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Aloyse Taupier

vendredi 25 mars 2022

Lierre

Chapitre 6

Lorsqu’Amine sortit de sa chambre, il trouva Céleste et Ambrose déjà levé·e·s ; iels admiraient les jeux de lumière au travers des vitraux du couloir. Il n’y avait que peu prêté attention la veille, mais prit le temps de les rejoindre et de profiter du moment avec elleux. Céleste les quitta la première, sans une parole, et partit retrouver son cercle d’amies.

« Pas très causante on dirait. Vous êtes dans la même chambre ? questionna Amine.

— Oui elle est… On n’a pas dû échanger plus de trois mots depuis le premier soir. Elle s’est arrêtée à côté de moi alors que je profitais déjà du spectacle. Elle était là depuis à peine cinq minutes quand tu es arrivé. Je ne sais pas vraiment comment lui parler, termina Ambrose tristement.

— Elle est peut-être juste timide, tu sais. Ou elle n’aime pas discuter. Dans tous les cas ça veut pas dire que tu peux y faire quoi que ce soit ou que c’est ta faute. Laisse-lui un peu de temps, tu verras bien si elle prend l’initiative. Tant que tu restes amical·e avec elle, c’est tout ce qui compte. »

Ambrose estima que c’était un bon conseil. S’iel voulait se rapprocher des gens, iel devait rester ouvert·e pour qu’il soit facile de l’aborder, tout en n’étant pas trop insistant·e et pressé·e. Ce n’était pas parce que Céleste ne lui parlait pas qu’elle ne l’aimait pas.

Iels rejoignirent le réfectoire où leurs camarades de la veille étaient déjà présent·e·s. Alby les salua d’un vigoureux geste de la main et d’un large sourire, alors que Raphaëlle, plus timide, leur fit un petit signe. Leur amie rousse, partie à la recherche de Céleste hier mais absente aux parties de Loup-garou, hocha poliment la tête. Après une observation attentive mais discrète, Ambrose la trouva encore plus grande que lorsqu’il l’avait aperçue en cours. Elle était grosse, portait aujourd’hui une robe d’un beau rose pâle, et son visage possédait des traits très doux. Une table plus loin, Vlad et son groupe les saluèrent aussi. Ambrose et Amine s’installèrent à quelques mètres, là où il restait de la place. Derrière les fenêtres, des nuages gris commençaient à s’amonceler devant le soleil.

Après un petit-déjeuner copieux pour Amine, qui engloutit facilement une baguette de pain tartiné, et plus léger pour Ambrose qui se contenta d’un croissant au chocolat et d’un verre de jus de pêche, toute la classe se rejoignit une nouvelle fois dans le hall. Le groupe formé sur le toit se reconstitua et la conversation bascula rapidement sur le cours d’hier et sur ce qu’il leur avait appris de la magie et de la visualisation. Toustes ou presque avouèrent à demi-mots qu’iels avaient essayé, après le dîner ou dans leur chambre cette nuit, de s’entraîner, escomptant arriver au moins à un infime résultat. Il semblait que personne n’avait réussi quoi que ce soit. Iels étaient certainement déçu·e·s, mais espéraient en même temps que le cours de Visualisation qui se profilait ce matin verrait leurs premiers progrès.

Leur professeur vint les chercher, puis les emmena dans la grande salle immaculée, peu éclairée, qu’iels avaient visitée la veille. Il resta debout, stoïque, et attendit que tout le monde soit assis. Là, ses traits se détendirent et devinrent beaucoup plus amicaux : il semblait ravi de les rencontrer. Il portait une chemise blanche avec une feuille verte qui dépassait de la poche comme un mouchoir de soie. Une paire de lunettes rondes argentées soulignaient ses yeux très bruns. Sa peau était sombre, d’un noir profond, et ses cheveux coupés très courts, presque rasés, bouclaient sur son crâne. Il paraissait jeune, plus jeune que les quelques adultes qu’iels avaient pu croiser jusque-là. Son jean et ses chaussures semblaient mouillés, comme s’il venait de dehors. Et en effet, le temps s’était gâté durant le petit-déjeuner ; la pluie tambourinait maintenant contre les murs et les fenêtres de la pièce, remplissant l’atmosphère d’un bruit continu et sourd. Leur enseignant ferma les yeux quelques instants, puis le son diminua drastiquement.

