3

Georges-René Floréal

mardi 22 mai 2018

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

Quand on dérive en ville [1] - Comment s'arracher les parties de tristesse

 J'ai fini par lui mettre un coup de couteau et lui dire d'aller se faire foutre. Comme qui dirait, il l'avait bien cherché. Ensuite, je suis sorti acheter du pain.

Non pas que je ne m'étais pas aperçu que les choses étaient allées trop loin et qu'il allait au fond peut-être mourir, mais je ne pouvais plus vraiment y faire quelque chose maintenant.

Comprenez-moi, on est tous occupé.

Alors voilà, je suis reparti, et, baguette à la main, j'ai voulu prendre le bus pour rentrer chez moi. En regardant le clocher du village qui s'élevait péniblement dans le ciel, j'ai vu qu'il était à peu près moins dix. Si je me débrouillais bien, je pouvais encore attraper le dernier bus de l'heure. Comme j'aime bien courir, et que je me débrouille pas mal dans le domaine, je me suis mis en route sans perdre de temps. Faut dire que je fais ça depuis que je suis gosse et qu'en quelques années, j'ai fini par prendre des jambes et des poumons.

À chaque fois que je me mets à courir, je repense à mon grand-père et au fait qu'il aimait bien quand je me mettais à « galoper entre les vaches de la ville ». Il disait que ça me donnait quelque chose à faire, au moins. Il avait peut-être pas tort. Maintenant, du haut de ma petite trentaine, je commence à me rendre compte que rien foutre, c'est pas forcément bon pour ce qu'on a. Une fois qu'on a vu tous les films et toutes les séries, qu'on a tout lu et tout dit sur le sujet, qu'on a regardé tous les pornos qui nous sont tombés sous la main, qu'on a bu toutes les bières et qu'on a mangé à sa faim, on finit par se rendre compte que la vie, c'est long. Mais quand on commence à courir, c'est pas pareil. Ça occupe.

Par chance, j'ai réussi à attraper mon bus. Comme il était sur le point de partir, j'ai tapé sur la porte et le chauffeur m'a ouvert, sans même me jeter un coup d’œil. Je suis monté et je lui ai dit bonjour mais il m'a pas répondu. Je lui ai tendu le montant exact d'un ticket et, en commençant à rouler, il m'a donné un petit bout de carton rouge que je suis allé mettre dans la machine. Pour tout ça, on a pas eu besoin de se parler ou de se regarder, nos gestes ont suffi. Les choses sont réglées comme du papier à musique. En vrai, le quotidien est plutôt quelque chose de facile à plastifier.

J'ai quand même jeté un dernier coup d’œil au chauffeur, pour la peine, et j'ai avancé dans le bus. Il y avait du monde. Mais moi, j'aime bien aller au fond du bus et j'aime bien pousser tranquillement les gens pour leur dire qu'ils font quand même bien chier à rester en plein milieu. C'est marrant, parfois je me dis que je suis encore plus emmerdant que mon grand-père. En tout cas, c'était bondé ce jour-là et je me suis enfoncé dans le bus un peu comme ce foutu vieux connard de pécheur têtu qui est rentré dans Moby-Dick. Enfin, j'imagine, j'ai jamais vu le film.

En me frayant un chemin, j'ai senti comme une odeur. Vous voyez de quoi je parle ? Je parle pas de l'odeur de transpiration ou de peau qui peut nous arriver dans le nez quand on s'approche des gens en fin de journée, non. L'autre odeur. Celle qui ne sent rien mais qui vous en dit beaucoup. Le parfum de la capitulation. Là, le premier passager que j'ai croisé, j'ai posé ma main sur son épaule pour lui faire comprendre que j'étais là et que je voulais passer. Je lui ai dit « pardon » d'un ton sec mais pas méchant puis en le dépassant, j'ai senti. J'ai senti son malaise à prendre le bus pour pouvoir aller voir ses cons d'amis ou pour aller à son con de boulot et continuer sa conne de vie. Je veux dire, on sent le malaise de celui qui ne donne pas l'impression d'être bien. Celui qui ne sait pas se vendre, quoi. Dans son cas, on peut le comprendre. Lui, il avait pas grand-chose pour lui. Il était pas très beau et puis, même si, quand on veut être poli on dit que ça se voit pas, il avait pas l'air très futé. Vous me direz, c'est pas forcément important d'être futé et c'est pas moi qui vous dirai le contraire. Mais même. C'est pas tellement la question d'être futé, c'est surtout la question d'avoir l'air futé. Et lui, qui devait avoir pas plus d'une petite trentaine comme moi, il avait pas l'air d'avoir la possibilité de comprendre combien c'était déjà foutu pour lui. Il le sentait, peut-être, comme je l'ai senti sur lui quand je l'ai dépassé, mais il le savait pas, il l'avait pas compris. Il ne s'endormait pas en y pensant, quoi. Et quand on s'intéresse pas à savoir, on tourne vite en rond. Alors que quand on sait, quand on se voit au pied du mur, quand on sent sous ses mains la dureté des briques de la déchéance, et qu'on se demande ce qui nous retient vraiment de nous foutre par la fenêtre, on comprend un peu mieux qui on est. Et on peut au moins y faire quelque chose. Remarquez, y en a pas mal qui se foutent en l'air. C'est pour ça que moi, je continue de penser que c'est peut-être pas mieux de savoir.

