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Aloyse Taupier

dimanche 31 mars 2024

J'irai boire du thé sur ta tombe

Chapitre 2

Durant les semaines qui suivent, tu ne peux t’empêcher de réfléchir, chaque fois que tu ouvres ton salon, aux motifs à dessiner sur le chaï latte de ton ravissant client. Ton esprit pédale dans le vide et tu finis par utiliser l’inspiration du moment la plupart du temps ; malgré tout, tu aimes ce nouveau rituel qui stimule ta créativité… et qui te donne une excuse pour penser à lui.

Tu ne sais pas toujours ce qui te pousse à choisir telle ou telle figure plutôt qu’une autre. Il est arrivé que tu dessines la silhouette d’un chat, les phases de la lune, une fraise, des arabesques, un crochet de pirate, une feuille de monstera, un corbeau, une chaîne de montagnes ; jamais de cœur. S’il fait partie des motifs courants – sur lesquels il ne s’arrêterait probablement pas – tu ne pourrais t’empêcher d’y voir plus qu’une simple décoration.

Ton client continue de te souhaiter a nice evening régulièrement, parfois en te regardant droit dans les yeux lorsqu’il passe près du comptoir, comme s’il était important pour lui de signifier que cela t’était personnellement adressé. Comme s’il te considérait comme un individu à part entière plutôt que faisant partie des meubles. Ce n’est pas courant, dans ton milieu. Maintenant, lorsque tu lui apportes sa tasse, il sourit à chaque fois. Il passe ensuite une minute, voire deux, à la contempler, les yeux dans le vague ou dans le crémeux du lait d’avoine.

À mesure que le mois de septembre s’égrène, cependant, et qu’Halloween approche, ton esprit se détourne progressivement de lui. Ton attention devient presque toute entière accaparée par tes préparatifs pour cette fête, qui débute dans ton salon de thé un peu avant la mi-octobre. Ce n’est qu’une fois par an : autant en profiter le plus possible. Tes clients peuvent alors retrouver des pâtisseries thématiques, et tu décores toute ta boutique selon l’esthétique gothique que tu affectionnes tant – au point de la porter sur toi.

Drapés noirs, nappes de dentelle sombres, bougies en tout genre et chaises victoriennes que tu attends de ressortir avec impatience chaque année : tu vois les choses en grand. Quelques guéridons, aussi, où tu disposes divers objets allant du crâne ouvragé au vase rempli de roses fraîches. Tu ajoutes bien sûr des citrouilles, chauves-souris et fantômes pour faire bonne mesure.

Souvent, tu commences à réfléchir à tes recettes dès que la chaleur estivale s’estompe, la tête pleine d’associations de goûts et d’esquisses. Certaines se retrouvent dans ton latte art, et si ton charmant client remarque que tu es distrait, il ne relève pas.

Lorsqu’il entre pour la première fois dans ton salon nouvellement décoré, il marque un arrêt. Il n’y a personne derrière lui ; il prend le temps d’admirer la pièce, de s’imprégner de ton travail, de savourer l’ambiance que tu as créée. Ses yeux brillent d’une joie et d’un enthousiasme presque enfantins. Ils scintillent d’autant plus lorsqu’il s’approche du comptoir et découvre toutes les pâtisseries qui ornent ta vitrine. « Toutes ces nouveautés… » finit-il par dire, époustouflé. Toi, tu ne te lasses pas de son anglais distingué, ni de sa voix grave, pénétrante comme si elle émanait du fond de sa poitrine. Tu souris. Il te semble l’entendre murmurer pour lui-même, contrarié, qu’il va devoir venir plus souvent s’il veut pouvoir tout goûter avant la fin du mois.

Qu’il est beau, ne peux-tu t’empêcher de penser, encore. Tu en secouerais presque la tête de perplexité pour dissiper l’illusion. Chaque fois, tu as l’impression de le rencontrer à nouveau : tes souvenirs ne lui font jamais justice. Tu profites de son immobilité pour gorger une fois de plus tes yeux de ses mèches serpentines, des courbes de son visage, de ses iris insondables et de sa moue embêtée.

« Pourriez-vous me les décrire en détail ? » te demande-t-il. Il n’y a toujours personne derrière lui et tes autres clients sont servis : tu embrasses sa requête. Tu sais qu’il aime connaître par le menu ce que contient chaque mets, et tu prends donc largement le temps de le renseigner. De toute façon, tu adores parler de tes créations. Ton professionnalisme t’y encourage aussi, tout comme ta fibre commerciale. Surtout, tu veux saisir chaque occasion de discuter avec lui.