« Beaucoup mieux ! leur sourit-il. Je vais pouvoir faire les présentations. Je suis Monsieur Nkosi, chargé d’une partie du cours de Visualisation. Et vous ? Dites-moi vos prénoms, que je puisse commencer à les retenir. Et n’hésitez pas à me reprendre dans le futur si je les prononce mal, on apprend plus vite lorsqu’on est corrigé ! »

Les élèves, surpris·e·s, indiquèrent chacun·e leur prénom et leur nom de famille. Une fois le tour de table terminé, l’enseignant prit quelques notes, puis se redressa face à la classe :

« Parfait ! Nous allons pouvoir commencer. Une brève introduction, d’abord : je travaille depuis quelques années sur une thèse qui concerne les différentes méthodes de visualisation. Je ne peux donc me charger de tous les cours, car je consacre beaucoup de temps à mes recherches. Vous rencontrerez très prochainement votre second professeur, avec qui je partage les heures. Cependant, vous ne devez pas hésiter à m’arrêter dans un couloir si vous avez une question, ou à m’attraper à la fin du cours ; je vous répondrai toujours et vous ne me dérangerez jamais. J’insiste. Ne laissez jamais une question irrésolue quand la réponse se trouve à portée de main. Vos professeur·e·s sont là pour vous aider et vous ne pouvez pas les déranger. Je sais bien que c’est facile à dire et non à faire, puisque je me souviens qu’à votre place je n’osais pas non plus les interpeller. »

Cette dernière phrase provoqua quelques regards interrogateurs, jusqu’à ce qu’Alby lève la main pour demander la parole.

« Ne levez pas la main si vous voulez interagir, indiqua Monsieur Nkosi. Tant que vous ne vous coupez pas et que vous restez respectueux·ses, vous pouvez parler sans retenue.

— Vous étiez élève à Hedera aussi ? questionna Alby.

— Exactement. J’ai eu une partie de vos professeur·e·s quand j’avais votre âge, j’ai appris les mêmes choses et rencontré les mêmes problèmes que vous affronterez. Et vous voyez, j’ai tellement aimé mon temps ici que j’y suis resté ! Bon, il n’était pas prévu que ma thèse dure aussi longtemps, mais c’est une autre histoire. Mes années dans cette école restent une des plus belles expériences de ma vie, et je suis sûr que vous y trouverez toustes quelque chose qui vous plaira et qui vous enrichira. Je vous le souhaite. »

La classe le fixa en silence. Iels étaient à la fois surpris·e·s de ce déploiement soudain de sincérité et de gentillesse, et touché·e·s. Il était rare qu’iels aient eu le sentiment d’être considéré·e·s comme des individus à part entière et pas comme des élèves ou des numéros. Il était rare, aussi, qu’on leur souhaite autre chose qu’une bonne réussite scolaire. Monsieur Nkosi grimpait directement en haut de leur classement des professeur·e·s préféré·e·s.

« La visualisation, donc. Matière complexe, parfois décourageante, mais qui repose quasi intégralement sur la pratique, ce qui change agréablement de la théorie. Jusque-là, qu’est-ce qu’on vous a dit sur la visualisation ? »

La timidité et la peur du ridicule freinèrent les réponses dans un premier temps et le groupe resta silencieux. Après quelques encouragements, quelques relances de leur professeur, des suggestions s’élevèrent tout de même.

« La visualisation dépend de la connaissance !

— On visualise mieux quand on sait comment ça marche.

— Madame Rivière a expliqué que la concentration c’était important…

— On lance un meilleur sort si on visualise bien ! »

Les réponses tournaient principalement autour de ces thèmes, et bientôt elles se tarirent.

