4

Aloyse Taupier

jeudi 29 février 2024

J'irai boire du thé sur ta tombe

Chapitre 1

Le carillon de la porte d’entrée tinte à tes oreilles et tu te détournes de tes gâteaux pour souhaiter la bienvenue au client fraîchement arrivé. Lorsque tu repères qui patiente devant le comptoir, ton cœur s’arrête. Cet homme, dont la beauté t’a presque coupé le souffle la première fois qu’il a franchi le seuil, passe régulièrement depuis quelques semaines. Son apparence est si résolument parfaite, si éblouissante qu’elle en est presque douloureuse à regarder.

Tu l’accueilles avec cordialité, lui donnes le temps de scruter avec attention toutes les pâtisseries de ta vitrine. Tu sais qu’il a toujours du mal à se décider, mais attendre ne te dérange pas. C’est ton travail, et tu éprouves une joie certaine à l’hésitation de tes clients devant chacune de tes préparations. Du coin de l’œil, tu en profites pour suivre les longues mèches de cheveux noirs qui serpentent sur ses épaules. Lorsqu’il en repousse une derrière son oreille, il s’aperçoit que tu le dévisages et t’offre un demi-sourire, faussement charmeur. Tu vois bien que ce n’est pas sérieux, qu’il le fait plutôt pour t’amuser, comme un clin d’œil au cliché de la scène : presque un signe de connivence. Il n’a pas l’air de te tenir rigueur de cette œillade à la dérobée. Tout simulé qu’est son sourire, tu sens pourtant tes joues se colorer.

Il te désigne finalement un entremets à la pêche et au thym. Pour accompagner celui-ci, tu lui demandes, toujours en anglais car il le comprend mieux, « Comme d’habitude ? » et il acquiesce. Va pour son éternel chaï latte. Tu sais maintenant qu’il prend systématiquement le latte art optionnel : il n’a même plus besoin de te le préciser. Tu lui proposes d’aller s’assoir, le temps que tu lui apportes sa commande. Avec la régularité d’une horloge, il choisit le même siège que toutes les fois précédentes, au fond du salon de thé près de la fenêtre. Il sort comme souvent un livre et s’y plonge, oublieux du monde extérieur. Tu ne t’en aperçois pas, mais il te scrute pourtant discrètement alors que tu t’affaires.

N’importe quelle personne, même peu attentive, remarquerait que tu adores ton métier. Tu rayonnes lorsque tu es dans ton élément. Tu prends plaisir à créer, tu regardes tes pâtisseries – en l’occurrence l’entremet pêche – avec amour, les ôtes de leur vitrine et les places dans leur assiette comme des joyaux dans un écrin.

Tu mélanges avec délicatesse le lait d’avoine dans le thé chaï, puis tu déposes le rond déshydraté, qui représente un arc-en-ciel préimprimé, pour le latte art. Tes iris brillent d’émerveillement et un léger sourire étire toujours tes lèvres lorsque tu accomplis cette tâche.

Dès que tu sors de ton comptoir, les yeux de ce client se recentrent précipitamment sur sa page. Tu n’as rien remarqué, trop concentré sur tes mains. Tu ne sais pas non plus qu’il a à peine lu une phrase depuis son arrivée. Tu déposes l’assiette et la tasse devant lui, puis lui souhaites une bonne dégustation, comme à ton habitude. Tu fais de ton mieux pour ne laisser transparaître aucun trouble, pour te comporter avec lui exactement de la même manière qu’avec n’importe lequel de tes consommateurs. D’un léger hochement de tête, il te remercie.

Tu as pu le remarquer, il est économe de ses mots. Hello, Good day to you , ainsi que le nom des pâtisseries et des boissons qu’il désire, prononcé avec son accent anglais, c’est à peu près tout ce que tu as pu entendre de sa bouche. La douceur de son timbre en revanche, qui semble venir des profondeurs de son être, et le ton bas et posé avec lequel il parle, ne t’ont pas échappés. Une des plus belles voix, objectivement, et des plus charismatiques, moins objectivement, que tu aies pu rencontrer. La première fois qu’elle t’est parvenue, un feu s’est répandu dans ta poitrine, réconfortant comme une cheminée en hiver. La première fois, et aussi toutes les suivantes, si tu es honnête avec toi-même.