Les papillons dans ton ventre se sont transformés en sauterelles, qui bondissent chaque fois que son regard alterne entre toi et les pâtisseries. Lorsqu’il sourit, te dis-tu, il est véritablement époustouflant : sa lumière t’aveuglerait presque. Aujourd’hui, il pose plus de questions que d’habitude, t’interroge même sur les techniques que tu as pu employer. Tu remplis ta mémoire de ses intonations.

De ton plus bel anglais, tu lui décris l’intégralité de la vitrine. Puis l’intégralité de ce qui repose sur le comptoir, sous les cloches et dans les jarres. Il y a des cookies à l’avoine et au chocolat blanc ; tu adores utiliser les céréales dans tes recettes, surtout en cette saison, car leur goût rappelle la chaleur de la terre et les récoltes d’automne. Tu proposes aussi des cinammon rolls et des cakes à la cannelle et aux pommes. Et de petites gelées de poire et des biscuits au gingembre. Et des pains d’épices.

Du côté des pâtisseries plus raffinées, tu as des entremets et des tartelettes, des cupcakes et des mousses. Tu lui détailles chacune avec attention et concentration. Une compotée de pêche légère dans une pâte sablée à la farine complète, avec une chantilly à l’estragon. Une forêt noire à la framboise, dont la crème fouettée est parfumée à l’orge. Un entremets composé de plusieurs mousses de poires différentes, avec une génoise parsemée de pralin. Un cupcake au cœur de groseille, avec un topping infusé au foin, saupoudré d’éclats sucrés de potiron. Une mousse à la crème de marrons, qui enrobe une sphère de meringue au cynorhodon, dont l’intérieur est rempli de confiture de myrtille. Et bien sûr, une tarte à la citrouille avec des brisures de noix de pécans. La dernière semaine, tu ajoutes même des bonbons faits maison, et des sucettes multicolores de la confiserie d’une amie.

Toutes ces merveilles chatoient dans ta vitrine, et tu sens la fierté t’envahir à chaque fois que tu les contemples. Elle se transmet dans tes paroles, dans le ton de tes phrases, et tes clients en viennent à les voir comme des trésors eux aussi. L’homme en face de toi était cependant déjà conquis avant même que tu ne t’exprimes.

Lorsque tu termines, il croise à nouveau ton regard et demande :

« Qu’en est-il des boissons ? Y a-t-il quelque chose de nouveau ? Quelque chose qui correspondrait à mes goûts ? »

Il admire toujours les pâtisseries, mais semble revenu de son émerveillement béat. Un demi-sourire malicieux étire ses lèvres lorsqu’il te questionne. Comme s’il te jaugeait. Comme s’il attendait de voir ta réaction.

Qu’il te demande, à toi, d’évaluer ce qu’il pourrait aimer, te ravit autant que cela t’angoisse. Tu choisis de prendre un risque limité, mais un risque tout de même, et lui dit finalement, avec tout l’aplomb dont tu es capable alors que tu sens la chaleur envahir ton visage :

« Nous avons un excellent pumpkin spice chaï latte. J’utilise le même mélange chaï que vous commandez habituellement, mais j’ajoute de la purée de citrouille, et une goutte de sirop aux épices. Le résultat donne un breuvage qui vous réchauffe, relevé mais pas trop, et si le goût de la citrouille se sent bien, il se mêle à ravir au lait. C’est aussi très crémeux. Personnellement, je l’aime beaucoup, et je pourrais en boire toute l’année. »

« Eh bien, voilà qui m’intéresse, vous m’avez convaincu. Un pumpkin spice chaï latte. Et je vais prendre… »

Il se retourne pour vérifier que personne n’attend, et, voyant qu’il est toujours seul, réfléchit de longues minutes avant de se décider. Tu ne le presses pas. Finalement, il déclare :

« Si je veux avoir l’occasion de tout goûter, peut-être est-il temps de passer à la vitesse supérieure et de prendre deux pâtisseries à partir d’aujourd’hui. Je vais donc choisir une tranche de pain d’épices… et l’entremets aux poires. »

Tu les sors de la vitrine, débutes la préparation de sa boisson. Au lieu d’aller s’assoir, il reste derrière le comptoir, le regard fixé sur toi, comme indécis. Son sourire disparaît, ses traits deviennent sérieux. Il semble t’observer comme s’il voulait te demander autre chose. Il se ravise finalement, tourne les talons et s’installe à sa table. De son sac, il sort Hallowe’en Party, d’Agatha Christie. De circonstance. Ce n’est pas la première fois que tu le vois avec un Hercule Poirot dans les mains ; de ton côté, tu les as tous dévorés, et il t’arrive de les relire pour le plaisir, même si tu connais déjà la fin.

