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Georges-René Floréal

vendredi 15 juin 2018

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

Attente et jugement [1] - Extension du domaine de la lune

 Je regarde le mur et le mur me regarde. Blanc comme neige.

Je n'ai pas grand-chose à lui dire, il sait déjà tout de moi. Il m'a vu me lever, me coucher, m'habiller, prendre le temps de me rendormir dans la chaleur du soleil de midi et me réveiller en me demandant à quoi bon. Surtout, il m'a vu quand moi-même je ne pouvais plus me voir. Je l'ai vu aussi, lui, dans sa nudité sans fond, dans ses doutes de mur et sa peur de bouger. Avec ses taches, ses histoires, son silence tranquille, je l'ai vu dans ses meilleurs et ses pires moments. J'ai vu l'ennui lui peindre des nuances qu'il n'expose pas au premier venu. Je sais qu'il trouve la vie longue, parfois. Il peut se demander à quoi ça sert d'être là. N'allez pas croire qu'il ne s'y passe jamais rien, sous son pâle visage. Je l'ai même vu s'énerver contre la lampe qui lui brûlait le museau et qui lui lançait des sourires narquois. Il ne s'est pas laissé faire mais il n'a pas joué la carte du mur énervé. Au fond, il l'apprécie beaucoup, la lampe. Vous les auriez vus, vous auriez compris.

C'était drôle, cette époque, quand la lampe marchait encore. Maintenant, il ne me reste plus que la lumière de la lune. Mais je n'aime pas, elle n'éclaire pas, elle s'insinue. Elle se faufile, serpente jusqu'à la fenêtre, vient caresser mon corps de ses dures écailles et s'arrête toujours au niveau des endroits sensibles. Parfois, elle serre ma gorge, parfois, le haut de ma cuisse. Quand elle a froid, je la sens creuser mon nombril pour y chercher moyen d'y faire son trou. Je m'endors souvent en me demandant si je vais me réveiller entier. Je me demande ce que se diraient mon pied ou mon doigt s'ils se faisaient emporter dans son ventre. Ils se retrouveraient sûrement dans un endroit abominable, une espèce de cave fermée, humide, aux murs baveux et sans fenêtre. Avec le temps, ils fondraient et ne laisseraient aucun trace ; la lune n'épargne personne. Je ne peux y faire grand-chose, je ne vais pas vous l'apprendre : la lumière de la lune, on ne la lui fait pas. Si c'est notre heure, c'est notre heure.

En tout cas, ce soir, il n'est pas très loquace mon mur. Je lui demande comment s'est passée sa journée mais il ne me donne pour toute réponse qu'un geste dédaigneux pour me faire comprendre qu'avoir cette conversation ne l'intéresse pas. Au moins, il réagit. D'habitude, il continue simplement de fixer la couverture sans bouger, trop absorbé à s'imaginer prendre en main ses courbes charnues et plonger au fond de ses cuisses qu'elle laisse lascivement entrouvertes. C'est vrai qu'elle est un peu salope, ma couverture. Tous les soirs, elle m'attend dans mon lit et m'enlace dès que je m'y allonge, quel que soit mon état. Elle m'accompagne dans mes moments de solitude, elle se blottit sans pudeur. Je pense qu'elle a arrêté d'y prendre du plaisir depuis longtemps mais elle ne s'en va pas ; elle reste là, elle se montre et se donne. Et dans ces moments-là, comme maintenant, mon mur la dévore des yeux et ne fait pas attention à moi. Parfois, je le bats. Je lui rappelle qu'il est obligé de reconnaître mon existence, parce que si je n'étais pas là, il n'aurait aucun rôle à jouer dans sa vie. Il resterait là, sans bouger, sans rien ni personne à protéger du vent, de la pluie et du soleil. Et dans ce cas-là, il ne serait rien. Parce que qu'est-ce qu'un mur sinon ? Pas grand chose.

