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Aloyse Taupier

samedi 25 septembre 2021

Lierre

Chapitre 1


La déception, qui rampait déjà dans ses veines, termina d’enserrer son cœur tout à fait. Il n’y avait rien. Bien sûr qu’il n’y avait rien. Iel avait pourtant voulu y croire, de toutes ses forces, de toute son âme. Iel s’était pourtant répété·e, encore et encore, que c’était trop beau. Qu’une chance pareille n’arrivait que dans les histoires et que c’était certainement une blague. Pourtant, qui serait assez mauvais pour lui faire miroiter ses espoirs les plus grands, les plus chers, et les lui retirer ensuite ? Iel savait, au fond d’ellui, qu’iel s’était fait avoir. Qu’iel n’aurait jamais dû oser en rêver, qu’iel n’aurait jamais dû penser, même une seconde, que cette histoire puisse être vraie.

Lorsqu’iel avait aperçu cette lettre sur la table du salon, alors qu’iel rentrait du collège en fin d’après-midi, cela l’avait étonné·e. Iel ne recevait que très rarement du courrier ; la plupart du temps des cartes de sa famille, parfois d’amis lors des vacances d’été. Cette enveloppe, un peu épaisse, avec son prénom, Ambrose, suivi de son nom, tracés d’une écriture élégante à l’encre, lui avait confirmé que ce n’était pas une vulgaire publicité comme iel en jetait parfois. Iel avait pris le temps de s’installer pour goûter, car iel aimait faire grandir son impatience, puis, après avoir bu une gorgée de jus de poire, avait finalement décidé d’ouvrir cette mystérieuse missive. À l’intérieur, une simple feuille de papier, dactylographiée elle aussi dans une police distinguée. Son cœur et son souffle s’accélérèrent à mesure que ses yeux parcouraient les mots. Sur la fin de sa lecture, iel retenait sa respiration. Un mélange de perplexité, d’espoir mêlé à la joie pure, de crainte et de nervosité également, tempêtait sous son crâne, explosait en petits feux d’artifice, et balayait toute pensée raisonnable. Ҫa ne pouvait pas être vrai. Et si c’était vrai ? Non, c’était définitivement impossible. C’était même ridicule. Quelqu’un avait dû s’amuser à déposer ce genre de courrier dans toutes les boîtes aux lettres du quartier.

… Et si c’était vrai ? Si l’opportunité qu’iel avait attendue toute sa vie, c’était ça ? Iel ne pouvait s’empêcher d’imaginer, de se projeter, de rêver cette nouvelle réalité qui s’offrait à ellui. Et si c’était vrai ? Si c’était vrai ? L’excitation montait en ellui, pétillait et libérait de petites bulles d’euphorie qui flottaient jusqu’à son esprit, qui l’embrumaient. Il lui était difficile de décrire cette sensation qui l’étreignait, mais une chose lui était certaine : iel ne s’était jamais senti·e aussi bien. La perspective que cette lettre puisse ne contenir ne serait-ce qu’une once de vérité remplissait tout son être de joie, de manière pleine et entière.

Lorsque ses parents rentrèrent dans la soirée, iel s’empressa de la leur montrer. Plus méfiants, plus terre-à-terre, ceux-ci examinèrent la missive avec précaution, considérèrent les possibilités, pensèrent même à une arnaque, voire à une escroquerie de grande envergure. D’un commun accord, ils essayèrent de tempérer avec délicatesse les ardeurs d’Ambrose, de lui faire comprendre que c’était peut-être trop beau pour être vrai. Qu’il fallait, en tout cas, se montrer prudent·e :

« Ambrose ? » tenta sa mère.

Ambrose garda les yeux rivés au sol. Iel savait ce que ses parents allaient lui dire.

« Ambrose », réessaya son père, d’une voix douce.

Il comprenait, bien sûr, ses réticences.

« Oui.

— Je sais que tu n’as pas envie de l’entendre, continua sa mère, mais s’il te plaît, écoute-nous. Cette histoire a l’air absolument incroyable, et ton père et moi serrions très, très heureux qu’elle soit vraie. Jamais nous ne t’empêcherions de vivre quelque chose d’aussi beau. Simplement, dans la vie, un certain nombre de précautions doivent être prises avant de croire n’importe quoi.

