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Georges-René Floréal

mardi 29 mai 2018

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

Quand on dérive en ville [2] - Des yeux qui coulent par terre

Des fois, je me demande : à quoi ça tient, la valeur qu’on donne aux gens ?

Là, en m’éveillant ballotté comme du linge sale dans une machine à laver, je n’ai pas reconnu l’odeur de sueur qui me montait aux narines. J’ai ouvert les yeux et la douleur est revenue au galop : le type m’avait flanqué une mandale version forain turc énervé. Je me suis souvenu : la voiture de police, l’arrestation, le crachat et le noir total. Très bien.

J’ai zieuté à droite à gauche. Un uniforme à côté me tenait fermement le bras.

Moi, vous savez, je n’ai jamais demandé grand-chose à personne. J’ai fait mon bout de chemin et je me suis débrouillé comme j’ai pu. La fumée me monte vite au plafond, comme mon grand-père me disait, mais je ne pense pas être un mauvais bougre. Maintenant, c’est vrai j’ai planté mon meilleur ami. Faut que je vous raconte ça, sinon, vous n’allez pas comprendre.

Un après-midi, je suis rentré chez moi après une longue journée. Lui, il était sur le canapé, à rien faire de spécial. J’ai commencé à lui parler, vous voyez, pour vider mon sac, mais il est resté silencieux, comme si je n’étais pas là. Muet comme une tombe. Fallait le voir, pas un mot, pas un regard, rien. Rapidement, le ton est monté. Je lui ai dit qu’il pouvait bien aller se faire foutre, que je partirais sans hésiter et puis, que, non, en fait, il pouvait aussi aller se chercher une maison à lui. Là, il m’a regardé d’un air de dire « chiche, je le fais ». J’ai sorti mon couteau, je lui ai planté quelque part, de toutes mes forces. Si fort que le manche m’a glissé des mains. On ne nous le dit pas dans les films, j’ai pensé sur le moment, mais quand on plante un couteau quelque part, vaut mieux solidement le tenir, sinon, on finit la main sur la lame. Mauvais délire. En tout cas, il a trouvé que c’était suffisant comme argument, mon ami, parce qu’il s’est excusé. Avec les yeux.

Quand j’y pense, maintenant que je me retrouve sur ces sièges à moitié défoncés, je ne vois pas trop pourquoi les gens en feraient un foin. Moi, je n’aurais pas planté n’importe qui, comme ça, j’ai encore les fils qui se touchent, merci. Là, c’était mon meilleur ami, le mien à moi. Honnêtement, il en avait pas d’autres, et il n’avait ni famille, ni personne à qui manquer. Vous pigez ? Moi, je lui donnais du sens, de la valeur et, à la limite, s’il manque à quelqu’un, ça sera à moi. Alors pourquoi tous ces gens, les mêmes qui pouvaient lui cracher dessus sans broncher ou passer devant lui sans même lui adresser un regard – quand, moi, je l’hébergeais, je lui parlais et je lui cuisinais des trucs – pensent qu’il faut que je dorme dans une cellule parce que je leur ai enlevé quelque chose dont ils n’avaient rien à foutre ? Je ne comprends pas.

Toujours était-il que la voiture continuait d’avancer et que je ne voyais pas comment j’allais la jouer fine sur le coup. Quinze longues minutes plus tard, on est arrivé.

Le type m’a trimballé sur le trottoir et m’a fait entrer dans un bâtiment de pierres sur lequel j’aurais pu facilement pisser, si j’étais passé devant un peu soûl. À l’intérieur, ça bouillonnait. Un concert d’excuses sifflées et d’injures silencieuses qui dissonaient avec le ton autoritaire et les phrases protocolaires des uniformes bleu pâle. Je ne sais pas si vous êtes déjà rentrés dans un commissariat ; je peux vous dire que ça vaut le détour. Des fermes à emmerdes, avec des champs à perte de vue. Les gens pensent que les choses se passent à peu près correctement, dans ce genre d’endroit, ou que c’est un peu musclé mais que ça reste dans les limites. La vérité, c’est que, uniforme comme menottés, on respire tous cette même odeur de dépotoir et de délaissement. On fait tous face à quelque chose qu’on aime pas et on s’occupe de ça un peu comme les ordures qu’on laisse pourrir dans un coin et qu’on ne touche qu’avec une figure pleine de dégoût. Je veux dire, on sent que les commissariats, c’est une espèce de frontière, et comme dans toutes les frontières, il s’y dessine un monde à part où le sol devient foutrement glissant. Je n’aime pas trop me répéter mais, en quelques mots, ça suinte. Là, les murs blancs tachés de partout mettaient toutes leurs forces à réfléchir la merde ambiante, croyez-moi.