« Bravo, vous possédez déjà les principes de base, les félicita leur professeur. Comme vous le dites, la réalisation d’un sort dépend beaucoup de notre capacité à le visualiser. C’est pour cela que dans ce cours, nous nous entraînerons sans relâche pour perfectionner votre visualisation, mais aussi votre concentration. Il est facile de se laisser distraire, que ce soit par l’environnement autour ou par les pensées qui peuvent nous traverser. Si vous êtes en train d’imaginer, de construire quelque chose et que vous réfléchissez soudainement à ce que vous mangerez ce soir, vous vous doutez que cela risque fortement de compromettre le sort. Pire, cela risque même d’occasionner une dépense d’énergie inutile qui n’aboutira à rien. Or, il faut préserver votre énergie. Avec l’entraînement, vous acquerrez de plus en plus de ressources, mais pour l’instant votre réserve est encore limitée. Nous ne voudrions pas que vous vous retrouviez épuisé·e·s comme si vous aviez couru un marathon, n’est-ce pas ? Pas d’inquiétude, vous apprendrez à gérer cela avec votre professeur de Sortilèges pratiques. Pour le moment, nous nous contenterons d’exercices qui ne consomment pas d’énergie. Du moins, pas plus que de vous concentrer en cours. »

Pour une partie de la classe, cela représentait déjà beaucoup. Monsieur Nkosi continua à leur expliquer quelques notions sur la visualisation, puis se perdit dans des considérations un peu trop savantes sur le fonctionnement cognitif de la concentration et la manière dont certaines aires du cerveau étaient impliquées dans la création d’images mentales.

« Monsieur, désolée mais on ne comprend plus rien, indiqua poliment la grande jeune fille rousse.

— … Robin, c’est ça ? Merci de me le faire remarquer. Tu as très bien fait ; je m’égare parfois. Tenez, que diriez-vous de passer à la pratique afin de nous changer un peu de tous ces longs discours ? »

Les élèves hochèrent la tête avec enthousiasme. Ambrose et Amine n’attendaient que ça. Céleste, assise non loin d’elleux, leur jeta un regard en coin. Elle semblait à la fois agacée et anxieuse. Leur professeur leur indiqua qu’iels pouvaient rester à leur bureau pour cet exercice.

« Nous allons commencer par quelque chose qui paraît simple, mais qui, vous vous en rendrez vite compte, ne l’est pas tant que ça. Vous pouvez fermer les yeux ou pas en fonction de vos préférences ; installez-vous dans une position confortable. Nous allons effectuer cet entraînement en deux étapes. »

Toustes se concentrèrent ; certain·e·s s’avachirent sur leur chaise, d’autres se redressèrent, certain·e·s clorent leurs yeux et d’autres les gardèrent ouverts, posant parfois leur tête dans leur main, fixant un point distant. Le blanc immaculé de la salle était propice à cela. Monsieur Nkosi leur proposa d’abord de relâcher leurs muscles, de se détendre, même s’il les mit en garde contre l’endormissement.

« Vous allez vous concentrer sur ma voix et tenter d’imaginer, de visualiser ce que je vous décrirai. Soyez le plus précis·e·s possible, attardez-vous sur les détails, sur les couleurs, sur tout ce que vous pourrez. Prenez votre temps, et si certaines choses vous échappent, passez à la suite. Essayez, si vous y arrivez, de repérer également ce qui vous pose des difficultés. Nous en reparlerons à la fin. »

Le son atténué de la pluie remplissait le silence laissé par la classe et installait une atmosphère feutrée, calme, apaisante. Aucun bruit désagréable ne viendrait perturber leur concentration dans cette salle.

« Bien, commença le professeur d’une voix posée. Imaginez un jardin.

« Sous vos pieds, l’herbe est verte.

« Le ciel est bleu.

« Il y a quelques galets gris dispersés sur le sol.

« Zoomez sur les galets. Visualisez leur texture.

« À droite, il y a un rosier. Certaines de ses fleurs sont blanches, d’autres roses.

« Quelques mètres plus loin il y a un grand arbre. C’est un chêne. Il y a des glands à ses pieds.

« Des violettes, aussi. Trois. »

L’enseignant balayait du regard sa classe. Il voyait ses élèves absorbé·e·s, certain·e·s les yeux plissés sous l’effort.

« Au loin, vous repérez un champ de tulipes multicolore. Maintenant, prenez votre temps pour visualiser l’ensemble de ce paysage, avec tous les éléments décrits. Une fois cela fait, n’hésitez pas à vous promener, à changer de perspective. Rapprochez-vous, éloignez-vous, concentrez-vous sur une chose ou une autre. Allez à votre rythme. »

Il laissa passer plusieurs minutes. Quelques élèves commençaient à bâiller par intermittence.