En tout cas, après l'avoir dépassé, je suis allé m'asseoir à côté d'une jeune. Une jeune femme, je veux dire. Elle portait un parfum assez fruité, assez aimable. Le genre de parfum qui veut frapper aux portes des gens pour pouvoir leur dire : ne vous inquiétez pas, je suis pas là pour vous emmerder. Pourtant, c'était marrant, elle était habillée comme une marie couche-toi-là. Une salope, quoi. Par là, je veux pas dire qu'elle portait une robe courte ou un décolleté plongeant. Au contraire, elle était habillée de manière assez discrète. Elle portait un jean pour fille, serré, mais pas dans le genre extravagant et un haut qui ne laissait rien dépasser de son ventre ou de ses épaules, avec des manches qui recouvraient même le début de ses paumes. Elle avait l'air gentille. Comme son parfum. Elle présentait gentille. Et puis, sûrement qu'elle l'était. Pourtant, elle s'habillait elle-même d'autre chose. Est-ce que ça venait de sa manière d'être, de respirer, de s'asseoir ou de je sais pas quoi, mais en tout cas, elle sentait l'ouverture. Elle sentait l'odeur de celle qui recherche. La recherche de n'importe qui tant qu'il ou elle pourrait satisfaire ses besoins. Je parle pas de sexe, je parle de ces besoins que chacun a dans sa vie. Vous voyez, je veux dire, on est tous en vie pour une ou plusieurs raisons, non ? On a tous des objectifs, des aspirations qui nous appartiennent et qu'on aimerait voir se réaliser. Une vocation, un endroit où vivre ou un boulot, j'en sais rien. Mais ce genre de besoin. Et ben voilà, elle, elle respirait l'envie de se retrouver sous, sur, dans quelqu'un et ça sentait fort. D'ailleurs, je pouvais pas lui en vouloir. Vous, si, peut-être ?

Au bout d'un moment, après avoir passé mon temps à hésiter à lui parler, mon arrêt est arrivé.

L'air de rien, comme d'habitude, je suis descendu.

En arrivant près de chez moi, j'ai remarqué cet autre bonhomme qui était assis sur un banc. Il n'avait pas l'air de faire autre chose que regarder devant lui. Je pouvais même pas dire s'il regardait plus l'horizon, quelque chose à l'extérieur de lui, ou quelque chose à l'intérieur. Il était pas vraiment beau mais il portait cet air qui m'a attiré le regard. Un joli masque. Ce qui m'intéresse dans les masques, ce n'est pas de savoir s'ils sont faux ou non, c'est plutôt le fait de trouver qu'ils sont toujours une source de promesse. C'est comme si on portait sur notre gueule différents reflets de nous-mêmes et que les gens piochaient dans ce qui leur parlait. Il y a des fois, on croise une jolie fille et on se dit qu'on la tirerait bien. Il y a des fois, on croise une jolie fille et on se dit qu'on aimerait bien discuter avec elle, voir ce qu'elle a en-dessous de ses masques. Voir ce qu'il y a l'intérieur des craquelures de sa peau, entre les fentes minuscules qui existent entre ses ongles et ses doigts. Puis il y a des fois, on croise une fille et ça donne rien. On pourrait croiser un poteau électrique qu'on en serait autant touché. Et quand on se dit que pour nous, c'est pareil, que les gens qui nous croisent prennent ce qu'ils ont envie de prendre de nous et qu'on a souvent pas trop le choix, ça fout un peu les boules. Mais, nous, on continue de le faire pour les autres, alors pourquoi eux, ils le pourraient pas ? On se résigne à être de la nourriture dans un magasin. Et d'apparaître, sûrement pour la plupart des gens, comme une ombre, comme un rien, un produit plus ou moins bien emballé.