Mais je comprends, il n'est pas d'humeur. Je me lève de mon lit, replie correctement la couverture et me tourne vers la chaise. Elle est toujours aussi belle. Elle boite un peu, un de ses pieds a pris le moisi et que j'ai dû lui en ôter une partie. Mais après quelques semaines, une fois son équilibre retrouvé, elle est redevenue aussi belle qu'elle pouvait l'être.

Je lui adresse un bref sourire et lui dis :

— Je sais bien que tu n'es pas très bavarde mais il faut bien se vider de temps en temps. Sinon, tu risques de te faire exploser les coutures et de faire sortir ton rembourrage. Tu sais, le rembourrage, c'est mieux quand ça reste à l'intérieur. Tiens, moi par exemple, je t'ai dit que quand j'étais petit, mon voisin m'avait cassé mon vélo ? Je me souviens, on était dans la cour d'école. J'aime pas trop en parler parce que ça reste un souvenir douloureux. C'est drôle, c'est toujours les souvenirs douloureux qui restent le plus. Ils flottent toujours un peu à la surface, s'y accrochent et y grandissent sans que tu n'y puisses grand chose. Là, ils commencent leur seconde vie, dans ta vie à toi. Puis, au fur et à mesure du temps, ils se multiplient comme des nénuphars sur un lac. Pour certaines personnes, ça finit par couper beaucoup du soleil. T'imagines bien que les poissons en dessous sont pas jouasses de ça et qu'ils essaient de comprendre comment les foutre en l'air, les nénuphars. Mais c'est pas possible, c'est trop résistant. Ils cherchent alors quelques rayons de soleil auxquels se raccrocher mais en vain. Une fois qu'on te coupe du soleil, tu finis par crever. Ils sont vaches, ces nénuphars.

Je te disais, dans mon souvenir, il faisait encore beau, à cette époque. On devait approcher de l'été. Le soir disait bonjour au ciel et la chaleur du jour ne s'était pas encore fait la malle. Je me souviens, c'était ce moment de l'année où on pouvait sentir les premières brises estivales souffler sur la région : je portais un T-shirt et j'avais toujours envie de l'enlever. J'ai toujours adoré la sensation du vent contre ma peau, tu comprends. À cette époque-là, j'étais pas mal fourré dehors ; tu pouvais me trouver en train de jouer dans la forêt, courir le long des routes de campagne avec une balle au pied ou juste vadrouiller ici et là, accompagné de mon vélo. Cette fois, j'étais dans la cour d'école et je tournais en rond. Je devais pas avoir plus de huit ans et j'étais pas un gamin chiant. Dans la moyenne, on va dire.

Je m'arrête de parler. Je sens une odeur venir du dehors. Je me penche par la fenêtre ; je tente de regarder aux alentours mais un épais brouillard m'empêche de voir à plus de quelques mètres. Je me penche encore un peu plus dans le vide. Tout est gris, je n'arrive même pas à voir le sol, trois étages en dessous. Mince. Je reprends position. Je vois bien que la chaise attend que je poursuive mon histoire. Les gens veulent entendre ce genre de chose. C'est normal, c'est humain.

Je continue :

— Donc, mon voisin, il arrive. Il veut quelque chose, je le sens. Moi, je n'ai rien contre lui, je ne le connais pas très bien mais je sais que ça lui arrive de casser des trucs. Il vit dans une maison pas loin de la mienne et puis, sa famille avait ce gros chien qui n'arrêtait pas d'aboyer. Une fois en passant, je lui avais dit « ta gueule ! » mais une jeune femme qui était à la fenêtre m'avait crié dessus. Elle était belle et elle devait avoir quelque chose comme vingt ans. J'ai pas insisté. En tout cas, lui, je ne me rappelle plus bien de son âge, mais il arrive en cette fin d'après-midi vers moi, les mains dans les poches. Je vois qu'il sourit pas mais il a pas l'air méchant non plus. Tu vois, il doit faire un peu la même chose que moi : attendre que le temps passe.

