mourir.

Si le côté gauche du carreau qui me réfléchit n’est pas battu par les gouttes d’eau, le côté droit me renvoie l’image d’un œil et d’une joue déformés : ils ne se résument qu’à des convulsions d’ondes aquatiques qui ne cessent d’apparaître et de disparaître. Fixant ainsi mes deux demis visages, je sens ma tête s’alourdir. Je ne bouge pas. Je contemple et j’écoute l’eau se cogner contre le carrelage et glisser sur ma peau. Je l’écoute avec tant d’attention que je finis par distinguer les différents sons qui en composent le bruit général : l’éclat de l’eau qui se fracasse par terre ; le son mat lorsqu’elle s’affale sur mon corps ; le bruit sourd puis sec de sa projection dans et hors des tuyaux de métal. Je me sens léger ; j’oublie.

De ces deux visages, je n’arrive pas à savoir celui qui me semble le plus en adéquation avec ce que je suis. Le premier côté ne m’inspire que de la colère, et l’autre, que du doute. Quand j’y pense, c’est vrai que j’étais bien, dans ma chambre : j’avais enlevé les miroirs, je laissais le parquet et les fenêtres sales pour ne jamais m’y voir et je ne sortais presque jamais hors de mes quatre murs. Tout sentait mon odeur et j’étais familier de chaque recoin, de chaque ombre et de chaque fait et geste de mon mobilier. J’étais eux, ils étaient moi, j’étais en équilibre ; pour ainsi dire, j’existais parce que je n’avais jamais à me poser la question de mon existence.

Pourtant, je dois bien l’admettre, sentir les jets de la douche tomber sur mon corps me fait du bien ; je somnole en même temps que je me perds dans la contemplation de mes reflets dépareillés. Comme cela fait longtemps que je ne me suis pas lavé, ma peau me démange un peu partout ; je sens que l’eau perce à travers une épaisse couche de sueur et de poussière et je la vois se teindre d’une nuance ocre. J’ai presque l’impression de muer.

Lui aussi n’arrête pas de me regarder. Glacial, l’œil non brouillé de mon double pénètre mon crâne pour y farfouiller avec un vif acharnement. Il secoue le fond des eaux de mes pensées et en fait ressurgir sans peine la peur qui demeurait jusque-là à l’état de fossile liquide : alors que le confort de ma chambre semblait me protéger de mes humeurs les plus tranchantes, la pupille de mon reflet me déshabille d’un geste comme le vent se joue des feuilles mortes. Soudain, à l’intérieur, je ressens un vieux froid qui me revient dans toute son intensité.

Tout ça, c’est la faute de la lune ; c’est elle qui m’a tiré hors de mon chez-moi. Cette salope est incapable de s’arrêter : ses appétits sont autant de fleuves qui se jettent dans son infinie gloutonnerie. À cause d’elle, je ne suis plus qu’un corps tremblant, certes réchauffé à l’extérieur par l’eau, mais gratté et vidé à l’intérieur par les griffes d’un regard qui me rendent incapable de réagir. Il est vrai que je pensais souvent à sauter par la fenêtre. C’est bien naturel, de temps à autre, de vouloir s’échapper du quotidien d’une chambre qui n’a aucun secret pour vous. J’avais parfois l’impression que les meubles se nourrissaient de mes hiers et de mes lendemains et me laissaient seul face à des instants présents, façonnés de liberté mais dénués de tout sens. L’étreinte chaleureuse de ma couverture, les instants complices avec ma chaise, les chamailleries fraternelles avec mon mur ; tout ça me gardait finalement assez loin de moi-même dans une atmosphère paisible, mais dense d’un air qui me recouvrait comme un pesant manteau d’hiver.

— Et pourtant, tu n’as jamais pu franchir le pas. Tu es resté comme un mort en sursis, un corps sans vie mu par l’ombre d’évidences que tu ne comprenais pas.

Les lèvres de mon double se mettent à bouger. Sa voix est étouffée, comme s’il se trouvait derrière un mur. Son timbre me rappelle quelque chose.

— Mais qui se serait occupé de mes meubles ? Qui aurait discuté avec ma chaise ? Tu ne la connais pas, elle a un cœur en or mais elle ne peut pas se passer des autres ; seule, tu sais, elle se sent si vide et inutile. Et mon mur ! Il fait le fier mais au fond, il a besoin que quelqu’un lui tienne tête, sinon, il ne saurait pas quoi faire de toute cette colère qu’il a en lui. Ce n’est qu’un jeune enfant, tu sais, il a encore beaucoup à apprendre.