— Nous ne te demandons pas d’abandonner et de te résigner, ou de faire comme si rien ne s’était passé, renchérit son père. Nous ne disons pas qu’il ne faut pas accorder du crédit à cette lettre, la mettre à la poubelle et ne plus en parler. Simplement, comme le note ta mère, nous devons considérer certaines choses d’abord, et faire attention. Tu imagines bien que nous ne pouvons pas, ta mère et moi, te laisser partir dans la nature comme ça, sans savoir où, sans savoir qui a envoyé ce courrier, ou dans quelle mesure il dit la vérité. »

— Oui, je me doute, marmonna Ambrose, les yeux toujours baissés.

— Écoute, je comprends ton enthousiasme, apaisa sa mère, bien sûr qu’à ta place je serais folle de joie aussi ! Et je sais à quel point c’est important pour toi, à quel point tu rêves d’une révélation comme celle-ci. Encore une fois, nous ne voulons pas t’empêcher de faire ce qui te tient à cœur. Voilà ce que je te propose, si ton père est d’accord avec moi. Pour le moment, nous n’allons pas répondre à cette lettre.

— Non ! » protesta vivement Ambrose.

Il lui paraissait inenvisageable de la laisser simplement traîner dans un coin en attendant qu’il se passe quelque chose. C’était comme lui demander de mettre ses rêves sous le tapis. Comme s’iel devait déjà renoncer à ses espoirs, alors que rien n’avait encore commencé. Sa mère dressa son index pour l’arrêter :

« Laisse-moi terminer, Ambrose. Nous n’allons pas répondre à cette lettre, et si les personnes qui te l’ont envoyé sont sérieuses et tiennent à ta présence, elles en renverront une autre, au cas où la première se serait perdue. À ce moment-là, si elle te parvient, je te promets que nous leur écrirons immédiatement. Et que nous ferons tout pour t’apporter notre aide dans cette aventure. Qu’est-ce que vous en dîtes ?

— Cela me paraît correct, acquiesça le père d’Ambrose. Si une nouvelle missive t’est envoyée, je m’engage aussi à ce que nous y répondions rapidement, et à tout mettre en œuvre pour que tu puisses faire ce que tu décideras. »

Il espérait sincèrement que cela se passe ainsi, pour le bonheur d’Ambrose, mais le monde dans lequel iels vivaient avait petit à petit atténué sa capacité à croire à l’impossible. Sa promesse, même s’il comptait la tenir, ne l’engageait finalement pas à grand-chose. Il ne pensait pas réellement qu’Ambrose recevrait une autre lettre. Il en était de même pour sa compagne, qui, si elle aussi désirait ardemment que les aspirations d’Ambrose soient comblées, avait du mal à être convaincue malgré toute sa bonne volonté. Elle ne demandait cependant qu’à avoir tort, et souhaitait du fond du cœur se tromper.

Ambrose réfléchit un instant à sa réponse. Iel savait, bien sûr, qu’il ne fallait pas qu’iel espère, que ses parents avaient probablement raison. Son envie d’y croire ferraillait fermement avec son esprit cartésien. Pour l’instant, aucun n’avait vraiment le dessus. Ambrose lutta tout de même un moment contre son père et sa mère, insistant pour qu’ils envoient la confirmation malgré tout. Et s’iel était en train de rater l’unique chance de sa vie ? Ce dont iel avait toujours rêvé ? Ils demeurèrent intransigeants. Finalement, Ambrose céda :

« Bon, d’accord. Mais vous promettez d’envoyer une réponse dès que la nouvelle lettre arrivera, c’est sûr ? Vous me le jurez ? Pour de vrai ? Promis ?

— Oui Ambrose, c’est promis », l’apaisèrent ses deux parents, amusés et attendris par son ton suppliant.

Au fond, eux aussi voulaient que cette missive reflète la vérité. Eux aussi se sentaient gagnés par l’émerveillement d’Ambrose et par le désir que tout cela puisse exister.