La chaise me fixe quelques instants sans bouger. Une lueur palpite dans ses yeux ; elle veut me dire quelque chose. Elle hésite un peu du regard et garde ses bras immobiles autour d'elle, comme si elle ne voulait rien montrer. Mais ses yeux ne me quittent pas, elle veut vraiment me dire quelque chose. J'attends quelques instants.

Elle garde le silence.

Je reprends :

— Tu sais, il me manque, mon vélo. Une fois que c'est cassé, c'est dur à réparer. Ça prend du temps et pour certains, c'est pas possible. Y a des rayons qui finissent par se détacher et faire leur vie. Ils partent comme des petits vers retrouvant la terre après des heures passées sur le goudron. Ils se mettent à gigoter un peu partout puis ils montrent leur joie en enfonçant leur corps dans la terre, toujours aveugles, toujours sourds, toujours en étant des vers mais ils s'enfoncent. Et après, ils bouffent tout ce qu'ils trouvent. En tout cas, mon vélo, j'ai pas eu la force de le jeter. Tu veux que je te dise, j'entends encore ses pleurs étouffés, quand il s'est fait casser. Je vais te raconter. Je suis là, puis mon voisin vient devant moi. Il a les cheveux châtains mi-longs qui s'arrêtent sur les épaules de sa veste en jean bleu pâle. Comme pantalon, il a mis un jogging foncé, quelque chose de décontracté, avec quoi il peut se salir. Il a pas un visage méchant, je dirais même qu'il a l'air un peu simple, un peu gras. Après, les détails tu sais, je m'en rappelle plus bien, ça commence à dater, mais d'un coup, il empoigne mon guidon avec force. Sous la surprise, ni mon vélo ni moi ne résistons. Et puis moi, je suis pas un combattant : quand mon voisin me prend mon vélo, je descends et je ne fais rien de spécial. Je le regarde. Mon voisin le fait basculer par terre, tout près du bac-à-sable. Il lui met un coup dans une des roues mais pas fort ; il veut simplement lui faire comprendre qu'il ne faut pas qu'il bouge. Moi, je me sens fatigué. J'ai pas vraiment peur mais je me sens comme une pierre : bouger me paraît un effort surhumain. Mon vélo, lui, pousse un cri de surprise mais il n'a pas fait mine de se relever. Tout ce qu'il fait, c'est lever bêtement une de ses pédales vers mon voisin, comme pour lui dire de s'arrêter. Ça n'a pas marché.

Mon voisin commence à lui monter dessus en s'appuyant de tout son poids. Mon vélo est allongé, maintenu immobile. Je crois que là, il essaie de se dégager mais il peut pas. Puis après, mon voisin lui saute dessus. A chaque saut, j'entends les crissements que fait sa chair de ferraille sur le sol ; je vois bien que ça lui fait mal. Ses roues se sont voilées, le cadre aussi se tord et les chaînes se balancent dans tous les sens sous les chocs. Tout penaud, je demande dans une petite voix pourquoi il fait ça mais il me répond pas. D'ailleurs, c'était pas si long que ça, juste quelques minutes. Mais, à chaque fois, les crissements, bien audibles, me font de plus en plus mal, quelque part. Là, je regarde mon voisin et je me souviens, son visage était tout concentré, comme s'il réfléchissait à un exercice de mathématiques difficile. Puis ça l'a fatigué et il a arrêté. Il était tout en sueur, de s'être énervé comme ça. Je sais pas trop ce qu'il allait faire après et j'ai attendu. Lui m'a regardé, pas méchamment, et il est reparti, les mains dans les poches.