Ma voix se brise. Mon double reprend :

— Et le ciel ? Il a toujours été là, à tes côtés, comme un ami fidèle ! Mais toi, dès que tes petites humeurs de vide t’étaient passées, tu l’oubliais. Toujours. Tu lui fermais ta fenêtre, comme un enfant qui renie l’épaule chaleureuse de sa mère quand il ne se sent plus triste. N’y as-tu seulement jamais pensé ? Hein ? Qu’est-ce que tu en fais de lui ?

Parfois, c’est vrai, j’ouvrais la fenêtre et je m’entretenais avec le ciel. Longtemps. Je lui avais dit combien je trouvais ses nuages tranquilles, ses prairies azurées inspirantes, et combien je rêvais de pouvoir les fouler pour sentir sous mes pas l’onctuosité de leurs sols et la fraîcheur des herbes battues par le vent interstellaire. Qui n’a jamais désiré pouvoir nager près des étoiles, dans le silence et l’immobilité rassurante de la nuit ? J’avais envie de m’y jeter à corps perdu, je l’avoue. Et oublier. Oublier et disparaître. Ne rester qu’un souvenir, qui perdrait avec le temps le chemin des mémoires. Faire chair avec le vide, prendre racine dans le rien : voilà ce que je voulais.

— Mais l’appel de la chambre a toujours été plus fort, je reprends. Et puis, j’avais surtout compris une chose après avoir parlé au ciel : je n’avais pas tant envie de mourir que ça. Ce qui me faisait mal, quand j’y pensais, c’est que je n’arrivais pas à comprendre comment vivre. Alors, parfois, j’avais envie que ça s’arrête, tu comprends ?

Mon double ne répond pas tout de suite, le bruit de la douche revient sur nous comme une vague.

— Et maintenant ?

Soudain, la pression de l’eau se fait plus forte, les gouttes foncent sur le carrelage, pareilles à des soldats lors d’un assaut final. Les jets ne font en revanche plus un seul bruit, le temps se suspend dans un silence écrasant. Je ne me sens plus du tout mouillé. Je finis par remarquer que l’eau s’est teinte d’un noir profond ; j’ai l’impression que la douche crache désormais des morceaux de nuit. Par peur, je palpe mon propre corps pour voir si tout va bien. Mon cœur bat vite.

Je vois le sol s’assombrir petit à petit. Lorsque je pose mes yeux sur mon torse et mes jambes, ma peau se détache sans que je ne puisse rien y faire. Si je crie, je n’entends aucun son sortir de ma bouche. Je tente désespérément de retenir la peau de mon bras mais elle devient tout aussi noire que l’eau. Je comprends que mon corps ne se perd pas ; il se décolore. Mes doigts sont maintenant si pris par cette nouvelle obscurité que je ne les vois plus. Pire, quand j’essaie de les toucher, je ne sens plus rien. Ma chair disparaît.

— Peut-être que le ciel s’impatiente. Peut-être a-t-il envie de te voir, lui, souffle mon double avant de disparaître à son tour dans l’obscurité.

Bientôt, tout devient noir, toute lumière noyée dans la nuit.

Ma tête tourne vite. À bout de force, je m’écroule sur moi-même. Autour de moi, plus rien à entendre, plus rien à voir, plus rien à toucher. Est-il réellement possible d’exister dans de telles conditions ? À l’aide de quels sens comprends-je cela, je ne peux le dire, mais je devine soudain quelque chose apparaître devant moi.

— Qui est là ?

Je tente de prononcer ces mots mais je n’entends aucun son se produire. Seuls les mouvements de ma bouche me permettent de me dire que j’ai bien parlé. J’ai l’impression d’être un poisson hors de l’eau.

— Moi ? Je ne suis qu’une porte.

— Une porte ? Comment ça ?

— Concentre toi un peu plus, tu vas voir, ajoute-elle dans un rire moqueur.

Petit à petit, une matière se détache du fond noir. Même si je la sens plus que je ne la vois, son imposante taille fait naître en moi un sentiment de peur.

— Où suis-je ? Pourquoi est-ce que tout a disparu ?

