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Georges-René Floréal

dimanche 15 juillet 2018

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

À nous trois

 Je sais pas pourquoi. Je ne me suis jamais sentie autant chez moi que quand je sens sur mon cou le souffle épuisé d'un homme qui se repose sur moi, tout muscle relâché, comme si j'étais la dernière chose qui le rattachait au monde. Il est là, vulnérable, en sueur, le cerveau empli d'un plaisir vide et entier, et moi, je me sens pleine. Il est complètement à moi. Pendant quelques minutes, tu vois, je l'ai laissé faire, il m'a prise, il m'a bougée, il m'a frappée de son corps, parfois doucement, parfois vite et fort. Après ça, il se donne à moi sans aucune barrière. À tour de rôle, on s'est soumis l'un à l'autre sans réserve. J'ai jamais vécu ça ailleurs, ce sentiment. Le reste du temps, que ça soit avec n'importe qui, même avec ceux avec qui j'ai eu ça, je suis toujours en train de faire attention, à moi et aux autres. Je fais attention à ce que je dis et à ce que je fais, tu vois. Aussi, et surtout, à ce qu'ils font eux et à comment ils le font. J'essaie de savoir ce que ça veut vraiment dire, quand ils font quelque chose. Pourquoi lui, il l'a dit avec ce ton, pourquoi elle, elle a fait ce geste, ce genre de trucs. Je pense qu'on le fait tous. Et heureusement, sinon on se ferait bouffer tout cru. Mais du coup, moi, quand ça, ça arrive, quand on fait l'amour et qu'il se finit en moi, qu'il ne lui reste plus aucune force et que je prends tout, je me sens sereine. En sécurité. Là, au creux de mes reins, je le sens à moi et je nous sens à moi. Juste à ce moment, je suis vraiment chez moi. Même pour quelques secondes.

Édouard, le sourire narquois et les yeux légèrement fatigués par l'alcool :

— T'aimes bien baiser quoi.

— C'est pas faux, souffla Clémentine en lui rendant son sourire, assise en face de lui à la table de la cuisine.

Elle regarda sans le vouloir le grand miroir au fond du couloir. Elle aussi avait un peu bu.

D'ici, elle voyait, un peu tremblant, son visage fin et ses yeux vert marron bordés par deux filets de cheveux châtains qui tombaient le long des joues. Elle rit intérieurement : sa mère lui avait souvent dit que ça lui donnait un air malicieux.

Elle reporta son regard sur Édouard. Cela faisait à peu près trois semaines qu'elle était arrivée dans cette nouvelle colocation. Jusqu'à maintenant, elle n'avait jamais vraiment passé de temps avec lui, hormis deux trois repas pris à la va-vite et les inévitables questions du quotidien. Elle, elle était arrivée sur Lyon pour étudier la peinture et avait par chance trouvé cet appartement rapidement, tout proche de son école. Il était situé dans un vieil immeuble que la ville, avait-elle entendu, projetait d'inscrire au patrimoine national dans les années à venir. Mais pour le moment, elle avait surtout remarqué l'humidité des plafonds, la rouille des tuyaux et l'odeur moisie des vieilles tapisseries. Ça lui rappelait avec nostalgie la maison de ses grands-parents.

Ce soir-là, les plombs avaient sauté et le tonnerre grondait au-dehors. Alors qu'elle lisait péniblement à la lumière d'une bougie, elle s'était rendue à la cuisine et avait croisé Édouard, assis devant la grande fenêtre. Elle avait pris place à la table à manger et ils avaient commencé à parler. Longtemps. Ils avaient ouvert deux bières. Puis deux autres, avant d'attaquer le Baileys pour Clémentine et le Jack Daniel pour Édouard.

— Tu penses qu'elle est où, Aurélie ? Elle va être trempée avec ce temps, continua la jeune fille.

— Son dernier cours s'est fini il y a pas longtemps, je crois, répondit-il en regardant l'horloge. J'ai du mal à croire qu'elle soit allée à la fac avec ce temps. D'habitude, c'est plutôt la première à trouver une excuse.

Clémentine fixait le jeune homme. Elle savait qu'il était joueur.

— Allez, réponds. Et toi, elle ressemble à quoi, ta « maison » ? C'est où que tu te sentirais chez toi ? lâcha-t-elle.

Édouard plongea au fond de son verre :

— Après ta réponse, ça va être dur de faire mieux. Moi, tu vois, quand je t'ai demandé où est-ce que ça serait ton chez-toi, je pensais plutôt à un truc du genre « ça serait sûrement dans un coin pénard, genre île des DOM-TOM, où je me poserais tranquille face à la mer pour prendre mon café avant d'aller faire un jogging sur les plages du coin ». Tu vois, quoi.