Tu mélanges son breuvage et, alors que tu l’observes, en coin comme toujours, tu as le sentiment qu’il a du mal à se concentrer. Son regard parcoure les lignes sans jamais passer à la page suivante : il semble au contraire reprendre encore et encore au premier paragraphe. Comme si les mots ne s’imprégnaient pas dans son esprit. Tu sais pourtant que c’est un excellent lecteur, qui absorbe généralement les ouvrages qu’il apporte à toute vitesse.

Avant de dessiner sur son pumpkin spice latte, tu lui jettes un dernier coup d’œil. Tu le vois poser son livre, fermer les yeux, et inspirer doucement plusieurs fois, comme s’il essayait de se calmer. Est-il anxieux ? Tu ne connais rien de son travail, mais cela ne t’étonnerait pas qu’il possède un poste à haute responsabilité, ou qui demande une expertise particulière ; un emploi stressant. Tu ajoutes un peu de cannelle à son chaï, il paraît qu’elle a des propriétés apaisantes et réconfortantes. Puis tu dessines une petite citrouille grimaçante au centre de la boisson, ainsi qu’une pomme en bas à droite.

Tu lui apportes sa commande et il sursaute presque lorsque tu arrives près de lui. Décidément, lui qui reste d’habitude si calme et composé, sûr de lui, même, cela commence à t’inquiéter. Tu finis par oser demander, toujours en anglais : « Tout va bien ? »

« Sure ! » te répond-il, un peu trop précipitamment. Il en bouscule sa tasse, qu’il stabilise in extremis. Bon. Ce n’est pas ton genre de chercher à t’immiscer dans la vie privée de tes clients. Tu ajoutes malgré tout : « N’hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit » et lui offres un sourire chaleureux. Il te fixe quelques secondes, plonge son regard dans le tien, puis détourne les yeux. Il hoche la tête et reprend son livre. Tu retournes à ton poste.

Toute l’après-midi, tu le verras laborieusement avancer dans sa lecture. Tu le trouves aussi plus agité que d’habitude : il change régulièrement de position, s’agace de ne pas arriver à se concentrer, tapote parfois sur la table de ses doigts. Il joue avec une mèche de ses cheveux, expire un peu trop fort de temps en temps. En fin de journée, tu remarques qu’il referme son ouvrage, comme s’il abandonnait. À la place, il s’appuie contre le dossier de sa chaise, et laisse son regard se promener sur ce qui l’entoure. Il passe de longues minutes à observer ton salon de thé. Petit à petit, tu vois ses lèvres s’étirer en un sourire, moitié détendu, moitié… amusé ? Tu le quittes des yeux une seconde et quand tu reviens à son visage, celui-ci est redevenu neutre. Tu te demandes presque si tu n’as pas rêvé. Après tout, cette expression lui allait à merveille. Tu aurais pu l’inventer. Du moins, si tu n’étais pas au travail.

Tu l’aperçois qui range ses affaires, mais il ne se lève pas tout de suite. Il inspire et expire longuement, une dernière fois. Avec étonnement, tu le vois ensuite se diriger droit vers toi, et non vers la sortie. Ton cœur s’affole et ta respiration perd en fluidité. Est-ce que quelque chose lui a déplu ? Dans un coin de ton cerveau, tu t’imagines, une demi-seconde, qu’il va peut-être engager la conversation avec toi, juste comme ça. Tu repousses bien vite l’idée. Tendue, tu le regardes s’approcher de toi. Il a retrouvé son assurance, marche d’un pas décidé, et ses yeux ne te quittent pas. Tu te réconfortes, un peu ; tu n’y décèles qu’une infinie douceur. Peu importe ce qu’il a à dire, cela fera moins mal comme cela.

« Tout était absolument délicieux, comme d’habitude », commence-t-il.