Au cours des mois qui suivirent, Ambrose relut la lettre de nombreuses fois, jusqu’à en connaître chaque mot, chaque tournure, jusqu’à mémoriser la courbe de chaque majuscule. Iel guettait le courrier tous les jours, et son désespoir grandissait proportionnellement au temps qui s’écoulait. Iel alternait entre se dire que tout était fini, qu’iel avait tout gâché, que jamais plus une chance aussi incroyable ne se présenterait, et se persuader que cette lettre était bel et bien une arnaque. Parfois, iel considérait aussi la possibilité d’envoyer la confirmation en cachette. Iel y viendrait probablement, car l’idée même de laisser tomber toute cette histoire, de ne pas se battre jusqu’au bout pour savoir de quoi il retournait, hantait ses rêves et répandait une douloureuse vague de regret en ellui. Dans ces moments-là, son cœur se mettait à tambouriner plus fort jusqu’à cogner avec intensité dans sa poitrine, comme s’il voulait échapper à toute cette anxiété. Les larmes lui montaient inexorablement aux yeux. Malgré tout, iel continuait d’attendre, plaçant toutes ses prières, toute son énergie en l’espoir que la fameuse lettre de relance tant désirée pointe le bout de son nez.

Ce qu’elle fit, enfin, à l’approche du mois de juin. Lorsqu’elle arriva, Ambrose n’osa y croire. Iel était purement extatique. La même main avait tracé son adresse, et la même feuille dactylographiée reposait à l’intérieur de l’enveloppe, reprenant les mêmes informations que le courrier précédent et les avisant également qu’aucune réponse n’avait été reçue. Ses parents, mis face à cette missive et à la promesse qu’ils lui avaient faite, envoyèrent donc la confirmation au lieu indiqué. Quelques jours plus tard, une nouvelle lettre leur parvint, mentionnant avoir bien réceptionné la leur, et détaillant ce qui était à venir. Elle commençait ainsi :

« Nos sincères salutations,

Nous vous remercions pour votre réponse, et pour l’intérêt que vous avez porté à notre missive. Nous prenons note de votre accord pour vous présenter le 6 septembre à l’endroit que nous vous indiquerons ci-après. Nous promettons de répondre à toutes vos interrogations ; tout sera prêt pour vous accueillir.

Pour parvenir jusqu’à nous, nous joignons à cette lettre une liste d’instructions à suivre. En effet, notre localisation doit rester secrète ; nous vous prions donc de garder ces informations pour vous. D’avance, merci pour votre compréhension.

Vous devrez d’abord vous rendre pour 14h à l’entrée sud de la vaste forêt qui se situe à 15,437 kilomètres de chez vous. À partir de là, vous pourrez commencer à suivre les indications fournies. Surtout, n’oubliez pas de vous munir d’une boussole : sans elle, vous n’aurez aucune chance de retrouver votre chemin. Vous devez également …  »

La lettre se poursuivait sur quelques paragraphes encore, ajoutant détails pratiques et consignes concernant le jour J. Commença alors pour Ambrose la seconde partie de l’attente, jusqu’en septembre.

Les vacances d’Ambrose lui parurent d’une lenteur accablante malgré les diverses activités auxquelles iel s’adonnait. De plus, iel ne se sentait pas à l’aise pour parler de tout cela avec ses amis et partager son bouillonnement émotionnel ; iel se doutait qu’on ne le croirait pas, voire pire, qu’on penserait qu’iel mentait pour se rendre intéressant·e.

Avec le recul, iel ne garderait de ces vacances que de vagues souvenirs, transporté·e par l’excitation qui grandissait un peu plus chaque jour en ellui. Parfois, l’inquiétude revenait hanter son esprit, et l’immense blague, peut-être même le guet-apens qui pourrait l’attendre au bout du chemin, se rappelait à ellui. Si tout cela ne se révélait finalement qu’un mensonge, iel n’était pas sûr·e de s’en remettre. Peut-on vraiment guérir d’avoir vu ses espoirs les plus chers anéantis en un instant ? Ses cauchemars furent nombreux et ses nuits agitées tout au long de ces mois d’été. Malgré tout, plus la date fatidique approchait, et plus Ambrose se plongeait tout à fait dans ses rêveries, imaginant ce qui l’attendait là-bas, visualisant un futur ô combien heureux. Iel se représentait tout ce qu’iel ferait, chaque action, chaque projet, chaque découverte, et il y en avait tellement qu’iel finissait par se noyer dans tout ce fouillis de visions merveilleuses. Une semaine avant le jour J, iel ne dormait déjà presque plus.