« Compliquons encore un peu. C’est une belle journée et la brise caresse l’herbe, sillonne entre les brins pour les transformer en marée ondulante. Le soleil vous réchauffe le dos. Sur la gauche, il y a un petit ruisseau d’eau clair qui serpente. Les rayons l’illumine parfois et crée des reflets qui attirent vos yeux. Visualisez le mouvement. Ressentez, utilisez vos sens. Respirez l’odeur de l’herbe verte. Maintenant, maintenez ces images, ces sensations le plus longtemps possible. Mettez-y toute votre concentration. »

Parmi les élèves, beaucoup s’étaient déjà perdu·e·s en chemin. Cela faisait beaucoup, beaucoup trop de détails en même temps. Y ajouter du mouvement en plus, et des sensations, c’était mission impossible pour le moment. La plupart commencèrent à rouvrir les yeux après avoir essayé sans résultats concluants. Aby et Ambrose faisaient partie des dernier·e·s à suivre encore l’exercice. Céleste également, mais elle semblait souffrir dans l’effort. Amine et Vlad avaient relevé la tête depuis longtemps.

« Bien, très bien même, les félicita Monsieur Nkosi. Vous pouvez ouvrir les yeux et revenir à cette salle de classe. »

Tout le monde poussa un soupir de soulagement.

« Ça fatigue mine de rien, pas vrai ? souligna d’un air entendu leur enseignant. C’est normal, vous vous habituerez : avec la pratique cela vous paraîtra de plus en plus facile. C’est un exercice complexe que je vous ai demandé pour une première fois ; si vous n’y êtes pas arrivé·e·s, pas d’inquiétudes. Dites-moi : qu’est-ce qui vous a posé le plus de problèmes ? Et à quel moment est-ce devenu trop difficile pour vous ? »

La classe mit quelques secondes à sortir de son état méditatif, puis à vaincre le silence causé par le fait de ne pas vouloir être la première personne à répondre. Finalement, Raphaëlle prit timidement la parole :

« Moi j’ai globalement suivi l’exercice jusqu’au paysage complet ; j’arrivais à peu près à tout visualiser. Mais dès qu’il a fallu ajouter du mouvement, je n’arrivais plus à maintenir l’image intégrale. Je devais me focaliser seulement sur l’herbe et sur rien d’autre, et même là c’était compliqué. Idem pour le reste des détails après.

— C’est déjà très bien, la rassura leur professeur. Visualiser un paysage entier avec plusieurs composantes demande déjà une bonne capacité de concentration et d’abstraction, bravo à toi. Avec de l’entraînement, tu arriveras de mieux en mieux à instiller du mouvement dans tes images. Continue tes efforts.

— J’ai pas réussi à voir le paysage complet, énonça tristement Vlad. À chaque fois que vous rajoutiez un élément je me concentrais que sur lui et j’oubliais le reste. La texture des galets c’était déjà trop pour moi.

— Est-ce que tu pouvais imaginer les objets que je citais, même si tu ne les voyais pas tous en même temps ? questionna Monsieur Nkosi.

— Oui, si je restais sur un seul ça allait, j’arrivais à le voir en entier.

— Pour une première c’est tout à fait honorable aussi. Il est normal que vous n’ayez pas toustes les mêmes facilités ni les mêmes problèmes. Ne vous comparez pas, car ce qui paraîtra plus facile pour vous sera plus difficile pour quelqu’un d’autre, et vous devez toustes trouver la méthode qui vous aide vous. Si vous n’y arrivez pas exactement de la même manière, ça n’a aucune importance. »

Les épaules de Vlad se relâchèrent un peu. Il avait tendance à se laisser envahir par l’anxiété. Obtenir de moins bonnes performances que ses camarades, échouer, jusqu’à se retrouver seul et exclu, le terrifiait. Ce qu’il n’avait pas dit à l’oral, c’est que ses angoisses parasitaient aussi sa visualisation et coupaient régulièrement la construction de ses images. Il devait alors tout recommencer. Les mots de son professeur l’avaient cependant rassuré quant à sa capacité de progression. Il fallait juste qu’il trouve la bonne méthode pour lui. Amine se sentit également rasséréné par la réponse faite à Vlad. Il avait eu sensiblement la même expérience, et avait été agacé du nombre d’éléments à convoquer en même temps.