J'ai marché vers mon vélo. Je savais qu'il allait pas bien mais j'ai pas trop su quoi lui dire et lui, il a gardé le silence. Il avait pas l'air de souffrir vraiment. J'ai vu certains de ses rayons qui manquaient. Je l'ai aidé à se relever puis je lui ai dit qu'il était l'heure de rentrer. Je l'ai tenu à bout de bras pour l'aider à marcher et on est rentré, comme ça, sans dire un mot. Il faisait pas tout à fait encore nuit mais je ne voyais le soleil nulle part. On pouvait encore sentir le vent nous réchauffer et ça, ça nous a portés jusqu'à chez mes parents. Quand je suis arrivé tout près de chez nous, je l'ai enfourché. Il ne marchait plus du tout bien mais je ne voulais pas que ma famille le voie comme ça : c'était un beau vélo rouge, il avait sa fierté. 

La chaise ouvre la bouche.

Elle a toujours le mot qui vous fait du bien. Elle est d'une tendresse infinie, toujours là pour vous soutenir. Elle a bien vu que parler de mon vélo m'était un peu pénible. Elle se penche vers moi et me prend dans ses bras, tendrement. Je me sens mieux. Je peux tout lui dire, à la chaise, c'est pour ça que je l'aime fort. Je sais pas si elle sait qu'elle peut compter sur moi, parce qu'elle me dit jamais rien, mais j'espère qu'elle est bien dans cette petite chambre.

— T'inquiète, je lui dis pour la rassurer, l'important, c'est que mon vélo, je l'oublie pas. C'était un sacré copain, il l'aurait pas mérité.

Je me dégage doucement de ses bras de velours et me relève. Je fais quelques pas vers la fenêtre ; toujours ce brouillard. Je ne discerne rien. Des couches et des couches d'idées et de pensées broyées les unes contre les autres dans un perpétuel mouvement, comme une cascade horizontale qui prend source en se déversant en elle-même. Je m'approche encore. Cela fait des jours que c'est comme ça, que l'air devient presque comme du cuir. J'y fais pas tellement attention, je suis toujours fourré dans ma chambre, mais là, il y a vraiment une odeur forte qui rentre. Je sais qu'elle m'est familière mais j'arrive pas à me souvenir vraiment. Je tourne la poignée de la fenêtre, pousse le grand verre bleuté et passe une jambe sur le rebord. Même respirer devient difficile : à peine je mets la tête dehors que je sens mes poumons s'alourdir. Je passe mon autre jambe, m'assois et tends mon bras dans le vide. Mes yeux s'irritent, des larmes indécises naissent et forment des petites larves qui brouillent ma vue. J'attends un peu, les larves finissent par se calmer. Le brouillard est si épais que j'ai l'impression que je pourrais m'y accrocher. D'ailleurs, son contact n'est pas si désagréable. Après quelques secondes, il enlace mon bras et ça me rappelle quand j'allais à la piscine chauffée avec ma famille, avant. Je sens sa chaleur parcourir ma peau, j'aime bien. J'ai l'impression qu'il durcit autour de ma main ; je demande à quel point c'est solide. Je veux dire, je suis pas fou, je sais que si je fais un pas dans le vide, je tomberai. Je veux pas tomber mais j'ai toujours aimé aller dans l'eau. Je tente le diable. Je m'assure de la prise de mon autre main sur le rebord de la fenêtre et mets un pied devant moi. Là encore je sens une pression ; le brouillard passe sous mon pantalon et monte le long de ma jambe jusqu'au genou puis, comme un plâtre, je le sens prendre une forme plus solide et s'appliquer assez fortement sur ma jambe. Je m'appuie avec précaution sur mon pied pour voir à quel point c'est solide. Le brouillard oppose une bonne résistance ; c'est le moment. Mon cœur bat assez vite. J'inspire une dernière fois et je me pousse en avant. Je lâche la fenêtre.