Dans quelques mois s’était progressivement transformé en Dans quelques jours, puis arriva Aujourd’hui. Ҫa y était. Iel y était. Plus question de reculer maintenant : iel comptait plutôt s’y précipiter. S’iel avait pu y aller en volant, nul doute qu’iel l’aurait fait. À l’aube, iel ne tenait déjà plus en place. N’importe qui réagirait ainsi s’iel se retrouvait dans la même situation : honnêtement, Ambrose n’était pas à blâmer. Son père et sa mère se sentaient d’ailleurs un peu fébriles, eux aussi. Après avoir déjeuné, même s’iel picora plutôt tant l’appréhension lui bloquait la gorge, ses parents l’emmenèrent comme promis au lieu de rendez-vous, une forêt dont ils avaient vaguement entendu parler auparavant, qui était indubitablement celle mentionnée dans la lettre puisqu’étant la seule aux alentours. Ils mouraient d’inquiétude maintenant, mais comptaient bien rester avec ellui tout le long.

La première directive stipulait d’arriver à l’entrée du bois par le sud, puis de marcher une heure en ligne droite, plein nord. S’en suivait toute une série d’indications plus ou moins étranges, allant de «  dirigez-vous à l’est après le chêne » à «  cherchez le rocher en forme de lièvre, revenez sur vos pas pendant cinquante mètres, puis remontez toujours au nord  ». Les parents d’Ambrose cheminaient un peu en retrait, pour lui permettre de vivre cette aventure et de se débrouiller seul·e, sans leur intervention. Même si ses enjambées se hâtaient parfois malgré ellui, Ambrose avançait à son rythme, afin de ne pas s’épuiser dans la précipitation. La marche dura bien trois heures. Au bout de deux, iels se sentaient déjà perdu·e·s. Iels savaient cependant qu’en redescendant plein sud, iels finiraient bien par sortir de la forêt, au besoin.

La dernière indication les fit déboucher sur une clairière entourée d’arbres massifs, illuminée par le soleil déclinant de la fin d’après-midi. L’herbe y était grasse, épaisse, et parsemée de liserons bleus, blancs, roses. Ambrose s’avança, rempli·e d’espoir. C’était l’achèvement du voyage. Le moment où tout devait se dévoiler. Où iel saurait enfin ce que cette lettre voulait dire, ce qu’elle impliquait, et surtout, si ce qu’elle lui avait révélé n’était qu’une vaste et cruelle blague, ou si sa vie allait complètement, et irrémédiablement, changer.

Ambrose fouilla du regard toute la clairière. Iel en fit le tour, fureta, s’accroupit, tâtonna dans l’herbe. Iel effleura les fleurs, toqua contre les arbres, caressa les feuilles, et refit le tour encore une fois. Iel souleva chaque caillou, examina chaque brin d’herbe, lut et relut les indications pour vérifier qu’iel ne s’était pas trompé·e, tâta chaque mètre carré d’air ambiant. Iel s’allongea pour essayer de repérer des diffractions, une illusion, une entrée cachée. Iel chuchota, appela, supplia. Iel tenta même de se concentrer pour faire apparaître quelque chose, un signe, n’importe quoi. Iel aurait pris n’importe quoi.

Après une bonne heure de recherche, ses épaules s’affaissèrent. Ses yeux s’emplirent de larmes. La déception, qui rampait déjà dans ses veines, termina d’enserrer son cœur tout à fait. Il n’y avait rien. Bien sûr qu’il n’y avait rien. Iel avait pourtant voulu y croire, de toutes ses forces, de toute son âme. Iel s’était pourtant répété·e, encore et encore, que c’était trop beau. Qu’une chance pareille n’arrivait que dans les histoires, et que c’était certainement une blague. Pourtant, qui serait assez mauvais pour lui faire miroiter ses espoirs les plus grands, les plus chers, et les lui retirer ensuite ? Iel savait, au fond d’ellui, qu’iel s’était fait avoir. Qu’iel n’aurait jamais dû oser en rêver, qu’iel n’aurait jamais dû penser, même une seconde, que cette histoire puisse être vraie.

La descente du soleil était déjà bien engagée. Dévasté·e, Ambrose se retourna vers ses parents, qui avaient pris la décision d’attendre qu’iel arrête ses recherches d’ellui-même. La tristesse d’Ambrose leur brisa le cœur. Ils auraient donné beaucoup pour que le contenu de cette lettre se réalise, et qu’iel ne soit pas blessé·e de cette manière. Ils étaient profondément en colère contre la personne qui avait fait cela. Ils accueillirent Ambrose contre eux, l’entourèrent, posèrent leur tête contre la sienne. Ils lui apportèrent des mots de réconfort, même s’ils savaient, au fond, que cette blessure était de celles qui sont inconsolables. Ils passèrent chacun un bras derrière ses épaules, tournèrent le dos à la clairière, et commencèrent à se diriger vers le sud pour rentrer à la maison. Ambrose contempla l’endroit une dernière fois, et se détourna ellui aussi.

