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Joan Delaunay

mardi 30 avril 2024

Ruines et Ravages

Chapitre 5

L’intérieur du château déborde de richesses. Des dorures auréolent les moulures au plafond, réverbèrent la douce lueur du lustre. L’électricité, apanage des plus nantis, a dû être installée avant la guerre, ce qui donne une certaine idée de la fortune du marquis, et les ampoules scintillent entre les gouttes de cristal. Des portraits de maîtres peuplent les murs de visages anciens. Les ancêtres de Céryas, peut-être ? Seul le parquet mériterait un bon cirage, mais le lourd tapis qui le recouvre, impeccablement brossé, détourne l’attention des visiteurs.

— Vous êtes parfaitement à l’heure ! se réjouit Céryas. Passons au dîner.

Il est un peu tôt selon les critères de Xine, mais même si elle aimerait faire preuve de davantage de prudence, elle ne songerait jamais à refuser. Leurs sacs s’allègent trop vite, alors autant profiter de l’étrange occasion qui leur est donnée de repartir le ventre plein. Après l’échange d’un sourire ahuri, Aurim et elle suivent le marquis jusqu’à leur prochain repas.

D’abord, les odeurs. Lexine se laisse guider par celle de l’ail et du persil revenus dans le beurre, indémodable classique qu’elle a toujours aimé étaler sur du pain plat. Puis, une autre vient la remplacer, puissante et reconnaissable entre toutes. De la viande. De la viande marinée, grillée, dont le fumet se colle au palais des invités. Quand ils entrent enfin dans la salle à manger, aucun d’eux ne prête attention aux toiles sur les murs, ni aux meubles luxueux. Seule compte la table, immense, sur laquelle déborde un véritable festin.

Jamais Lexine n’a vu une telle abondance, et elle se doute qu’Aurim non plus. Ils restent figés, des statues de stupéfaction. D’où sort cette viande ? Comment ont-ils obtenu de telles épices ? Pourquoi y a-t-il de telles quantités ? Aurim n’a pas la retenue de la soldate et pose ces questions à voix haute.

— Oh, vous savez, j’ai mes réseaux ! déclare le marquis avec exubérance. Et il faut toujours être prêts à recevoir !

Non, ils ne savent pas. Xine a aidé ses camarades à piéger des rats pour espérer manger, certains jours. Varah a peut-être réussi à épargner ce sort à Aurim, mais un seul coup d’œil suffit à percevoir qu’il a manqué plusieurs repas ces derniers mois.

Céryas préside la table et leur indique de s’installer de chaque côté de lui. À peine s’exécutent-ils que des serviteurs — des serviteurs ! — surgissent et se lancent dans un ballet de plats et de pinces pour garnir leurs assiettes. Le petit Mage lance un regard inquiet à Xine, qui acquiesce discrètement. Ils commencent à manger. Impossible de dire quand ils auront à nouveau le luxe d’un repas cuisiné, alors que dire du luxe, le vrai, que Céryas leur offre en ce jour. Le noble tend son verre, aussitôt rempli de nectar écarlate. Ce simple verre de vin doit représenter une semaine de solde pour Lexine, mais elle préfère rester résolument sobre.

Céryas se lève et elle s’attend à ce qu’il fasse un discours, pour eux, de parfaits inconnus, mais il repose sa coupe et frappe deux fois dans ses mains. Les portes de la salle à manger s’ouvrent ; Xine pose la main sur son couteau, car peut-être sont-ils tombés dans une embuscade qu’elle n’aurait pas vue, éblouie par le faste du domaine.

Une douzaine de personnes entrent, vêtues ni de l’uniforme des serviteurs, ni d’habits assez beaux pour appartenir à la noblesse. Mais surtout, chacun porte à la fois un pupitre et un étui de taille croissante. Ils s’installent en demi-cercle et dévoilent le contenu de leurs mystérieux écrins : une ribambelle de papier griffonnés et, surtout, leurs instruments. Des musiciens. Six violons s’accordent, que rejoignent leurs cousins toujours plus gros. À côté du contrebassiste, une toute petite femme examine une flûte, que Lexine suppose être une clarinette. Le dernier venu salue le marquis d’une courbette, puis se place devant l’orchestre, dont il est à l’évidence le chef.