En remplissant ton lave-vaisselle, tu jettes un nouveau coup d’œil furtif vers lui. Ses longs cheveux noirs, qui cascadent autour de son visage finement dessiné. Ses yeux bleus comme des saphirs dilués, ou la couleur intense de l’eau marine en été, mis en valeur par le teint très pâle de sa peau. Son style vestimentaire ressemble au tien ; aujourd’hui il porte une chemise et un pantalon noirs, un veston violet brodé de nombreuses arabesques gothiques sombres, sur lequel tu as repéré quelques peluches, et une cravate d’un améthyste profond, assortie. Il a atteint la moitié de sa lecture environ : Imaginary friend de Stephen Chobsky, que tu as terminé il y a quelques mois. Vous avez souvent des goûts similaires, mais tu n’as jamais osé amorcer une conversation, même si la littérature s’avèrerait une parfaite entrée en matière ; quand le salon est calme, que la vaisselle est faite et la vitrine réapprovisionnée, tu ouvres volontiers un livre, toi aussi.

Durant quelques secondes, tu admires encore sa silhouette illuminée par la fenêtre, puis tu te détournes pour laisser ton regard dériver sur le salon. Ton salon. Tu y tiens comme à la prunelle de tes yeux et toutes tes économies sont passées dans sa création. Tu n’aurais pour rien au monde voulu faire autre chose de ta vie. Après quelques années dans un emploi plus sérieux, plus stable, tu as décidé de tout quitter et de recommencer des études de pâtisserie. Tu as planifié ton projet tout au long de ces trois années, tu as suivi des cours de gestion en parallèle, et, une fois ton diplôme en poche, tu as cherché un local. Cela n’a pas été facile de retourner vivre chez tes parents en attendant. Tu n’es pas en froid avec eux, mais tu ne peux pas dire que tu les apprécies beaucoup.

Tu as fini par trouver la perle rare, une boutique en centre-ville, dans une rue passante et piétonne. Pas trop chère, car il y avait beaucoup de travaux à faire. Petit à petit, et grâce à l’aide de tes ami·e·s venus parfois de loin pour te prêter main forte, ton rêve a pris forme : lorsque tu as ouvert, tu étais extatique. Il a fallu un peu de temps avant que tu te fasses connaître, mais il y avait de la demande pour un salon de thé végane et tu as progressivement acquis une clientèle fidèle.

Quand tu y repenses, c’est bien normal : ton salon de thé est merveilleux ! Les pâtisseries sont délicieuses, raffinées, et tu changes régulièrement la carte. Tu as élaboré un large choix de boissons réconfortantes, toutes goûtées et approuvées : chocolats chauds, chaï lattes, thés, infusions, milkshakes, smoothies… Pour la décoration, tu t’es inspiré des grands salons de thé parisiens, à ton échelle. Tu souhaitais aussi rappeler les tea times anglais. Tu as donc peint dans des tons crème, ajouté au plafond et aux murs des moulures que tu as mises en valeur. Tu as accroché un gros lustre en cristal, ou presque, au centre de la pièce. Tu as dispersé des touches de rose ici et là : tu voulais que ton salon de thé soit mignon. Il y a des fauteuils confortables, des chaises en fer forgé et des tables rondes avec des nappes blanches. Tu as aussi disséminé des plantes un peu partout : sur et contre les murs, suspendues au plafond, près du comptoir où sont exposés sous cloches certains de tes gâteaux. Au sol, de l’herbe épaisse. Tu voulais donner l’impression de manger dehors, ou du moins, au milieu de la nature. Le Wi-Fi est accessible toute la journée, ce qui en fait un endroit parfait pour travailler. Au fond, tu as rempli une étagère de livres, tes préférés, pour que tes clients puissent s’occuper si l’envie leur en prend. En résumé, rien ne manque à ce salon de thé qui est sans aucun doute le plus bel accomplissement de ta vie.

Tu as été étonnée malgré tout de voir quelqu’un comme lui pousser la porte de ton établissement, et y revenir qui plus est. Tu aurais pensé que le décor serait trop connoté à son goût. Oh, tu ne te plains pas, tes yeux peuvent ainsi se délecter régulièrement de sa beauté. Tu as toujours été du genre à rester dans les ombres, à observer les autres de loin, à les admirer en silence plutôt que de nouer des liens avec eux. Tu n’as jamais vraiment su faire. Ce n’est pas un hasard si tes ami·e·s sont du côté extraverti, ce sont elleux qui sont venus vers toi.

Après ces quelques semaines parsemées de sa présence, tu peux bien t’avouer que tu éprouves pour cet homme une curiosité que tu n’expliques pas. La raison devrait te rabâcher que tu ne le connais pas vraiment, que tu ne perçois que ce qui est positif chez lui. Elle n’aurait pas tort. Sa beauté époustouflante est probablement une déformation de ton esprit, qui s’accroche aux petits détails qui te plaisent et efface toutes les imperfections inhérentes à la réalité. La dernière fois que tu as ressenti quelque chose de similaire, c’est lorsque tu avais dévoré tous les ouvrages que tu pouvais trouver sur la pâtisserie, ton nouveau centre d’intérêt un peu envahissant de l’époque. Tu ne le regrettes pas, mais tout ne fut pas aussi rose que prévu.