Alors qu’il ne lui restait qu’un pas à faire pour quitter l’herbe verte, un éclat vif attira soudainement son œil. L’éclat du soleil couchant qui se reflétait sur une surface artificielle. Iel se retourna d’un bond. Là, émanant de l’interstice entre deux vieux peupliers, pulsait par intermittence une lumière orangée. Iel s’approcha, lentement, craignant à nouveau que ce ne soit rien d’important, craignant d’être déçu·e, encore. Iel ne pouvait pourtant empêcher ses espoirs de remonter en flèche, de faire, même, de petits sauts exaltés dans sa tête. Avec sa paume, iel toucha chaque tronc, en suivit les courbures, les creux, les bosses. Iel se rendit compte avec effarement que son bras se glissait sans difficulté entre les deux. Il y avait même encore de la place. Dans l’ombre, iel avait manqué ce passage caché. La façon dont les arbres avaient poussé ensemble empêchait quiconque de voir que le chemin continuait. Il était introuvable, à moins de savoir précisément ce que l’on cherchait, ou d’être présent·e à la bonne heure. Ambrose comprit alors que la phrase « Soyez à l’heure, car ni le soleil ni le chemin ne vous attendront . », qui clôturait les instructions et qu’iel n’avait pas vraiment saisie plus tôt, signifiait certainement exactement cela.

Sans hésiter, Ambrose se contorsionna pour se glisser dans la faille, suivi·e de ses parents, qui eurent beaucoup plus de mal à se faufiler. Un tunnel de branches étroitement imbriquées se déployait devant ellui, et tout au bout, au loin, se distinguait parfois le reflet orangé qui l’avait attiré·e. Exceptée cette faible source de clarté, le tunnel était sombre, et l’herbe y était plus rase. Ambrose discernait à peine le sol. Iel commença à se diriger vers la lumière, prenant garde où iel posait le pied. À mesure qu’iel avançait, iel percevait par endroit de longues tiges ornées de fleurs en forme d’étoile, d’un violet pâle. Son père reconnut, alors qu’il passait devant, des campanules à grandes fleurs, une plante qu’il affectionnait. Lorsqu’iel ne fut plus qu’à une cinquantaine de mètres de la sortie, Ambrose s’aperçut que des guirlandes de fleurs orangées évoquant des lampions, ou des cœurs – iel ne savait pas trop – venaient progressivement peupler les branches, de plus en plus densément. Le soleil rayonnait parfois au travers et les illuminait, donnant l’impression de dizaines de petites lanternes de papiers apprêtées pour l’accueillir. Son cœur s’accéléra et iel pressa le pas. Cela ne pouvait pas être un hasard, iel le sentait. Iel n’avait jamais été aussi proche de découvrir la vérité. N’y tenant plus, iel se mit à courir, avalant les derniers mètres, semant ses parents. Iel déboucha à l’extérieur du tunnel.

Saisi·e, iel s’arrêta. Iel n’en croyait pas ses yeux, et son esprit ne savait quoi faire de la vue qui s’offrait à ellui. Iel ne bougea plus, le regard braqué devant. Son père et sa mère eurent le temps d’arriver et de s’immobiliser eux aussi, transfixés. Face à elleux s’étalait une vaste, très vaste étendue d’herbe. Au beau milieu de cette étendue, à environ deux cents mètres de l’endroit où iels se trouvaient, se dressait le bâtiment le plus incroyable, le plus absurde, le plus étrange qu’il leur ait été donné de contempler. Un patchwork de matières et de formes imbriquées. Au centre de cet imbroglio se dessinait une très vieille maison en pierre, ornée d’une grande porte en bois de chêne composée de deux battants sculptés, dont les gonds de fer brillaient au soleil. La maison était complètement recouverte de lierre et seule la porte était épargnée. Cette maison semblait être l’unique vestige d’origine, la toute première partie à avoir été bâtie. Tout avait été construit autour d’elle. À droite, accolée, s’étendait une immense salle, cintrée de hautes fenêtres en arcs de cercle se déployant à partir du sol ; comme la galerie des Glaces, lui dirait sa mère dans la soirée. Le toit paraissait entièrement vitré. À gauche, par contraste, un bâtiment de béton blanc, uni, presque polaire, s’élançait et étirait ses courbes un peu partout. Une sorte de maison bulle, avec quelques ouvertures rondes par-ci par-là, et des excroissances curvilignes qui ne faisaient pas sens.