— Et du coup, pour toi, ça serait ça ?

Édouard faisait beaucoup de sport. Clémentine ne l'avait pas cru, d'abord. Il ne paraissait pas très musclé sous ses vieux habits décolorés et son visage était plus émacié qu'autre chose. Mais il avait une énergie particulière, un élan bien à lui. Toujours en mouvement. Clémentine l'avait vu une fois, torse nu, à la sortie de la douche. C'était quelque chose.

— J'en sais rien. Je pense oui. Les grandes villes, j'aime bien parce que ça bouge mais la mentalité générale me casse gentiment les couilles. Je veux dire, j'ai l'impression de vivre avec un troupeau de moutons qui se regardent en chiens de faïence à longueur de journée mais dès qu'il faut se lever tôt le samedi pour aller faire quelque chose, y a plus personne qu'en bouge une. Au moins, dans les îles, je pourrais aller me balader. Et prendre des photos. Parce que les mecs et les meufs qui prennent des photos de gouttières ou de vieux immeubles et qui se tapent un kiff dessus, ça va cinq minutes.

Clémentine sourit :

— Oui, être au soleil et au bord de l'océan, ça peut être sympa. Et Aurélie, tu penses qu'elle aimerait vivre où ?

— C'est une autre histoire. J'adore cette fille mais j'ai rarement vu quelqu'un d'aussi casanier. Je crois qu'elle vient d'une petite ville, à l'extérieur de Lyon. Je pense que si elle pouvait y faire sa vie, elle le ferait sans problème. Je la vois bien repartir avec ses diplômes en poche et rentrer directement pour y chercher du boulot et s'y installer. Peut-être même chez ses vieux, va savoir. Des fois, je la vois aller de sa chambre jusqu'à la cuisine, je te jure, la fatigue d'une vie sur son visage ! Elle te donne l'impression qu'elle vient de grimper les Alpes, c'est à mourir de putain de rire.

Clémentine rit. Avec Aurélie non plus, elle n'avait pas eu le temps de faire connaissance. Pourtant, du peu qu'elles avaient parlé durant l'entretien, Clémentine l'avait beaucoup appréciée. Aurélie était ce genre de fille qu'il était difficile de ne pas aimer. Elle y mettait tout le temps du sien et vous donnait l'impression que vous étiez chez vous, même quand vous étiez chez elle.

Aussi, elle avait ce petit tic à l’œil, qui s'ouvrait et se fermait continuellement, comme si elle faisait des clins d’œil à tout le monde. Ça la rendait sympathique. Elle s'habillait un peu large, de manière colorée et avait un sourire franc, à peine terni par une couronne de métal qui tranchait légèrement avec le blanc de ses dents.

— Tiens, d'ailleurs, je crois que c'est elle.

Des bruits de pas retentirent dans le couloir. Un cliquetis de porte se fit entendre.

— Ça va, tu as survécu ? lança Édouard de la cuisine.

— Non mais vous auriez vu cette pluie ! Putain ! Et qui arrive sans prévenir, en plus ! Je suis trempée ! finit Aurélie en entrant dans la cuisine.

— J'avoue, tu as l'air plus mouillée que la dernière fois que tu es rentrée de chez ton ex, rétorqua Édouard.

— Va te faire foutre, répondit Aurélie, amusée. Fais-moi plutôt du thé. Et arrête de tout le temps me parler de mon ex, je vais finir par croire que tu es jaloux. Ça la foutrait mal, non ?

— Jaloux, reprit Édouard en faisant chauffer de l'eau, ma pauvre, si tu savais. Une fois qu'on t'a vue en pyjama, c'est même plus la peine. Je te jure, des fois, je me branle en pensant à toi sous la douche, c'est à peine si j'arrive à la demi-molle.

— Gros con, va ! cria Aurélie de sa chambre, c'est bien toi qui bouffe tout le temps l'eau chaude ! Tu peux pas faire ça comme tous les petits garçons, bien sagement dans ta chambre ?

Clémentine rit en se cachant le visage. Cela faisait plus de deux ans qu'Aurélie et Édouard partageaient l'appartement. Au début, elle s'était demandé s'ils n'étaient pas en couple. Jusque-là, elle n'avait pas vraiment osé poser la question. L'alcool lui chauffant la tête, peut-être oserait-elle, ce soir.

— En tout cas, c'est une chouette déco, les bougies de partout dans la cuisine, observa Aurélie, de retour avec des habits secs. Comme quoi, quand tu penses pas au cul, tu as plutôt de bonnes idées.

— Une bière ? proposa Édouard en lui tendant une bouteille.

— Non merci.

Aurélie ne buvait pas d'alcool, elle l'avait dit à Clémentine dès leur première rencontre.