— Fais un peu d’effort, je ne vais pas tout te donner comme ça.

— Est-ce que c’est toi qui a tout avalé ?

— Pas tout à fait, jeune poignée. Par contre, j’ai bien avalé quelque chose qui t’appartient. Et si tu y réfléchis un peu, tu vas finir par comprendre.

Hormis la silhouette de la porte, je ne distingue toujours rien ; ni son, ni lumière, ni mouvement. Je pose mon regard où étaient mes pieds quelques minutes plus tôt : sous eux, le carrelage froid et mouillé ne me soutient plus. Plus rien ne le fait.

Ce n’est pas possible.

— Alors, tu commences à saisir ?

— Tu m’as volé mes sens.

— À vrai dire, il n’y a que tes yeux qui m’intéressent, mais je me suis dit que, pendant que j’y étais, je pouvais aussi prendre le reste. Après t’avoir vu te morfondre tout ce temps dans ma douche, je n’ai pas pu résister.

— Dans ta douche ? Tu veux dire que je suis chez toi ?

— Chez moi, chez toi, qu’importe. Mais est-ce que tu es sûr de bien comprendre ce que je t’ai pris ? Il serait peut-être temps pour toi de paniquer, tu ne penses pas ?

Je ne suis pas certain de savoir encore comment faire mais je décide de m’asseoir en tailleur. Devant moi, la porte continue lentement à prendre forme ; je devine désormais le bois d’ébène de son corps se dresser de tout son haut. Je suis comme une souris sous un aigle les ailes grandes ouvertes.

— Qu’est-ce que tu veux faire de mes sens ? Je pensais que les portes se contentaient d’aspirer les couleurs des gens, pas leur sens, remarqué-je.

— Disons que je suis une porte un peu spéciale. J’ai toujours adoré les yeux. On entend dire que c’est le reflet de l’âme, tu sais, mais, moi, je n’ai jamais compris pourquoi. J’ai toujours pensé que les yeux étaient plutôt des miroirs dirigés vers l’extérieur, pas l’intérieur. D’un côté, c’est vrai que les yeux parlent beaucoup de leurs propriétaires : ils se ferment, ils se contractent, ils se mouillent, se dilatent ou se fatiguent, etcetera. En ça, ils donnent un peu d’âme sur le visage des hommes. Mais…

J’entends soudainement l’eau de la douche tout autour de moi. La voix de la porte prend une nouvelle couleur.

— Je n’aime pas vraiment les oreilles. Surtout les tiennes, elles ont un peu trop servi. Par contre, tu feras attention, je crois qu’un de mes scolopendres s’est glissé sur ton épaule et se dirige vers ton oreille droite.

Mon toucher me revient dans la seconde. Quelque chose se glisse au creux de mon cou et me chatouille. Peut-être est-ce parce que je ne distingue toujours aucune partie de mon corps mais ce contact me plaît, il me donne à nouveau accès à une partie de moi. La petite chose grimpe le long de mon lobe et s’insinue dans l’orifice. Je la laisse faire.

La porte se distingue davantage. Quelques étranges rondeurs apparaissent ici et là, pareilles à des cloques. L’une d’entre elles commence à bouger et fait de petits mouvements saccadés rotatifs. D’autres prennent lentement forme. Soudain, je comprends. Des yeux. Des centaines d’yeux.

— Ton toucher sent l’humus et le ver, je n’aime pas trop ça, poursuit la porte. Tu pourrais faire un peu d’effort, je n’ai pas eu l’occasion d’avoir un repas digne de ce nom depuis bien longtemps.

Ça y est, je sens à nouveau le carrelage sous mes jambes. Les gouttes d’eau sont aussi revenues, dégoulinant de ma tête, de mes épaules et de mon dos.

— Mais tu as des yeux intéressants.

— Pourquoi aimes-tu autant les yeux ?

La porte rit sèchement et s’éclaircit la gorge.

