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Joan Delaunay

lundi 15 avril 2024

Ruines et Ravages

Chapitre 4

Ils laissent enfin derrière eux les collines mortes.

Ils découvrent de la plaine, peut-être d’anciens pâturages, mais aucune clôture ne délimite plus les herbes folles. Le front n’est jamais monté aussi loin au nord, même si des ruines parsèment le paysage. Des pierres taillées ont dévalé la pente douce ; en remontant leur piste, ils découvrent une tour effondrée. Xine imagine que le reste de la bâtisse aurait fait un bon abri, mais il est encore tôt. Ils trouveront autre chose, autant avancer le plus possible.

Par curiosité, ils escaladent toutefois le mur éventré pour en découvrir les entrailles. L’affaire de quelques minutes. Le chaos de pierre, de bois et de métal leur interdit de toute façon une exploration plus poussée. Aurim estime qu’il s’agit d’un vieux poste de guet, sans doute déjà abandonné quand il a été attaqué.

Car il a été attaqué : dans un nid de poutres et de poussière se cache un gros œuf de métal. Les restes d’un obus bien profane, solide et menaçant, surprenant à une telle latitude. Le garçon lâche :

— Il y a eu quelques attaques éclair, même un peu plus au nord. Rien de concluant, tu t’en doutes.

— C’est étrange qu’on trouve ça ici alors qu’on ne tombe jamais sur vos bombes magiques.

Aurim lâche un rire tout adolescent ; mais quel âge a-t-il, d’ailleurs ?

— Ça ne risque pas d’arriver. Je comprendrai jamais d’où vous est venue cette idée.

— Comment ça ?

En équilibre sur une poutre, Aurim remballe son ironie et la regarde en silence, longtemps, avec à nouveau cette expression, rare mais bien présente, cette méfiance furtive qui paraît indépassable. Pourtant, il inspire et répond :

— On n’a pas de « bombes magiques ». La magie, c’est…

Il a l’air de se raviser, mais il peine en réalité à trouver les mots pour expliquer l’évidence.

— C’est comme faire du feu, sans utiliser d’outils. Sauf qu’on a les outils, ils sont dans l’air, même si on ne peut pas les voir. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Pas vraiment. Désolée.

Elle se sent un peu idiote d’avoir demandé une clarification à propos d’un sujet qui dépasse son entendement : même s’il pouvait lui dévoiler la théorie, jamais elle ne percevra dans sa chair les crépitements qui accompagnent la maîtrise d’une telle force. Jamais elle ne sentira battre le pouls du monde, jamais elle ne comprendra le pouvoir.

— Mais toi, tu ne t’en sers jamais ?

Il écarquille les yeux, comme si elle venait d’énoncer une énormité.

— Je suis trop jeune pour ça ! Je n’ai pas le droit, pas avant d’avoir au moins seize ans. Et encore.

La limite a l’air si floue que Lexine ne la comprend pas. Lui a l’air presque choqué par sa suggestion.

— Mais… même en secret ? Tu n’as jamais essayé ?

— Si, bien sûr. Pas besoin de me cacher, d’ailleurs. Il faut bien qu’on nous teste pour connaître notre potentiel. Mais on ne peut pas encore payer le prix de la magie.

Lexine a l’impression qu’à chacune de ses réponses, le sens des mots lui échappe un peu, comme s’ils ne parlaient pas tout à fait la même langue. Un décalage s’opère, mais impossible pour elle de comprendre où, ni comment, ni pourquoi. Elle sent que persiste la retenue d’Aurim, mais elle jurerait que cette fois-ci, il ne le fait pas vraiment exprès. Ce qu’il évoque est trop évident pour lui et trop étranger pour elle.

Un prix ? Elle aurait dû se douter que les sortilèges étaient payants, d’une façon ou d’une autre : on lui avait toujours dit que l’argent était le nerf de la guerre.

Alors qu’ils enjambent le mur pour sortir de l’enceinte, un fracas ébranle la carcasse de la tour et ils s’écartent à toute allure de la bâtisse. La poutre sur laquelle se tenait Aurim quelques instants plus tôt a roulé sous son poids et entraîné ses voisines avec elle. Le semblant d’étage qui avait survécu au bombardement déclare forfait et s’écroule.