D’un autre côté, il aime ton salon de thé et les desserts, il lit, et il est charismatique à en mourir. En apparence, il est parfait. Pourquoi devoir t’accrocher à la raison, si fade en comparaison ? Et puis, il est plus facile d’être attiré par quelqu’un lorsque cela n’implique rien, lorsqu’il ne le sait pas, lorsque tu peux gorger tes yeux de son éclat et tes oreilles de sa voix mélodieuse quelques fois par semaine, sans conséquence. Tu ne connais pas ses défauts, ses peurs, ses vices.

Au fil des semaines, tu t’es étonné de voir que tu attendais ses visites avec impatience, et quelques battements d’ailes dans le ventre. Tu sais pertinemment qu’il ne se passera jamais rien entre vous, mais parfois, avant de t’endormir, tu aimes rêver au prince charmant et créer des histoires, des rencontres fortuites, des coïncidences, des amours éternelles.

Lorsque quelques jours plus tard il refait son apparition, tu es surprise d’entendre le son de sa voix plus longtemps que prévu. Son anglais est si articulé, si fluide, que tu n’as aucun mal à le comprendre. « Est-ce qu’il y a d’autres designs pour les latte ? C’est toujours le même. »

« C’est parce que j’utilise un latte art qui est préfait, Monsieur. Je vous prie de m’excuser, nous n’avons que celui-là. »

La pointe de déception que tu lis dans son regard te serre immédiatement le cœur. Tu ne saurais identifier exactement quel sentiment t’anime, mais l’expérience est désagréable. Sans réfléchir, et pour soulager cette émotion, tu proposes : « J’ai étudié le latte art, donc je peux en faire un pour vous, si vous voulez ».

Jamais tu n’aurais suggéré cela dans ton état normal. D’abord, parce que tu ne parles pas de toi, encore moins à tes clients. Ensuite, parce que ce n’est pas un service que tu offres dans ton salon de thé : cela te prendrait trop de temps si tout le monde le demandait. Tu es en train de faire une exception pour lui, et ce constat t’alarme.

« J’aimerais beaucoup », te répond-il, et toute trace de déception dans ses yeux disparaît. Au contraire, s’il ne sourit pas directement, ses traits laissent entrevoir son enthousiasme. L’esprit plus apaisé, même si tu te fustiges en parallèle, tu lui proposes comme d’habitude d’aller s’assoir. Tu n’as jamais été quelqu’un de créatif au-delà des pâtisseries, alors tu t’inspires de ton environnement. La journée est belle, le soleil dessine une tache de lumière sur la table de ton client, éclaire une partie de ses mains. Tu fais mousser ton lait de soja, et tu esquisses un soleil qui prend toute la tasse. Sans vraiment savoir pourquoi, tu rajoutes aussi une petite étoile, sur un coin de thé vierge.

Lorsque tu lui apportes sa pâtisserie, une tarte citron-basilic, et son chaï, tu crois voir un infime sourire étirer ses lèvres. Le cœur satisfait, tu retournes derrière ton comptoir. Il passe l’après-midi à lire, pianote parfois sur son téléphone. Il quitte le salon de thé en début de soirée, et tu entends avec étonnement « Have a nice evening » au lieu de son habituel « Good day to you ». La surprise t’empêche de répondre à temps. Tu sens à nouveau une chaleur inconnue se répandre dans ta poitrine, et cette nouvelle attention te fait plaisir, bien que tu saches qu’elle ne signifie rien. Ton âme romantique ne peut se retenir de s’attacher aux petits détails, de les savourer, même si tu as conscience que tu te contentes de divaguer. Lorsque tu fermes ta boutique ce soir-là, ton corps te paraît un peu plus léger.

Commentaires

Aaaaah j'aime bien la narration à la 2e personne, ici ! Je suis pas très très romance d'ordinaire mais j'ai hâte de voir ce que tu nous réserves... (et j'ai envie d'un entremets à la pêche et au thym, subitement... avec un chaï ça serait parfait !)
 1
samedi 30 mars à 16h26
Merci beaucoup ! <3 Hâte de te faire lire la suite ! Purée moi aussi j'ai envie d'un entremets à la pêche
 0
dimanche 31 mars à 15h10
C'est trop mignon comme début ! L'ambiance cosy est vraiment parfaite <3

(Moi aussi je veux un entremet à la pêche)
 0
mercredi 1 mai à 21h15
Mais que c'est mignoooooon ahlalaaaaa
 0
mercredi 1 mai à 22h21