Jusqu’ici, tout va bien. Quelques secondes de pause, puis il t’offre un sourire séduisant. Oh, toujours involontairement : ce sourire franc et confiant te fait certes de l’effet, mais il espérait seulement alléger un peu de la tension qui noue tes épaules, même si tu ne t’en doutes pas. Les sauterelles dans ton ventre s’affolent et le rouge te monte aux joues. Il continue :

« Je me demandais si… »

Il inspire.

« Si vous auriez envie de vous rendre à un rendez-vous galant avec moi », déclare-t-il en te regardant droit dans les yeux.

« Pardon, quoi ?! »

Les mots sont sortis spontanément de ta bouche avant que tu aies le temps de les arrêter. Ton anglais est-il devenu si mauvais que tu ne comprends plus ce qui t’est dit ? Tu sais bien que non. Ҫa y est, ton imagination a rêvé trop fort et tu commences à prendre tes désirs pour des réalités. Inquiète pour ta propre santé mentale, tu te fustiges, et tu répètes, plus poliment :

« Veuillez m’excuser, vous pourriez répéter ? Je crois que j’ai mal compris. »

Il se met à rire, doucement. D’un rire si pur, si ensoleillé. Tu ne l’avais jamais entendu rire. Cela n’aide pas ton cerveau à se ressaisir : tu as rarement croisé son aussi enchanteur. C’est comme s’il pansait toutes les plaies de ton âme, et tu es en passe de te dire qu’il ne peut y avoir plus belle musique au monde.

Il se calme finalement et réessaie. Il n’a pas l’air de te trouver stupide ou bizarre jusqu’à l’irrécupérable : il aurait pu, pourtant. Tu ne le sais pas encore, mais sa bienveillance anéantit ce genre de pensées dans son esprit avant même qu’elles n’émergent.

« Vous êtes amusant. J’ai dit : est-ce que vous auriez envie de vous joindre à moi pour un rendez-vous galant ? Pas de problème si cela ne vous dit rien, je ne me vexerai pas », plaisante-t-il.

Ton cerveau s’arrête net. A-t-il vraiment, vraiment formulé ce que tu viens d’entendre ? Tout à coup, tu doutes d’être bien dans ton salon de thé et pas encore sous la couette. Tu n’as jamais prévu de réponse à ce genre de question puisqu’il ne t’est jamais venu à l’esprit que tu te retrouverais dans une telle situation. Réfléchis, vite. Réponds quelque chose. Quelque chose d’intelligent, assuré, de fin et raffiné. Bien sûr que tu veux aller quelque part avec lui, au bout du monde même s’il le demande. Tu en rêves depuis des mois.

« Wjkndsf » est tout ce qui sort de ta bouche dans un premier temps. Tant pis pour la répartie charismatique. Honteuxse, tu exhales lentement et recommences. Il te regarde toujours, l’air amusé, patient.

« Ce que j’essayais de dire, c’est : oui, j’aimerai beaucoup. »

Tu ne t’étends pas sur le ravissement que te procure cette demande, sur ta surprise, ou sur l’angoisse absolue qui monte en toi. Tu essaies de la jouer calme et imperturbable. Il sera bien temps pour tout cela plus tard. Ne fais pas tout foirer, tu te répètes.

Son sourire s’élargit et sa présence devient aveuglante. Si c’est à ça qu’il ressemble lorsqu’il est aux anges, tu n’es pas sûr de survivre à sa compagnie bien longtemps. Son attitude lorsqu’il a découvert les nouvelles pâtisseries était déjà beaucoup pour toi.

« Merveilleux ! » énonce-t-il finalement. « Pourrais-je avoir votre numéro pour vous envoyer les informations nécessaires, par exemple demain ? Je veux que ce soit une surprise, donc je vous transmettrai seulement le point de rendez-vous et la date. »

« Bien sûr ! » tu t’empresses de répondre, avec autant d’enthousiasme que lui. Intérieurement, tu frôles la crise nerveuse : tout déraille en toi. Tu sors maladroitement ton téléphone, espérant qu’il ne remarque pas tes mains qui tremblent comme si tu allais défaillir à chaque instant. Vous échangez vos numéros, puis s’en suivent quelques minutes de silence entre vous. Gênantes et anxiogènes pour toi, mais de son côté, il semble simplement heureux de la situation, heureux de te contempler. Progressivement, ton regard plonge dans le sien, et tu te laisses absorber par la profondeur de ses yeux jusqu’à en perdre la notion du temps. Il fait de même.