« Je suis à peu près arrivée à voir les mouvements et les reflets, déclara Robin. Par contre, pas du tout les odeurs ou les sensations. C’est super dur de se souvenir comment sent quelque chose, ou à quoi ressemble le chaud sur la peau…

— Je suis bien d’accord avec toi, confirma Monsieur Nkosi. C’est très compliqué et ça demande généralement beaucoup d’entraînement. C’est pour cela que je l’ai mis en fin d’exercice. Pour vous aider, vous pouvez vous concentrer sur ce type de sensations de temps en temps dans votre quotidien. Profitez d’une après-midi au soleil pour prendre quelques minutes et enregistrer le toucher de l’herbe sur votre peau, la chaleur sur vos cheveux ou le vent tiède sur votre visage. Faites ça régulièrement. Tenez, considérez cela comme vos devoirs, même. Avec l’habitude, vous pourrez évoquer bien plus facilement ces sensations dans votre espri C’est probablement pour cela que les personnes qui ont des tendance plus contemplatives se trouvent avantagées dans ce type d’exercice. »

Ambrose et Alby, qui n’avaient rencontré aucune difficulté, se tinrent coit·e·s. Iels se sentaient cependant plutôt fier·e·s d’elleux. Céleste, elle, ne disait rien et gardait la tête baissée. Après quelques autres témoignages d’échecs et de réussites divers, l’enseignant leur proposa de faire une pause, puis de continuer l’entrainement. La pluie s’était arrêtée et tout le monde put sortir devant la salle de classe. Dehors, les feuilles des arbres gouttaient encore, l’herbe pailletée scintillait au soleil et le pétrichor imprégnait l’air. Les conversations se poursuivirent autour de leur première expérience de la visualisation ; des conseils étaient échangés çà et là, des mots de compassion entre plusieurs élèves qui rencontraient les mêmes difficultés, et des encouragements divers. Au bout d’un quart d’heure, Monsieur Nkosi les fit rentrer à nouveau.

« Bon, maintenant que nous nous sommes aéré l’esprit, reconcentrons-nous. Comme tout à l’heure, installez-vous de manière confortable et préparez-vous pour la deuxième partie de l’exercice. »

Quelques bavardages durèrent encore un peu, puis s’éteignirent. Le silence revint emplir la pièce. Le professeur s’assit cette fois sur son bureau.

« Vous allez choisir un objet, de préférence de votre quotidien. Un objet qui vous est familier, que vous avez vu des dizaines de fois. Je veux que durant les prochaines minutes, vous vous concentriez sur cet objet pour le visualiser de la manière la plus précise possible. Je veux que vous vous focalisiez sur sa texture, ses couleurs, sa forme, tout. Essayez de reproduire dans votre esprit la copie la plus parfaite. Prenez votre temps, peaufinez votre image. »

Il les laissa à leur travail et fit lui-même l’exercice. Il ferma les yeux, puis fit abstraction de la présence de ses élèves, avant de se concentrer pour visualiser les trois petits pots de fleurs sur son bureau. Cet exercice ne lui posait plus aucune difficulté depuis longtemps, mais il revenait toujours avec régularité sur ce qu’on lui avait appris durant sa propre scolarité. Il avait également ajouté à son entraînement d’autres modiques travaux qu’il avait créé lui-même depuis. Il considérait le maintien de ses bases comme tout aussi fondamental que l’amélioration de ses compétences.

Amine essaya de reformer dans sa tête la théière qu’il voyait tous les jours à l’heure du goûter chez lui. Il se rendit compte qu’il était beaucoup plus facile pour lui de se concentrer sur une seule chose, et qu’en plus de cela il arrivait à visualiser un certain nombre de caractéristiques sans problèmes. S’il donnait toute son attention à cet objet unique, c’est comme s’il pouvait le convoquer devant lui, comme s’il pouvait le recréer. Il tournait et retournait la théière dans sa tête, ajoutant à tel ou tel endroit les détails qui lui revenaient au fur et à mesure, comme s’il sculptait. Il se sentait soudain bien plus confiant que pour le premier exercice. Ambrose se focalisa sur son livre préféré, et Alby sur la balle de basket qu’iel utilisait régulièrement durant ses entraînements. Vlad se rappela le tableau abstrait dans l’entrée, qu’il connaissait par cœur à force de passer devant en rentrant de l’école. Raphaëlle se représenta le rouleau à pâtisserie de sa grand-mère, chez qui elle allait presque tous les week-ends pour préparer des gourmandises qu’iels dégustaient en famille, et Robin se remémora le panier de son chat. Toustes travaillaient dur pour évoquer les plus petits détails dont iels pouvaient se souvenir.