— Allez, avance, m’a ordonné le mec en me tenant toujours le bras.

Il m’a conduit à travers les meubles et les gens et il m’a fait asseoir à un bureau. En face, le gars en place cherchait dans ses papiers. Coupe de cheveux au millimètre, barbe fraîchement rasée, lunettes carrées et propres. Ce con, je suis sûr qu’il devait avoir sa petite essuyeuse à portée de main. Toujours être prêt à se nettoyer ses verres, c’est important, vous me direz ; dans la vie, c’est mieux de bien y voir. Pourtant, je n’ai pas pu m’empêcher de lui trouver quelque chose de sympathique. Il avait dans le regard une absence totale de jugement – ou de conscience – qui faisait du bien.

— Pourquoi on vous a amené ici, vous le savez ? qu’il me demande d’un ton monocorde en m’adressant un rapide coup d’œil.

— J’ai planté mon copain, j’ai souri. Mais juste une fois, je rajoute, devant son regard surpris.

Là, j’ai vu que les deux mecs faisaient une tête bizarre.

— Vous êtes en train de me dire que vous avez agressé à l’arme blanche une de vos connaissances ? a repris Lunettes Carrées.

— Ouais. Mais juste une fois. Qu’un coup.

— C’était quand, exactement ?

— Ce matin ou hier soir. Entre les deux.

— Vous pouvez me dire où se trouve votre ami maintenant ?

— Il doit être encore sur mon canapé. Il n’est pas du genre à beaucoup bouger, vous savez.

— Et votre adresse, c’est bien celle-ci, dit-il en prenant un bout de papier, le 18 rue Bernard Charrue, la maison qui sert de squat à côté de l’arrêt de métro ?

J’ai froncé les sourcils. Je ne comprenais pas à quoi il jouait.

— Ben ouais. Pourquoi ?

L’uniforme qui m’avait amené ici, toujours derrière moi :

— Je n’ai pas remarqué de sang sur lui quand on l’a arrêté. Il ne portait pas d’arme non plus. Je prends une équipe et j’appelle une ambulance en chemin.

Je l’ai vu partir en trombe. Quel foutu con. Lunettes Carrées m’a glissé :

— Pourquoi est-ce que vous avez agressé votre ami ?

J’ai senti la fumée monter. J’ai rapproché mon visage du mec et je lui ai dit, sans sourire :

— Il m’a fixé de trop. Et puis, il ne répondait pas quand je lui parlais.

Ça a fait son effet, j’ai senti son recul. Il a vérifié que j’étais bien menotté et il est revenu à la charge.

— Vous vous rendez compte que vous avez commis un crime pour lequel vous pouvez faire jusqu’à cinq ans de prison ? Et bien plus si votre ami meurt à cause de ses blessures ?

— Ben pourquoi, j’ai demandé, c’est mon ami, pas le vôtre, non ?

Le mec avait le cuir bien tanné. Quand il m’a répondu, c’était presque du tac au tac :

— Ce n’est pas comme ça que la loi marche, monsieur. Si vous agressez quelqu’un, qui que ce soit, vous serez poursuivi pour ça. La loi s’applique à tous.

Monsieur . Monsieur, il m’a dit. Là, j’ai senti quelque chose se passer dans ma tête.

Mon grand-père me disait tout le temps de dire « monsieur », « madame » parce que fallait être poli. À l’époque déjà, j’avais compris que je devais dire ça juste parce que les gens à qui je parlais étaient vieux et qu’ils avaient un pied dans la tombe. « Monsieur », « madame », c’était simplement une manière de dire « tu vas bientôt crever la vieille et ça te rend un peu spéciale ». Mais au quotidien, on le voit bien, personne ne dit monsieur ou madame. Ce n’est pas que les gens ne sont pas polis, je pense, c’est surtout qu’ils ont bien compris que personne, à moitié mort ou non, n’est vraiment spécial.

Mais lui, il me l’a dit. À un connard comme moi, il me l’a dit. Je ne sais pas, ça m’a fait bizarre. Peut-être qu’il avait été à la même école que mon grand-père.

Je me suis redressé sur mon siège et je me suis tenu droit.

— Vous voulez dire que c’est grave si je l’ai planté, monsieur ?