C’est lui qui rompt le silence. « Eh bien… Bonne soirée, et bonne nuit, je vous enverrai un message prochainement. Je suis vraiment heureux que vous ayez accepté », conclut-il avec un sourire ingénu. Pour éviter un nouveau borborygme incompréhensible, tu rougis et ne réponds rien. Tu te contentes de sourire toi aussi, dans un mélange de timidité, de gêne, et de bonheur extatique. Il s’incline devant toi, te lance un dernier sourire éblouissant, et quitte le salon.

Dès qu’il franchit le seuil, tu t’affales sur la chaise la plus proche. Heureusement qu’il était le dernier client. Oh, toutes ces émotions. Elles t’envahissent, s’entrechoquent, bataillent. Ton cœur n’en finit plus de tambouriner. Rapidement cependant, tes lèvres s’étirent en l’expression la plus idiote et la plus béate qui soit. Tu n’y crois pas encore. Ce qui vient de se passer ressemble à toutes les histoires romantiques que tu as pu lire, qui sont toujours enjolivées, tu le sais bien. L’homme pour lequel tu as eu un coup de foudre – coup de foudre qui persiste depuis des mois – et qui te paraît résolument parfait, a fait un pas vers toi. Il est intelligent, gentil, sensible, beau : totalement irréel, donc. Tu es persuadé qu’il y a un piège quelque part.

Cela ne t’empêchera pas de savourer la magie tant qu’elle durera. Tu n’as qu’une vie et pas grand-chose à perdre : autant profiter de toutes les expériences qui s’offrent à toi. Tu aurais surtout peur de passer à côté de quelque chose, de n’avoir même pas essayé. Qui sait, peut-être que tout se déroulera bien, aussi parfaitement que lui et aussi intensément que cette conversation. Sinon, tu n’auras gâché qu’un peu de temps. À aucun moment tu n’évoques la possibilité d’un cœur brisé – le tien – comme si tu pensais pouvoir faire preuve du détachement le plus total.

Une fois presque calmée, tu commences à ranger. La fermeture s’effectue de façon bien plus chaotique et difficile que d’habitude. Tes mains tremblent encore, et tu perds le fil de ce que tu es en train de faire toutes les cinq minutes car ton esprit revient sans cesse à lui. Tu te rends compte avec effroi que tu ne connais même pas son prénom. D’un autre côté, il ne te l’a pas demandé non plus. Lorsque tu fermes enfin le rideau de fer du magasin, tu te réjouis que le temps soit glacial. Le froid mordant apaise la chaleur de tes joues.

Tu exhales un peu de vapeur. La nuit est tombée, et tu lèves les yeux vers le ciel. Les étoiles scintillent, la lune, presque ronde, brille de tout son éclat. Tu te plonges dans l’infini de la voûte céleste jusqu’à avoir le tournis à force de regarder en l’air. Tu repenses à lui, et tu souris encore. Alors tu reprends ta route, tu marches d’un bon pas ; la joie te porte. Tu savoures ce bonheur, quitte à ce qu’il se révèle éphémère, car tu savoures tous les bonheurs que le destin jette sur ton chemin comme des cadeaux envoyés par ton ange gardien. Sur le trajet, ton cœur s’emballe à chaque fois que tu repenses à ce qu’il s’est passé.

Au bout d’un quart d’heure, tu arrives à ton appartement. Tu pousses la porte, les mains engourdies et le souffle court d’avoir monté plusieurs volées de marches. Ton sourire n’a pas quitté tes lèvres. Après avoir donné un tour de clef, tu restes immobile quelques secondes, comme si tu prenais à nouveau la mesure de ce qu’il s’était produit en ce début de soirée. Tu ignores ce qui te rend le plus excité : que l’homme qui t’attire de manière déraisonnable soit intéressé par toi et qu’il ait fait le premier pas, ou que toute cette histoire ressemble au chapitre d’un livre de romance. Tu t’accordes une courte minute pour crier intérieurement de toutes tes forces et faire baisser la tension qui sature ton esprit, ton corps, ton cœur. Tu expires longuement. Bien. Respire. Tout va bien. Il est temps de préparer à manger, de profiter de ta soirée, de te reposer de ta journée de travail.