Leur concentration et celle de leur professeur fut soudain interrompue par un violent grincement de chaise suivi de pas rapides. Iels eurent à peine le temps d’ouvrir les yeux et d’apercevoir Céleste qui s’enfuyait par la porte extérieure, les larmes aux yeux et le visage rougi par la frustration. L’ambiance, alourdie, pesa quelques secondes sur la pièce. Les élèves se regardaient, ne sachant pas s’iels devaient agir ou de quelle manière. Monsieur Nkosi reprit cependant rapidement les choses en main.

« Robin, Alby, je vous charge de la surveillance de la classe, je vais rattraper votre camarade. Continuez l’exercice si vous le pouvez, sinon lancez-vous dans une activité… passablement calme, mais interdiction de quitter cette pièce. Vous êtes sous ma responsabilité et je ne veux pas que vous alliez où que ce soit en mon absence. Soyez sage : je reviens tout de suite. »

Il partit alors en courant, à petites foulées tranquilles mais déterminées malgré tout, à la poursuite de Céleste. Dès qu’il eut passé la porte, les élèves se levèrent toustes et se rassemblèrent auprès du cercle d’amies de Céleste pour poser des questions.

« Qu’est-ce qu’il lui arrive ?

— Pourquoi elle est partie ?

— Elle avait déjà fui en cours de Sortilèges théoriques, tu l’avais rattrapée Robin ?

— Elle est malade ?

— C’est bizarre quand même. »

Amine et Ambrose se rapprochèrent discrètement de Raphaëlle et lui demandèrent si elle en savait plus. Elle leur répondit cependant en soupirant que Céleste ne se confiait pas, mais qu’elle et ses amies voyaient bien que depuis le premier jour elle ne paraissait pas à l’aise. Alby se joignit à la conversation pour indiquer qu’iel l’avait régulièrement aperçue toute seule et qu’elle semblait préoccupée, mais qu’iel n’avait pas osé l’aborder. Amine et Ambrose confirmèrent qu’iels l’avaient elleux aussi croisée à plusieurs reprises, souvent à l’extérieur.

« La plupart du temps – Attends, deux secondes Mira – la plupart du temps elle est super amicale et énergique, pourtant, quand elle est avec nous. On comprend pas – Non, je sais pas je te dis ! – on comprend pas vraiment ce qu’il se passe dans sa tête quand elle part comme ça. Elle a jamais voulu nous en parler pour le moment – Attendez, non vous sortez pas de la salle, c’est mort ! »

C’est ce que leur expliqua difficilement Robin, qui écoutait à moitié leur conversation tout en essayant tant bien que mal de répondre aux questions des autres et de garder la classe sous contrôle. En résumé, même parmi les personnes qui la côtoyaient, personne ne savait vraiment ce qui lui arrivait.

L’animation s’éteignit progressivement, à mesure que les minutes s’égrenaient et que leur enseignant ne réapparaissait pas. Robin et Alby proposèrent de terminer l’exercice en cours pour passer à un sujet différent quand il reviendrait. Si certain·e·s protestèrent mollement, habitué·e·s à profiter des moments d’absence des professeurs pour se tourner vers tout autre chose, la perspective de réussir à bientôt lancer des sorts demeurait une motivation suffisante pour que tout le monde se remette au travail sans trop rechigner.

Durant une dizaine de minutes, le silence redevint complet, et la classe se concentra à nouveau. Ambrose se trouvait beaucoup plus en difficulté sur cet exercice que sur le précédent. Visualiser un paysage, surtout champêtre, lui était simple ; iel avait passé tellement de temps à en contempler de similaires et à y noyer son esprit. Il était plus rare qu’iel prête une grande attention aux objets de son quotidien, cependant, et iel se rendit rapidement compte que même lorsqu’il s’agissait de son livre préféré, il y avait de nombreux détails dont iel doutait. L’épaisseur correspondait-elle bien ? N’était-il pas plus fin, à la réflexion ? Et le logo de la maison d’édition, était-il centré ou sur le côté ? Le fond sur la couverture lui paraissait sombre, c’était certain, mais était-ce plutôt du noir, du marron, du vert foncé ? Iel n’arrivait à se figurer qu’une image globale, rien de détaillé. Iel rouvrit les yeux et vit qu’Amine avait l’air satisfait. Il souriait dans sa concentration. Au bout d’un quart d’heure, tout le monde décida que l’exercice était terminé. Les élèves se rassemblèrent en petits groupes et recommencèrent à discuter.