Lexine et Aurim se regardent, pâles, et se promettent de conserver une distance respectueuse envers les futures ruines qu’ils croiseront. Et de ne surtout pas y chercher un abri.

De retour sur la piste, ils s’enfoncent bientôt dans une forêt aux arbres toujours plus hauts, plus serrés, à en faire disparaître le ciel. Xine croit bientôt étouffer, mais sa carte lui interdit le moindre détour. Même si elle estime que la menace est passée, ils doivent s’éloigner autant que possible du groupe de pillards.

Ils poursuivent donc leur voyage dans un silence que seuls perturbent les bruits de leurs pas et les messes-basses sylvestres. La rumeur de leur passage se répand avec le vent, colportée par les branches encore fournies. Malgré la végétation qui se densifie, le soleil parvient toujours à transpercer la frondaison pour abandonner des fragments de lumière sur le sol. L’automne prend son temps pour s’installer.

Ils doivent parfois choisir entre deux voies, mais Lexine connaît bien la carte désormais et jamais elle n’hésite. Droite, puis gauche, puis droite à nouveau. Malgré son assurance, elle remarque des changements qui, sans l’inquiéter, l’intriguent. Les arbres s’espacent, s’écartent. Aurim et Lexine circulent plus facilement. Une heure après leur dernière bifurcation, le doute n’est plus permis : la terre s’est aplanie et a cédé sa place à des gravillons. Ils foulent une authentique route. Ils poursuivent, même quand la nuit commence à suinter du ciel, même quand des rochers jalonnent la voie, même quand ils repèrent ce qui ressemble aux traces d’un petit groupe qui aurait fait demi-tour pour retourner d’où il venait. Ils ne s’arrêtent que lorsqu’ils atteignent une large percée, ourlée d’arbres à la hauteur trop régulière pour être naturelle. Au bout d’une allée piquetée de mauvaises herbes, derrière un jardin à l’abandon, se dressent deux étages à la peinture écaillée, coiffés d’un toit d’ardoise. Sur sa façade parfaitement symétrique, des fenêtres laissent entrevoir des rideaux chamarrés et des plafonds vertigineux. Un château.

Sur le pas de la porte se tient un homme. Et il les a vus.

— Oh ! Fabuleux !

Xine se place devant Aurim, la main sur son couteau, mais la crainte se dilue à mesure que l’homme accourt vers eux, avec le plus grand sourire qu’elle ait vu depuis des années. Ses gestes les invitent à s’approcher, mais il se précipite tout de même à leur rencontre. Ses boucles grises et les rides sur son front trahissent son âge, probablement celui du père de la soldate. Par-dessus sa chemise, il est vêtu d’une veste de velours vert — Xine retourne ce constat dans sa tête avec un amusement incongru. Arrivé à leur niveau, il s’exclame :

— Venez, venez ! Oh, quel hasard, quelle chance !

Et il repart aussitôt. Le cadre, les vêtements et les expressions qu’il utilise indiquent facilement son statut social : le château est le sien, les tissus sont chers et il leur parle à la mode des nobles, profanes comme mages. Aurim et Xine lui emboîtent le pas et traversent le triste jardin, où des pétales ont plu des rosiers en décrépitude. Une fois sur le pas de la porte, l’homme sursaute et se retourne soudain vers eux :

— Oh, j’oublie mes manières : je suis Céryas, marquis de Valbois. Soyez les bienvenus !

Commentaires

Mhmhhhhh... Il est bien enthousiaste ce marquis.

Sinon, j'aime beaucoup la façon dont la comparaison bombe profane/bombe magique laisse apparaitre l'incompréhension qui crée la défiance entre les deux camps même après la guerre.
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mercredi 24 avril à 17h04
Ce monsieur est louche.
Cette histoire de magie aussi est louche. Curieuse d'en apprendre plus.
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mardi 30 avril à 14h33
Il est sympa Céryas, il est pas inquiétant du tout ! du tout !!
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mercredi 1 mai à 22h50