— Les yeux, tu sais, sont une arme redoutable : on les pose sur quelqu’un et on le détache du reste du monde. On le regarde, on le prend en soi, on le jauge et on lui donne une vie, à l’extérieur de lui-même. Les yeux portent le jugement. Regarde quelqu’un qui se pense seul : s’il remarque finalement qu’il est regardé, il aura soudainement honte, ou sera surpris. Ne trouves-tu pas que c’est un grand pouvoir ? Au fond, je pense que tout le monde sait ça, que les gens sentent les yeux leur prendre une partie d’eux-mêmes quand ils sont regardés. Mais comme ils s’y sont habitués, ils ne cherchent plus à les fuir. Plutôt, ils se cachent au grand jour, et donnent suffisamment à manger aux yeux des autres pour qu’on ne les remarque pas vraiment. Regarde aujourd’hui, il existe même des yeux de métal et de verre qui retransmettent directement le monde dans le salon des gens. On n’arrête pas le progrès, ni l’espace qu’on donne aux yeux pour qu’ils mangent.

J’entends un soupir émaner de mon hôte de bois :

— Mais moi, je suis née porte. On me prend, on m’utilise et on m’oublie. Pourtant, je ne suis pas n’importe qui ! C’est en bois d’ébène qu’on m’a faite, un bois rare et cher, un bois robuste, un bois puissant ! Et regarde, ma poignée, elle est en fer forgé, le fruit du travail d’un artisan reconnu dans le monde entier. J’ai plus de valeur que la plupart des gens qui me franchissent, mais eux pensent l’inverse, parce qu’ils se sentent doué de vie. En réalité, ils ne sont pas tant doués de vie que ça ; ils sont surtout reconnus par les yeux des autres. Si tu les voyais, ces imbéciles heureux ! Là, ils se regardent tous ensemble, ils se donnent de la valeur ! Mais ils confondent cela avec le fait d’être vivant. Ce sont tous des miroirs vides qui se reflètent les uns les autres. Des petites choses grandiloquentes qui parlent fort et bougent beaucoup.

L’eau de la douche se coupe. Je reste sagement assis, je sens que la porte a envie de parler. Son ton devient plus mesquin.

— Alors, un soir, j’ai senti ce petit homme imbu de lui-même me prendre la poignée comme si j’étais sienne. J’ai vu rouge. Lorsqu’il m’a franchie, je lui ai arraché ses petits yeux bleus et je les ai collés sur mon visage pour qu’il voit comment moi, je le voyais. Les vois-tu ? Ils trônent en mon centre. Regarde comme ils me vont bien !

— Et à cet homme, que lui est-il arrivé ? rétorqué-je, sans regarder.

— Lui ? Tu penses bien qu’il n’était plus en état de rien. Il n’est pas mort, ne t’en fais pas, je ne l’ai pas tué, ton précieux homme, mais il n’a jamais retrouvé la vue. Peut-être, maintenant, comprend-t-il ce que c’est d’être privé de ce qui lui donnait de la valeur. Peut-être, maintenant, voit-il plus nettement qu’il n’en a jamais été capable.

Une idée me vient en tête.

— Porte ? Quel est ton prénom ?

— Mon prénom ? Que veux-tu dire ?

— Et bien, comment t’appelles-tu ? Tu n’es pas vraiment une porte comme les autres, j’imagine que tu as un prénom, non ?

— Un prénom ? Bien sûr que j’ai un prénom. Simplement, je n’avais nulle part où le poser, il s’est sans doute enfui à la première occasion. En tout cas, il ne me manque pas, je suis très bien, seule.

— Tu n’as pas de prénom ? Vraiment ? C’est pourtant si précieux, si rare ! Je suis étonné.

Elle met quelques secondes à répondre, puis :

— Et bien, qu’y a-t-il de si bien à avoir un prénom ?

— Si tu as un prénom, tu n’es plus jamais seule. Les gens seuls n’ont pas de prénom, car personne ne les appelle, tu vois. Écoute, je viens de penser à quelque chose, je peux faire en sorte que tu aies un prénom, un vrai.

— Tu as un prénom, toi ?

— Bien sûr, je suis encore un peu humain, on m’en a donné un, il y a longtemps.

Silence gêné, elle ne sait comment réagir.

— Où est-ce que je le mettrais ?

Je souris intérieurement.

— Effectivement, tu n’as plus beaucoup de place sur toi. Tiens, j’ai un marché à te proposer. Je peux te donner un peu de mon prénom. Ça sera difficile et ça me fera mal mais je pense que ça t’ira bien. De ton côté, pour faire de la place sur toi et me donner quelque chose en échange, tu me rends un de mes yeux et tu me laisses franchir ton seuil. Tu auras gagné un œil, un prénom et je ne t’embêterai plus. Et moi, je pourrai quitter ta douche. C’est plutôt pas mal, non ?