Je glisse un peu plus profondément dans le brouillard mais il ne cède pas sous mon poids, il me retient assez fermement. J'ai la tête qui tourne à cause de mon cœur. Rapidement mon autre jambe est prise dans un sac de coton aqueux qui s'endurcit. Ça y est, je suis suspendu dans le vide. Bon dieu, j'ai l'impression que mes viscères vont s'échapper de mon ventre tellement la sensation est intense ! Je prends une longue respiration. Comme je ne veux pas rester coincé, je me mets en marche. En forçant un peu, le brouillard se desserre de ma première jambe et me laisse me mouvoir, avant de se reformer quelques secondes plus tard, lorsque je m'arrête de bouger.

Que c'est agréable ! Je marche dans le ciel !

Ma fenêtre est encore à portée de main mais je ne cherche plus à revenir vers elle. Je fais deux autres pas. La marche n'est pas aussi aisée que sur terre, je dois reprendre mon souffle à chaque fois. Quand mon équilibre est trop instable, je m'accroche avec mes mains à quelques poignées gazeuses qui se forment et se solidifient sous ma paume. J'ai l'impression d'être perdu dans le reflet d'une mer gazeuse, libéré des lois de la physique et de la raison. Je peux aller où je veux. Je ne vois toujours rien autour de moi mais je sais de mémoire où se trouve le clocher de l'église non loin de la fenêtre de ma chambre. Cela me semble être un point de relais pertinent : il n'est pas très loin et j'ai toujours voulu voir de quoi ma ville avait l'air si on la regardait du haut de la croix de fer. Je fais un autre pas.

Soudain, quelque chose cède. Ma jambe gauche dérape et m'attire vers le vide. Je bats des mains pour retrouver prise mais c'est ma jambe droite, que je garde immobile, qui me sauve de la chute. Je ne sais pas quoi faire, je commence à paniquer. Puis je la vois, elle. Encore et toujours elle. Je l'entends venir forcer sa venue dans les cieux, sifflante, rampante parmi les étoiles qui ne bougent plus, de peur d'être prises aussi. La lune. À son arrivée, je sens le brouillard se désépaissir. J'essaie de ne pas bouger. Je sais désormais que je marche sur une surface plus fragile qu'une pellicule de glace ; un mouvement de trop et je serai emporté. Grâce aux prises de mes mains, je me retourne doucement et m'appuie sur ma jambe droite en espérant retrouver quelque chose de solide sous mon pied gauche. Elle rit derrière mon dos.

— Enfuis-toi, ma belle petite souris, j'aime tant te voir courir. Je t'observe, tu sais. Je prends mon temps. La nuit, je te regarde chercher ma présence pour savoir si tu dois te cacher ou non. Mais nous savons tous les deux qu'il n'y a pas de sortie. Tu t'endors et moi, je viens. Je te berce de mes caresses, t'embrasse de mes mains et t'avale dans ma bouche. Tu fais mine de dormir, toujours. Comme les autres. Mais toi, je sais que tes yeux sont toujours ouverts, même sous tes paupières fermées. Toujours à l’affût.

Je ne suis qu'à deux pas de ma fenêtre. Le brouillard semble paniquer et se met à bouger dans tous les sens. Dans ses mouvements désordonnés, il m'écorche la cornée. Ma vue se bouche presque complètement ; la seule chose à laquelle je me raccroche, c'est l'appel de mes murs, de ma couverture et de ma chaise. Ils crient mon nom, dans un silence plein, débordent d'eux-mêmes et se tendent de toutes leurs ombres pour essayer de m'attraper. Je fais un pas de plus ; mon pied droit arrive à trouver prise au moment où mon pied gauche tombe. Je retrouve mon équilibre difficilement. Je me sens déjà tomber. Elle va m'avoir.