Les cheveux encore un peu mouillés, elle prit place à table, face à sa colocataire.

— Un verre de Whisky peut-être ? fit mine d'insister Édouard.

— Et ce thé, il en est où ? rétorqua Aurélie, le visage blasé.

— Je vais jamais réussir à te soûler avec du thé, tu sais.

— C'est exactement pour ça que j'en bois. Surtout depuis que je t'ai vu à poil. Ça t'arrive de manger entre deux entraînements ? On dirait un enfant bodybuilder à moitié affamé par ses parents. T'es bien foutu mais un peu de gras, ça te ferait pas de mal.

— Bois plutôt ton thé, va, ça m'évitera d'entendre autant de cruauté en si peu de mots, finit Édouard en lui tendant une tasse fumante, l'air faussement blessé.

Aurélie tourna la tête vers Clémentine. Son œil battait la mesure.

— Et toi, tu as passé une bonne journée ?

— Oui, j'ai juste eu cours ce matin et j'ai passé la journée à la bibliothèque. J'ai un projet à rendre sur la cathédrale de St. Nizier. C'est vraiment un endroit chouette.

— St. Nizier, c'est laquelle celle-là ? Celle après St. Jean ?

— Non, celle juste en face de la Saône, un peu cachée. Juste avant Les Terreaux, quand tu pars de Bellecour, précisa-t-elle par un mouvement de tête.

— Putain, je savais même pas qu'il y avait une cathédrale dans ce coin-là, coupa Édouard. En même temps, franchement, les cathédrales, à part les étudiants en art, les bigots et les deux trois grands-mères du quartier, je me demande qui en a encore quelque chose à foutre.

— T'es vraiment obligé d'être si désagréable ? lança Aurélie.

— Moi, je dirais que oui, compléta Clémentine, faut bien passer ses nerfs quand on n'a le droit de manger que du riz et du poulet à longueur de journée et qu'on n'arrive plus à se satisfaire sous la douche.

Édouard, après avoir rit à gorge déployée :

— Je vois qu'on joue à deux contre un à domicile, c'est du joli. Avant que tu n'arrives, on se demandait avec Clémentine où on voudrait vivre, après les études. Moi, je pense partir dans les îles et Clémentine...

Édouard s'interrompit et leva les yeux, comme pour peser ses mots.

— Elle pense surtout à la bite, si j'ai bien compris.

— Putain mais tu t'arrêtes jamais ! Qu'est-ce que tu peux être con, souffla Aurélie, feignant à moitié l'irritation.

— Et toi, j'ai parié que tu voudrais rentrer dans ton patelin dès que tu aurais fini ton stage. Alors ? continua-t-il calmement.

Aurélie but une gorgée.

— Je sais pas encore. J'avoue que ma famille me manque mais je sais pas. Rentrer là-bas, ça ferait bizarre, je trouve, répondit-elle.

— Comment ça ? demanda Clémentine.

— Ben, ça ferait plaisir à mes parents de me voir revenir mais quelque part, ça fait bientôt six ans que je suis partie. Retourner m'y installer, ça ferait un peu comme si je n'étais pas arrivée à me faire une place ailleurs, non ? Je veux dire, j'ai vécu à Lyon suffisamment longtemps pour arriver à supporter jusqu'aux petits connards et petites bourgeoises lyonnaises, j'ai eu ma licence et je suis pas loin d'avoir mon master. Quelque part, j'y ai fait mon trou. Mais si je reviens m'installer là-bas... J'aurais l'impression de revenir les mains vides et toute défaite. Vous pensez pas ?

Un court silence s'abattit dans la cuisine. Édouard reprit :

— Si on se place d'un point de vue de quelqu'un qui pense réellement accomplir quelque chose dans sa vie, j'imagine que oui, ça la fout mal. Mais vu que c'est toi...

— Moi, je pense, le coupa Clémentine, que c'est difficile de trouver quelque part où on se sent bien. Si c'est à Lyon que tu te vois faire ta vie, ou trouver un boulot, tu devrais rester dans les parages. Après, si tu vois que ça n'est pas fait pour toi, tu pourras toujours revenir dans la ville de tes parents, vu que c'est pas très loin.

— Oui, c'est ce que je pense faire, répondit Aurélie en regardant tour à tour Clémentine et Édouard. Mais c'est vrai que parfois, ça peut être fatigant d'être ici. Je ne sais pas comment dire mais, chez moi, les choses sont plus simples. Je connais les gens, je connais leurs habitudes, je sais ce qui va et ce qui va pas. Ici, y a du monde de partout, un bruit de fond incessant et des connards à tous les coins de rues. Je veux dire, y a des quartiers, je peux pas marcher trois mètres sans me faire siffler ou alpaguer par des vieilles sous-merdes installées sur le trottoir comme s'ils en sortaient. Et puis, à côté de ça, j'ai toujours personne. Les études, c'est cool, mais en marketing, c'est un putain de monde de compétition vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tous les bonhommes que je rencontre, soit ils veulent me sauter, soit ils veulent me faire sauter.