Tu décides d’abord de prendre un bain, pour détendre tes muscles et te calmer. Tu fais couler l’eau chaude et ajoutes dans ta baignoire une bombe de bain pour distraire ton esprit grâce à ses couleurs chatoyantes. Tu tamises la lumière pour baisser les stimulations autour de toi au maximum, tu poses ton téléphone bien loin, puis tu te glisses dans l’eau. La chaleur enveloppe ton corps, délasse toutes les tensions qui nouent tes nerfs. Tu soupires de contentement, les yeux fermés. Tu t’étends et profites du moment. Tu fais le vide dans ton esprit, te concentres seulement sur le réconfort que t’apporte ce bain, sur l’étreinte aqueuse qui t’apaise. Tu y restes longtemps, et ne sors que lorsque l’eau tiédit.

Tu te prépares alors à manger, des toasts avec du guacamole, car tu n’es pas d’humeur à cuisiner plus. Tu regardes une série que tu devais commencer depuis un moment, puis tu joues et lis un peu. Enfin, tu réfléchis à quelques nouvelles idées de pâtisseries et de boissons, de goûts et de designs, que tu griffonnes sur un carnet. Après avoir lavé la vaisselle, tu retournes t’assoir sur ton canapé et jettes un œil rapide à ton portable pour l’éteindre une heure avant d’aller te coucher.

Ton cœur s’arrête. Un message. D’un numéro que tu ne connais pas. Tu prends deux grandes inspirations, n’oses pas cliquer. Tu laisses passer quelques secondes pour que les battements dans ta poitrine s’apaisent, puis, les mains tremblantes, tu l’ouvres.

Bonsoir. Je sais que j’ai dit que je vous enverrai un message demain, mais cela me paraissait absurde d’attendre alors que j’ai déjà tout planifié depuis des jours. Cela me semblait hypocrite. Comme si je vous mentais, en quelque sorte. Peut-être que je n’en pouvais simplement plus d’attendre, ah ah. Je voulais aussi vous remercier d’avoir accepté de passer du temps avec moi. Vous avez bien entendu mille fois le droit de retirer votre accord à tout moment, si vous changez d’avis. Pour l’instant, je suis heureux que vous ayez dit oui. Je me sens vraiment chanceux.

Tu t’arrêtes dans ta lecture, pour te dire que c’est toi, qui te sens extrêmement chanceuxse. Il ne se rend pas compte. Que quelqu’un comme lui s’intéresse à toi te paraît inimaginable. Il est vrai que la beauté réside dans les yeux de celui qui regarde, mais tout de même, tu as l’impression de ne pas exister sur le même plan que lui. Tu savoures d’autant plus ton bonheur, car lui aussi pourrait changer d’avis. Tu poursuis, et il te demande quel est ton prochain jour de libre. Il te propose ensuite l’heure et le lieu auxquels il te donne rendez-vous. En début d’après-midi, dimanche, dans une rue pas très loin de ton salon de thé, en centre-ville. Ton cœur se serre d’anticipation et d’excitation. Tu veux répondre vite, mais ne peux pas t’empêcher de relire trois fois chacun de tes mots pour les soupeser. Tu envoies finalement ton message un quart d’heure plus tard.

Bonsoir ! Je suis ravie de recevoir de vos nouvelles ce soir, même si, pour être honnête, mon cœur a raté un battement. Cela me fait plaisir que vous ayez du mal à attendre, c’est pareil pour moi. Et je vous rejoins sur l’inutilité de patienter si vous savez déjà ce que nous allons faire. Je suis libre dimanche sans problème. Je dois avouer que j’ai hâte de voir ce que vous avez prévu, c’est très mystérieux. Je me sens comme le personnage principal d’un roman. Oh, et évidemment, n’hésitez pas à me dire si vous changez d’avis aussi, pas d’inquiétudes ! C’est moi qui vous remercie d’avoir fait le premier pas. Je me sens vraiment chanceuxse aussi.

C’est complètement faux de dire que tu ne te sentirais pas triste s’il changeait d’avis et annulait tout, ou pire, qu’il décidait de ne pas te revoir après votre rendez-vous, mais tu préfères ça à ce qu’il se sente obligé de te ménager. Tu détestes lorsque les gens agissent ainsi. Tu veux savoir ce que pensent les autres, même si c’est douloureux. Une minute plus tard, il te répond.

Il y a beaucoup de choses que j’ai envie d’exprimer à propos de votre message, mais je vais les garder pour notre rendez-vous. J’ai hâte d’avoir l’occasion de discuter plus amplement avec vous. Mais ne vous dévalorisez pas. Le plaisir de votre compagnie réjouit mon cœur. Merci pour vos mots, une fois encore cela me rend étrangement joyeux. Passez une bonne nuit. Faites de beaux rêves.