— Va retrouver ta chambre, petit amour, tu l'aimes tellement, me susurre-t-elle. Tu l'aimes tellement que je finis par ne plus trop vous différencier, toi et tes petits colocataires. Ça pue tellement ! Je vous entends, vous vautrer les uns dans les autres, baiser à l'envi, vous manger et vous fondre dans votre ramassis de corps mélangés. Dis-moi, amour de ma vie, combien de temps te faudra-t-il avant que tu ne te perdes vraiment ? Je suis la seule qui te donne encore une raison d'être. La seule chose qui daigne encore poser des yeux sur toi, qui te découpe de tout le reste, qui te rend unique. Sans moi, il ne te restera nul miroir, nul reflet dans lequel te regarder. Tu finiras par disparaître dans cette petite mare de plâtre et de boyau. Tu deviendras un petit grumeau, pareil à tout autre, prêt à te mélanger à n'importe quoi, à tout instant.

Maintenant, la lune est toute proche, immobile comme un soleil mort, penchée sur moi comme un œil sorti de sa tombe. Sa lumière visqueuse se fraie un chemin à travers les filandres de brume et finit par atteindre la prise de mon autre jambe. Je fais un autre pas et arrive tout près de ma fenêtre, juste avant que la lune ne défasse les liens qui soutenaient mon dernier pied. Désormais le corps dans le vide, il ne me reste plus que mon bras qui me tient suspendu. Je tends désespérément mon autre bras vers le rebord de ma fenêtre mais la lune s'attaque à la dernière prise que j'ai. Je sens la pression brumeuse devenir de moins en moins forte. J'essaie de faire basculer mon corps en avant mais ce n'est pas possible, je n'ai pas assez de point d'appui. Les seuls espoirs qui me restent, ce sont mes quelques doigts que j'approche de ma fenêtre.

Les derniers centimètres qui me séparent du bois craquelé de mon rebord me paraissent un horizon. Je déploie mon bras à m'en luxer l'épaule.

Plus qu'une moitié d'horizon. Le sang bat dans mes tempes comme une tempête, tout mon corps appelle à trouver encore quelques millimètres dans mon bras. Plus qu'un infime horizon.

Un dernier silence.

— Dommage.

Le brouillard cède.

Commentaires

Magnifique.
Je vois tes textes, surtout celui-ci en nuances de gris. C'est fou cet espèce de désespoir au sens métaphysique qui suinte et en même temps la rage de vivre dans tes textes. Bref, ça me touche, comme d'hab.

Sinon j'ai juste relevé ça :
"Elle boite un peu, un de ses pieds a pris le moisi et que j'ai dû lui en ôter une partie." => Le que est de trop, non ? Ou c'est un effet voulu ? Je relève au cas où
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jeudi 28 juin à 14h39
Rayaya Ama, je me répète mais vraiment, les commentaires, c'est vraiment la bière fraîche de mots après une journée de dur labeur / c'est vraiment le chocolat chaud avant la nuit après une froide journée. J'aurais aimé pouvoir dire à ma gueule de y'a dix ans qu'on me dirait ça d'un de mes textes, ça m'aurait sûrement détendu de ouf. La rage de vivre, j'aime beaucoup !
Voui, la petite coquille, qui craque bien sous la dent, noyé dans le ketchup. Je vais m'en occuper, merci !
(la bise, t'as vu)
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samedi 28 juillet à 23h50
C'est désespérément un texte magnifique. Tes textes dégagent beaucoup d'émotions!
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dimanche 1 juillet à 15h38
Merci Ama ! (Je viens de remarquer que je peux pas vous appeler "Ama" toi et Ama, sinon, ça va causer de la confusion, ahah). Bon là, je suis en plein mode émotion parce que j'écoute du Twenty one Pilots mais tes commentaires font déborder mon petit coeur fragile, merci ! Ca motive à mort.
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samedi 28 juillet à 23h55
Hyper troublant ce flou des frontières des choses et des êtres. Ce texte en particulier est un comme rêve fiévreux qui colle à la peau après la chute (c'est le cas de le dire)
Ton écriture déstabilise et c'est grisant !
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lundi 22 octobre à 14h45