Elle respira longuement avant d'ajouter en levant les épaules :

— Je sais pas...

— Alors qu'un bon berger des familles qui te ferait quatre gosses en te laissant à la maison pour t'en occuper, ça, ça te fait mouiller quelque part, hein ?

— Non, pas beaucoup plus. Mais de un, mon village, comme tu dis, c'est plutôt une petite ville qu'autre chose. Y a au moins trois églises, rien que dans le centre-ville, alors tes bergers, tu pourras te les chercher longtemps avant d'en trouver. Et de deux, le jour où tu sauras ce qui me fait mouiller, mon petit père, les poules auront des dents qui leur pousseront jusqu'au cul, rétorqua Aurélie dans un sourire.

— Ah, les campagnardes... J'ai toujours adoré votre poésie, vous avez vraiment le chic pour ça.

Aurélie reprit :

— Et toi, Clémentine, qu'est-ce que tu en penses, de Lyon ?

— Pour le moment, j'aime beaucoup. Surtout parce qu'il y a plein de trucs à visiter. Entre les cathédrales et les petites rues, les différentes architectures qui habillent la ville et les musées, y a vraiment de quoi faire. Et puis, y a aussi des petits moments sympas, comme hier, quand j'ai rencontré un couple d'étudiants en architecture qui dessinaient sur la place Bellecour. On s'est arrêté pour papoter d'art, de tout et de rien. Tu vois, ça, c'est vraiment quelque chose que j'adore.

— C'est vrai que ça a son charme, les grandes villes. Les gens se rencontrent parfois, et ça, c'est cool quand ça arrive, renchérit Aurélie.

— Ouais, continua Édouard, la solitude des grandes villes, c'est tellement un truc de dingue qui bouffe tout le monde que, du coup, quand la glace se brise, cette impression de découvrir que les paquets d'ombres à emmerdes qu'on croise tout le temps sont finalement des êtres humains, ça fait du bien.

Aurélie leva sa tasse en l'air.

— À la glace qui se brise, les gens.

— À chez nous, continua Clémentine.

— Et aux gens qui savent que St Nizier est une église et pas une cathédrale. Putain d'étudiants en art de mes deux, conclut Édouard.

Dans un sourire partagé, les trois amis trinquèrent.

Commentaires

Ma préférée pour le moment, je voulais juste y jeter un œil avant de dormir et au final j'ai tout lu. Bien joué^^
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mardi 17 juillet à 23h47
Ahaha, content d'avoir participé à l’entropie universelle du manque de sommeil en France :D Dans ce cas-là, il devrait en avoir une ou deux dans pas trop longtemps dans le même délire ; j'avoue que je prends beaucoup de plaisir à les écrire, surtout dans la recherche des vannes (je travaille avec Bigard en ce moment, on fait ce qu'on peut).
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dimanche 29 juillet à 00h01
Vraiment une bonne nouvelle ! Je me demandais si cela avait un caractère autobiographique ? En tout cas, encore félicitations !
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mardi 17 juillet à 23h54
Yep Balder, j'ai écrit les trois personnages en m'inspirant très largement de trois amies avec qui j'ai partagé ma première année au Japon, avec le quota de soirée karaoke et autres dégustations de sushis. Les vannes sont souvent vraies mais elles ont été légèrement adoucies parce que j'ai entendu des choses, je te jure, je n'en suis toujours pas revenu.
Merci pour le commentaire, encore plus à venir dans cette veine-là !
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dimanche 29 juillet à 00h10
Bah écoute merci de ta réponse :D impatient de lire la suite ^^
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dimanche 29 juillet à 21h10
Pour le coup je ne peux pas dire mieux que Marion, haha. Elle a dit exactement ce que je pensais en lisant le chapitre !

Pour le coup, c'est aussi ma préférée !
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mercredi 18 juillet à 23h43
J'étais légèrement en retard dans mes lectures sur l'attelage avec le boulot donc bon, logique et pas grave :p
(Je vois ça !
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dimanche 29 juillet à 18h57
"Tu peux pas faire ça comme tous les petits garçons, bien sagement ta chambre ?"
Bien sagement dans ta chambre, non ? ^^

Sinon comme d'hab, j'adore ton style. Ça change, ce nombre de personnages, cette discussion. Comme dit Marion, on a l'impression de les connaitre déjà bien, malgré le format court.

Chapeau, l'artiste :p
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dimanche 22 juillet à 14h30