Encore à gauche, intégrant la maison-bulle dans sa construction, une maisonnette en bois clair faisait l’angle de la structure. Dans sa partie basse, deux fenêtres en accolades fusionnaient, et terminaient chacune leur arrondi supérieur en pointe. Elles étaient vitrées de dizaines de petits losanges bleutés. Dans sa partie haute, deux fenêtres à croisillon classiques se découpaient sous les toits, et une modeste ouverture triangulaire les surplombait. Une glycine violette recouvrait presque toute la structure et venait tomber avec légèreté devant les vitraux azurés.

Ambrose et ses parents levèrent les yeux pour observer les étages supérieurs, et là aussi, rien n’avait de cohérence. Pourtant, tout cohabitait de manière naturelle : tout semblait avoir été pensé pour que l’harmonie persiste. Un immense bâtiment en pierre, comportant trois rangées de fenêtres gothiques colorées de vitraux, prenait la majeure partie de l’espace. Une vaste terrasse venait se percher sur son toit, ainsi que diverses structures entièrement vitrées, comme des serres, et un dôme vertical à l’utilisation inapparente. Sur les côtés du bâtiment principal, on pouvait apercevoir, en vrac, une haute tour ronde, un édifice avec trois fenêtres ouvragées pourvues de balcons, et un grand carré moderne à deux étages, en pierre blanche, dont tous les murs étaient transparents. Il était muni d’une avancée au premier étage, d’où s’échappait une puissante cascade qui s’écoulait jusqu’en bas. Ambrose remarqua alors que l’étendue d’herbe était parsemée de nombreux canaux, se rejoignant et se séparant plus loin, recouvrant le sol d’un découpage géométrique où l’eau circulait, comme un circuit électrique. Elle alimentait divers bassins, divers autres points d’eau, et allait se perdre derrière l’édifice.

Partout, où qu’Ambrose pose son regard, quantité de détails fourmillaient, intriguaient, questionnaient, et ne demandaient qu’à être explorés. Tout dans ce bâtiment l’appelait. Iel ne rêvait que d’en découvrir chaque recoin, iel n’aspirait qu’à comprendre, à apprendre, et son âme désirait s’immerger dans ce monde toute entière. Finalement, iel baissa à nouveau les yeux vers l’entrée. Au centre de la porte en bois, un cercle de métal était incrusté, aussi ancien que le reste, gravé d’un symbole. Ce cercle était entretenu avec dévouement depuis des générations. Les rayons du soleil s’y reflétaient par à-coups, créant les signaux lumineux qu’Ambrose avait aperçus. Ces signaux qui l’avaient appelé·e.

Iel arriva enfin à sortir de son hébétement et fit quelques pas. Iel se retourna vers ses parents, qui ne semblaient pas encore remis de leurs émotions, et les secoua un peu. Maintenant que le premier choc était passé, iel était extatique. Tout était vrai. Iel en aurait pleuré de joie. Iel avait d’ailleurs les yeux humides, et le cœur serré. Ses rêves se réalisaient enfin ; iel allait pouvoir être introduit·e à ce monde, y rester, s’y absorber, y mener sa vie. À ce moment-là, il ne lui manquait plus rien. Iel était pleinement et sauvagement heureux·se. Iel traîna son père et sa mère derrière ellui, et leur pointa du doigt un petit rassemblement de personnes, au pied des marches de l’entrée. Certaines observaient les canaux, y plongeaient la main pour se rafraîchir, d’autres détaillaient les lieux, d’autres encore fixaient la porte. Iels semblaient patienter. Ambrose et ses parents se rapprochèrent, et découvrirent que le groupe était constitué d’autres parents et de jeunes adolescents et adolescentes de tous horizons, dont certain·e·s discutaient déjà amicalement entre eux. Certains parents avaient l’air inquiet, certains agacé, d’autres au contraire paraissaient fiers et heureux que leur enfant puisse bénéficier de la possibilité d’être là. Tous·tes attendaient en tout cas que quelque chose se produise. Ambrose aperçut une jeune fille de dos, assise seule dans l’herbe, qui tressait ses cheveux châtains avec concentration. À quelques mètres d’elle sur la gauche, un petit cercle de garçons parlait avec animation en fixant un canal. L’un d’eux, à la chevelure très longue d’un noir de jais, se lança avec passion dans une grande explication dont Ambrose était trop loin pour saisir la teneur. Une dizaine de minutes s’écoula, pendant laquelle d’autres personnes rejoignirent l’assemblée. Le soleil d’été était bas à l’horizon, mais il faisait encore suffisamment clair pour y voir sans difficulté.