En lisant ses phrases, son image s’impose à ton esprit. Ses longs cheveux, ses yeux qui défient le monde, son sourire taquin. Ses paroles sont douces, généreuses, chaleureuses, comme l’idée que tu te fais de lui. C’est la première fois que vous parlez autant. L’adrénaline et les endorphines surchargent tes sens, tu relis son message jusqu’à le connaître par cœur, puis tu éteins ton téléphone. Tu restes là, le dos contre ton canapé, à sourire dans le vide. Dimanche. Dans seulement deux jours. Tu ne sais pas si c’est trop court pour te préparer psychologiquement, ou au contraire une bénédiction pour t’éviter de souffrir trop longtemps, rongée par l’anxiété et l’attente. Tu sors finalement de ta torpeur et décides de reprendre ta lecture avant l’extinction des feux. Tu as évidemment du mal à te concentrer, puisque ton attention revient à lui toutes les cinq minutes, mais tu arrives à avancer malgré tout. Tu finis par aller te coucher, sachant pertinemment que t’endormir sera difficile.

Sous ta couette, tu rejoues cent fois votre conversation au salon de thé, puis par messages. Tu as peur d’avoir été ridicule, pas assez gracieuxse, de lui avoir donné l’impression que tu manquais d’esprit, d’avoir entaché la beauté de la scène, d’avoir été niaise, frivole ou maladroit. Tu te consoles en te disant qu’il n’a toujours pas retiré sa proposition. Et puis, s’il est vraiment parfait, il est aussi bienveillant qu’il en a l’air, et rien ne le repoussera tant que tu fais de ton mieux et que tu es sincère. Tu ne penses pas réellement que cela marche ainsi dans la vie réelle, mais ça ne te coûte rien d’essayer l’optimisme. Tu te répètes que tu n’as rien à perdre. Il y a quelques heures encore, tu estimais toute interaction impossible, et te persuadais qu’il ne s’intéresserait jamais à toi. Tout peut arriver.

Une fois que ton cerveau a tourné et retourné le sujet sous toutes les coutures, il décide de ramener le rendez-vous sur la table, et de renouveler ta curiosité. Le fait que l’élu de ton cœur ait esquissé le premier pas, qu’il ait pris le risque, te touche particulièrement. Jusque-là, c’était toujours toi qui étais à l’initiative de, qui fournissait la plupart des efforts dans tes relations. Se laisser porter a quelque chose d’agréable.

Tu te demandes ce que quelqu’un comme lui a pu préparer. Vous avez les livres et les pâtisseries en commun, peut-être quelque chose en rapport ? Ou peut-être a-t-il quelques passions secrètes qu’il a envie de te faire découvrir. De toute manière, une promenade au parc te ravirait déjà si elle est en sa compagnie. Tu attrapes ton coussin et le serres de toutes tes forces, comme si tu voulais y crier toute ton excitation, pour laisser échapper un peu de cette agitation qui menace à nouveau de déborder en toi.

Ton esprit te fait ensuite visionner tous les scénarios possibles et inimaginables concernant la façon dont pourrait se dérouler votre rendez-vous, les meilleurs comme les pires. Tu t’endors beaucoup trop tard, d’épuisement, consciente que la journée de demain ne sera pas facile. Cette nuit cependant, à ton ravissement, tu rêves de lui. Tu as beau essayer régulièrement de provoquer cela, tu réussis rarement. Cette petite avance imaginaire sur le possible bonheur à venir t’emplit de joie. Quelle chance. Quelle chance ! Lorsque tu te réveilles, tu as l’impression d’avoir passé du temps avec lui, et cela te rend suffisamment heureuxse pour t’aider à démarrer ta matinée avec entrain.

Commentaires

Quand iel rajoute de la cannelle dans le chaï AAAAAAAAAAH je fonds.
J'ai souri bêtement tout le chapitre. J'adore !
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mercredi 10 avril à 17h03
Merci beaucoup Ama ! <3
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jeudi 11 avril à 22h40
Ces deux pingouins sont absolument adorables. Je veux voir les pingouins en action.
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mercredi 1 mai à 21h47
J'ai faim ça me donne faim Halloween c'est dans longtemps...
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mercredi 1 mai à 22h29