Il a hésité. J’ai soudain aperçu dans ses yeux une étincelle s’allumer. Il a réfléchi. Il s’est demandé si je me foutais de sa gueule ou non. C’est fou comme les gens sont des livres ouverts. Suffit de regarder leur visage se déformer à cause des émotions et on comprend. Des fois, je pense qu’ils devraient arrêter de parler et juste se concentrer pour faire ressortir ça. Ça éviterait les confusions et les mensonges. Bien sûr, ça resterait vague mais, au moins, ça serait toujours honnête. Parce que, si on est un peu sérieux, tout le monde sait que dès qu’on précise quelque chose avec des mots, on ment toujours un peu.

— C’est très grave. C’est un être humain que vous avez blessé. C’est une atteinte à son intégrité physique et morale, vous comprenez ? La loi protège tout le monde, y compris vous. Vous, vous n’aimeriez pas qu’on vous donne un coup de couteau, non ?

J’ai bien pigé qu’il était malin, lui. Il ne jouait pas la carte de la prison, il sentait bien que ça marcherait pas trop avec moi. Qu’on se comprenne bien, je n’ai pas envie d’aller en prison, il y fait froid et, même dans les cellules bondées, on s’y sent seul parce que tout le monde est plus ou moins à cran. Mais c’est plus que j’ai d’autres chats à fouetter pour le moment et je préfère éviter, au possible. Peut-être plus tard, quand je voudrais être un peu tranquille.

— Je sais pas, monsieur. Moi, quand on me pose des questions, je réponds, et puis je suis poli. Mais lui, il ne m’a pas répondu, il m’a manqué de respect.

— On ne peut pas punir quelqu’un pour si peu, ce n’est pas possible. Si votre ami ne vous parle plus, il faut vous en trouver d’autres, c’est tout. Si vous l’agressez, vous irez en prison, point barre. Et si vous vous disputez, et qu’il vous agresse, c’est lui qui ira en prison. Vous comprenez ?

— Non mais mon ami, il ne ferait jamais ça. Il est trop gentil pour ça.

Lunettes Carrées a serré les poings et son ton est devenu plus aigu.

— Alors pourquoi vous, vous le faites ? Vous ne pensez pas que c’est injuste ? Si votre ami est gentil avec vous, pourquoi vous, vous l’agressez ?

Je l’aimais bien, Lunettes Carrées. Par rapport aux autres, il avait l’air d’avoir été un peu moins bercé près du mur. Et pourtant, pas du genre à se dégonfler facilement pour autant. Je ne sais pas, un quelque chose d’un peu plus grand que le reste.

Soudain, j’ai entendu le type de tout à l’heure rentrer dans le commissariat, le téléphone à la main. Il s’est avancé vers nous et a dit à l’autre :

— Fausse alerte, il se fout de notre gueule, ce petit con. L’équipe sur place a fouillé son squat, ils ont trouvé un couteau dans une sculpture de bois, un truc à taille humaine. Personne d’autres dans la maison. Ça t’amuse de nous faire tourner en rond, hein ?

Énervé, il m’a pris par l’épaule et a rapproché son visage tout près du mien.

— Hein, ça t’amuse connard, t’en veux une autre dans la face ?

Il puait vraiment de la gueule. Peut-être du kebab ou un truc du genre.

— Christian, calme-toi, ça sert à rien, l’a interpellé Lunettes Carrées. C’est un cas psy.

— T’es trop gentil, Fabrice, c’est un tas de merde qui vient de faire perdre une demie heure de déplacement à une équipe. Fout-le-moi au trou, dans la dernière cellule, qu’il baigne un peu dans la pisse, ce putain de cas psy, a fini Cristian en repartant.

Lunettes Carrées m’a regardé. Il n’était pas énervé. Un brave type comme on en fait plus.

— Bien. On vous avait fait venir parce que vous avez manqué deux de vos rendez-vous hebdomadaires chez le psychologue. Vous êtes en probation et vous avez une peine de sursis. Vous êtes censés vous rendre à votre rendez-vous chaque mois, sinon vous effectuerez votre sursis. On va vous garder quelques heures en cellule, profitez-en pour réfléchir à votre comportement. La prochaine séance manquée, ça sera la prison directement, compris ?

— Ouais, j’ai dit.

— Ramirez, emmène-le en cellule de dégrisement.

Une uniforme qui se tenait debout pas loin s’est approché et m’a tiré le bras. Je me suis mis debout.

Lunettes Carrées avait déjà de nouveau le nez dans ses papiers. Il a levé la tête et il m’a dit, en me regardant droit dans les yeux :

— Une dernière chose, monsieur. En bois ou pas, n’agressez pas vos amis.

Commentaires

Je vais arrêter de me répéter dans tous mes commentaires sinon ça va tourner en rond mais encore une fois, j'ai pris plaisir à te lire :) Plus qu'à attendre le prochain "chapitre" ;)
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jeudi 28 juin à 14h56