Soudain, les hautes portes de bois s’ouvrirent largement et laissèrent passer une jeune femme d’une trentaine d’années, à la démarche assurée. Ses cheveux noirs étaient coupés à mi-longueur et drapaient ses épaules. Son visage possédait des traits d’Asie de l’Est, et elle portait une chemise d’un mauve profond constellée de multitudes de petites étoiles, ainsi qu’un pantalon sombre. Elle s’avança en haut des escaliers, attendit un instant, puis prit la parole :

« Bonsoir à tous et à toutes, et bienvenue à Hedera. Je tiens à vous remercier d’avoir fait le déplacement jusqu’ici, et d’avoir patienté. Je me doute que vous avez beaucoup de questions et je suis là pour y répondre. Je suis la directrice de cette école, Madame Fujiwara. »

Lorsqu’elle prononça ces mots, quelques chuchotis se firent entendre, certains évoquant la surprise que cet édifice bizarre soit bien une école, d’autres s’étonnant de la jeunesse de cette directrice, et s’interrogeant sur ses compétences. Madame Fujirawa se racla la gorge, puis reprit :

« Je suis donc la directrice de cette école, appuya-t-elle, et je suis en charge de tout ce qui concerne son organisation, que ce soit celle du bâtiment en lui-même, ou de ses territoires. Je vais d’abord revenir sur la lettre que vous avez reçue, ainsi que sur ses implications.

« Je comprends qu’il y ait eu dans cette assemblée une certaine perplexité à la lecture de cette lettre. Arnaque, canular, secte, groupe mystique, sont autant de possibilités que vous avez dû considérer. Certains parents ont fait le choix de nous répondre immédiatement, d’autres ont préféré attendre de voir si nous les relancions. Pour d’autres encore, nous avons dû recourir à des moyens différents afin de prouver notre bonne foi lorsque les lettres n’ont pas suffi.

« Bien, concernant la nature de cette école maintenant. Comme nous vous l’avons précisé dans la missive qui vous a été envoyée, cette école est une école de magie. »

Lorsque le dernier mot fut prononcé, la stupéfaction tomba d’abord sur l’assemblée, puis un brouhaha sans nom éclata. Un mélange de questions pressantes jetées à la directrice, de conversations animées, d’interjections enthousiastes de la part des plus jeunes – et de certains adultes – ainsi que de cris de joie divers. Tout le monde parlait en même temps et personne ne s’écoutait, ni n’écoutait plus Madame Fujirawa. Ambrose, ellui, était suspendu·e à ses lèvres.

Commentaires

Héhé, non, mais quel sens du cliffhanger ^^
L'école est incroyable !
C'est drôle, je trouve que la narration omnisciente avec les petits commentaires sur les motivations des parents + le passage entre deux troncs où il est plus difficile de se glisser une fois adulte ont un petit côté Peter Pan :))
Ce roman va être si chouette ! Hâte de retrouver Ambrose.
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dimanche 26 septembre à 19h10
Eh eh, merci ! Effectivement il y a plein d'aspects dans ce chapitre (mais de manière globale dans le roman) qui m'ont moi aussi fait penser à Peter Pan, sans que ce soit forcément une volonté de ma part. Mais en me relisant je m'en suis aperçu.e et j'ai aussi repensé à tes explications sur la pièce, et à tout ce qu'implique la séparation enfant(ou jeune)/adulte. J'espère pouvoir creuser un peu plus en détails ce thème dans la suite !
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dimanche 26 septembre à 19h45
Un début en fanfare, j'ai hâte de lire la suite !
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dimanche 26 septembre à 19h58