— Comment est-ce que je vais m’appeler ?

— Je ne peux pas te le dire tant que tu n’auras pas promis.

— Bien ! Bien, je te promets, petit humain.

— Soit.

Je ferme les yeux et réfléchis. Un œil et une partie de mon prénom, je ferai avec ; cela aurait pu se terminer beaucoup moins bien.

— À trois, tu me redonnes mon œil et je te donnerai une partie de mon prénom. Prêt ? Un, deux trois : Aël !

Au moment où je crie la seconde moitié de mon prénom, je retrouve mon œil gauche et la douche réapparait enfin. En plein milieu de la pièce, une porte majestueuse, aussi grande que je l’avais pressentie, sort bizarrement du sol. Sur elle, des centaines et des centaines d’yeux regardent dans tous les sens, comme s’ils voulaient s’échapper. Deux yeux bleus fixes, trônant au centre, sont intensément posés sur moi. Pas le temps de m’attarder ici plus longtemps. D’un ton sentencieux, je lui rappelle :

— Bien, une promesse est une promesse, Aël il est temps pour moi de te franchir.

Je comprends que l’appeler par son nouveau prénom lui procure une certaine émotion.

— Oui, et bien, va, va…

— Au revoir Aël !

— C’est ça, au revoir.

Je prends la poignée en main et la tourne ; le cliquetis du mécanisme résonne aussi chaleureusement qu’un baiser au creux du cou. Aël, elle, reste étrangement silencieuse. Sans doute est-ce l’émotion qui continue à la submerger. Il est vrai qu’on ne gagne pas un prénom tous les jours ! Quant à moi, je vais enfin pouvoir partir, et avec presque l’entièreté de mon corps. Je suis prêt ; quel que soit l’endroit où cette porte me conduira, j’irai sans hésiter.

Lorsque j’ouvre complètement la porte pourtant, je reste paralysé. Je la vois. Elle est là, face à moi, immense. Elle me regarde, le visage souriant et les yeux avides.

— Je savais bien que tu étais dans le coin, ma petite chose à moi, dit-Elle d’une voix rauque.

La peur me subjugue. Sa voix s’insinue dans les méandres de mon cerveau comme le dard d’une araignée pénètre et déchire le corps de sa proie ; tous mes muscles sont pétrifiés. Je ne peux reculer.

Dans ma main, la poignée se réchauffe. L’épais corps d’Aël, qui me semblait il y a encore peu de temps une menace, devient par je ne sais quel truchement une présence amicale.

— Ne la laisse pas te prendre, petit humain, ne la laisse pas t’écraser. Tu as tout ce qu’il faut, ne t’en fais pas. Va, maintenant.

Tout inattendus qu’ils sont, les mots d’Aël me touchent et me permettent de revenir à moi. La peur qu’Elle m’inspire m’habite depuis que j’ai l’âge de marcher mais je sais désormais que si je ne l’affronte pas, je ne resterai qu’une partie de moi-même, un morceau de bois balloté dans les flots d’un vaste océan. Le doute ne me quitte pas pour autant : comment faire ?

La voix éraillée tonne à nouveau tout autour de moi :

— Tu les aurais vu t’appeler quand je suis venu les chercher, c’était émouvant. Ton mur s’est dressé de tout son long pour me faire face mais je l’ai brisé sans un effort. Ses os ont croustillé comme du sucre. Puis je les ai pris, ta chaise, ta lampe, ta couverture et ton lit, tous, je les ai déchiquetés sous mes canines et je les ai réduits en bouillie sous mes molaires. C’était délicieux. Tu peux être fiers d’eux, même le long de mon œsophage, ils continuaient à crier et à se débattre. Tu sais, j’entends encore leurs couinements désespérés, qui appelaient ton nom. Mais maintenant, c’est fini, tu n’as plus que moi. Ma petite chose.

Ainsi, ma chambre n’était plus. Des larmes coulent le long de mes joues, et dans mon cœur la colère se lève en se disputant désormais à la peur. Je ne peux pas reculer. Non, me dis-je, je ne dois pas reculer. Cette fois, ce sera notre dernière rencontre, ce sera elle ou moi. Cette fois, je vais te montrer, Lune, qui est la chose de qui.

D’un pas, je franchis Aël.

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