Mais quand on a aimé et été aimé, quand on a baisé au moins quelques fois, on se dit qu'on peut survivre à tous ceux qui nous ont craché au visage rien qu'en ne nous parlant pas, peut-être parce que la rareté de la chose nous aide à l'apprécier. Je veux dire, si tout le monde voulait nous acheter, c'est plus que probable qu'on finirait par s'en lasser. C'est comme tout.

Au moment où je suis arrivé devant ma porte, je me suis soudainement senti très fatigué. Je sais pas si c'est parce que j'avais couru comme un dératé ou si c'est parce que j'avais pas mangé depuis un bout de temps mais je me suis senti vaciller. Je me suis raccroché à la poignée et j'ai attendu que ça passe.

Quand je suis ressorti un peu plus tard pour aller m'acheter de nouveau une baguette, j'ai trouvé que ça suintait. Je sais pas pourquoi, peut-être que j'avais attrapé quelque chose mais dès que je posais le regard quelque part, je trouvais que ça suintait, fort. Quelque chose sortait de là et il était difficile de savoir ce que c'était. C'était pas dégueulasse ou quoi, mais bon.

Souvent, quand ça coule, c'est pas forcément une bonne chose. Je veux dire, les choses qui suintent, c'est plutôt des choses mortes, ou des liquides comme le sang ou le sperme. Et puis, le sang ou le sperme, ou la salive qui coule d'un visage paralysé, c'est pas vraiment quelque chose que les gens aiment. Mais bon, moi, je trouvais que ça suintait mais ça me dérangeait pas forcément. Et puis, quand je regardais les gens que je dépassais, je trouvais que ça faisait pareil. Ils suintaient de quelque chose.

Le visage d'un jeune homme m'a dépassé énergiquement, et j'ai remarqué que ça coulait par ses yeux. J'aurais pas pu dire si c'était du sang ou du sperme ou encore autre chose mais je trouvais que ça l'habillait bien. Quand nos regards se sont croisés, il a fait semblant de trouver quelque chose de très intéressant dans le ciel ou à côté de moi. Moi, j'avais plus mon couteau mais je me dis que je lui aurais bien mis un bon coup de tête, histoire d'y faire bouger un peu là-dedans. C'est pas tant que je voulais lui faire du mal, c'est plus que je me suis demandé ce que ça ferait, si je le frappais là où il suintait. Est-ce que ça giclerait sur les gens autour ? Est-ce que les gens finiraient par remarquer l'existence de ces liquides ? Est-ce qu'ils se rendraient compte de leur propre suintement ?

Puis là, tout s'est accéléré. Avant qu'ils ne me voient, j'avais déjà commencé à courir dans l'autre direction. Mais ils sont rapides, ces salauds. Faut dire que c'est leur boulot. L'un d'entre eux m'a plongé dessus et m'a immobilisé au sol. Deux de ses collègues l'ont rejoint et j'ai vite senti que ça serait inutile que je continue à me débattre. L'un des trois était en uniforme et m'a dit de me calmer. Ils m'ont passé les menottes et l'uniforme m'a dit que j'étais en état d'arrestation et qu'on allait au commissariat, parce que j'étais suspecté de quelque chose. Foutus cons. Moi, quand j'ai été relevé, j'ai souri et j'ai regardé dans les yeux celui qui m'avait parlé. Puis, je lui ai dit :

— Putain les gars, faites gaffe quoi, vous allez me suinter dessus.

J'ai vu que le mec avait pas compris. Tant pis. Je lui ai craché à la gueule, pour voir. Là, presque au ralenti, il a regardé à droite et à gauche et j'ai pigé que ça allait arriver. En même temps, je l'avais un peu cherché. Il a reculé d'un pas et il y a mis tout son poids. Il m'a décollé une droite, à faire vous faire regretter les tasers. Moi, évidemment, fatigué comme j'étais, je suis pas arrivé à encaisser. Je me suis écroulé sur mes jambes, comme une vieille religieuse devant son premier porno.

Allez, circulez, y a plus rien à voir.

Rideau.

Commentaires

J'ai trouvé cette nouvelle très bien. Elle a quelque chose de profond que j'ai apprécié.
 1
mercredi 23 mai à 23h02
Ama, tes commentaires sont comme la douche après un semi-marathon (enfin, j'imagine, j'en ai jamais fait :D), un grand merci à toi. La suite devrait pas tarder (cette nouvelle ouvre un arc un peu plus long que les autres histoires ; on va suivre le bonhomme sur plusieurs chapitres)
 1
dimanche 29 juillet à 00h11
Haha, si je prends le temps de vous lire, je trouve normal de laisser un petit commentaire sur mon ressenti, etc.. ^^

Je suis toujours très curieuse de découvrir ton prochain texte!
 0
dimanche 29 juillet à 18h53