Il était question d’entamer une partie géante de Loup-garou lorsque leur professeur franchit enfin la porte d’entrée.

« Veuillez m’excuser, prononça-t-il encore essoufflé, cela a pris plus de temps que prévu. Je suis cependant enchanté de voir que vous avez su vous occuper en m’attendant. Ne vous inquiétez pas pour votre camarade, elle va bien et nous rejoindra plus tard. Si nous reprenions ?

— En fait nous avons décidé de terminer l’exercice en votre absence, déclara Robin.

— Parfait, parfait ! Vous avez bien fait ! Je suis impressionné par vos efforts. Je sens que cette année à vos côtés va se révéler passionnante si vous restez aussi enthousiastes dans ce cours. Alors, racontez-moi tout : comment ça s’est passé ? »

Comme pour le premier, différentes difficultés furent évoquées et plusieurs élèves parlèrent de leur expérience.

« Je vois que pour certains et certaines, ce deuxième exercice s’est révélé plus facile que le premier. C’est normal : les deux font appel à des compétences différentes, et il vous faudra maîtriser les deux pour avoir accès à une plus large palette de sorts. Ou trouver des alternatives. Pour la visualisation d’un objet spécifique, si vous avez rencontré des difficultés, je vous conseille de choisir un objet que vous croisez tous les jours à l’école, et d’essayer d’en mémoriser un aspect, ou un détail supplémentaire à chaque fois. Vous verrez si d’ici quelques semaines vous arrivez à vous le rappeler plus précisément. M’est avis que oui. Et nous continuerons de toute manière à nous entraîner à chaque cours. La pratique régulière est absolument fondamentale dans le domaine de la visualisation. Même lorsque vous réussirez à peu près ces exercices, il sera important de les reprendre le plus souvent possible.

— Quand est-ce qu’on saura qu’on peut arrêter parce qu’on les réussit suffisamment bien ? Et qu’on pourra passer aux suivants ? questionna Alby.

— Jamais. Même moi, je continue à manier ces exercices de temps en temps, car ils restent toujours utiles. Ils contribuent à maintenir vos compétences à niveau. Sinon, vous risqueriez petit à petit de perdre l’habitude de vous concentrer sur les détails, ou d’oublier d’observer avec du recul. Mais rassurez-vous, cela ne vous empêchera pas de vous lancer dans d’autres entraînements plus complexes ensuite, au contraire. Et nous découvrirons tout cela ensemble au cours de l’année. »

Ambrose, comme Amine, Alby, Raphaëlle ou Vlad, avait hâte de surmonter ses difficultés et de réussir facilement ces exercices pour pouvoir se plonger dans quelque chose de plus ambitieux. Iel avait hâte d’enfin pratiquer la magie, la vraie : iel imaginait déjà quel serait le premier sort qu’iel essaierait de lancer.

« Bien, que diriez-vous maintenant d’une petite promenade pour nous aérer l’esprit ? »

Surpris·e·s, les élèves regardèrent leur professeur, perplexes.

« Pour être honnête, ce n’est pas juste une simple promenade : nous allons surtout nous déplacer dehors pour la suite du cours. Mais cela ne nous empêchera pas de profiter de la balade !

— Mais Monsieur, intervint Raphaëlle, Céleste ne saura pas où nous trouver si elle revient.

— Ne vous inquiétez pas Raphaëlle, Céleste nous rejoindra sans problème. Je vous l’assure. Allez, en route tout le monde ! »

Les pieds des chaises et des tables raclèrent le sol, et dans un brouhaha de voix excitées, la classe sortit par la porte extérieure, guidée par Monsieur Nkosi. Celui-ci fit parcourir les chemins de briques jaunes à ses élèves, créa des déviations magiques lorsqu’il fallait bifurquer dans l’herbe, et bientôt, le groupe s’enfonça dans la forêt.

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