— Que désire Monsieur le marquis, ce soir ? s’enquit-il.

Céryas trépigne ; Aurim partage l’expression médusée de Lexine.

— Oh, quelque chose de festif ! chantonne le noble. Nous avons enfin de la compagnie !

Le chef d’orchestre prend à peine acte de la présence d’Aurim et Lexine, puis chuchote quelques indications à ses musiciens. Ils tournent leurs partitions, prennent position, attendent son signal. Et quand il le donne, la pièce vibre d’harmonies majeures, que surplombent vite un va-et-vient mélodique entre les premiers violons et la clarinette. Le dialogue se poursuit, mais les invités ne peuvent profiter de ce rêve éveillé, parasité par les remarques de Céryas :

— N’est-ce pas fabuleux ? Fabuleux ! Oh, que je suis heureux de les avoir embauchés juste avant que la guerre ne s’aggrave ! Bien sûr, j’ai dû graisser quelques pattes pour m’assurer qu’aucun d’eux ne serait mobilisé, mais chaque livre en valait la peine !

La nonchalance avec laquelle il vient d’expliquer comment le château a réussi à échapper aux tranchées ramène brusquement Lexine à la réalité. Que font-ils ici ? Dès que le dîner s’achève, ils accepteront l’hospitalité du marquis s’il leur offre de rester pour la nuit, sans quoi ils repartiront. Le village d’Aurim les attend, et surtout la compagnie de Céryas lui devient insupportable.

— Vous faites ça tous les soirs, Monsieur le marquis ? s’étonne Aurim.

— Tout à fait, tous les soirs ! Nous avons la chance d’être un peu protégés ici, alors je ne sors plus. Il est probable que je ne sorte plus jamais, d’ailleurs.

— Je ne comprends pas.

D’un air peiné, Céryas répond :

— Oh, vous savez, il n’y a plus rien à attendre, dehors.

— Que voulez-vous dire ?

— Plus rien que la fin du monde, soupire Céryas, comme s’il n’avait même pas entendu la dernière question.

Lexine comprend soudain le sens de son regard : de la pure pitié. Il s’imagine leur offrir un dernier souper avant de les renvoyer à une mort certaine. Il ignore que les combats ont cessé et que la vie reprend son cours, dans la normalité altérée qui est désormais la leur.

Aurim persiste :

— Mais Monsieur le marquis, il n’y a plus rien à craindre pour un homme comme vous, dehors.

— Que voulez-vous dire ?

Cette fois-ci, Xine préfère lui répondre, dans l’espoir que sa condition de presque adulte suffira à le convaincre.

— La guerre est terminée, Monsieur le marquis.

Il bat des cils, ne comprend pas.

— Non, non, voyons ! Vous savez, ce n’est pas une blague de très bon goût, jeune fille.

Lexine et Aurim échangent un nouveau regard.

— Monsieur le marquis, répond prudemment le garçon, l’armistice a été signé il y a quelques jours. Nous ne sommes plus en guerre contre les Profanes.

Cette fois-ci, le visage de Céryas se contorsionne, dans une expression mi-sourire mi-grimace contrainte par la politesse de son éducation.

— Il suffit. Je vous invite à ma table et vous, vous me servez des mensonges en retour !

Son masque affable se craquèle ; les fissures laissent jaillir la panique qu’il retient depuis le début de leur rencontre. Cet homme attend la mort, mais ne l’acceptera que selon ses conditions. Il n’admettra jamais qu’elle prendra la forme de la vieillesse ou de la maladie, et pas celle d’un obus qui ferait éclater la bulle de paradis glorieux qui l’entoure ici.

— J’ai changé d’avis. Jouez une symphonie.

Toute contenance a disparu de sa voix. Pris de court, le chef d’orchestre se fige un instant, avant de fouiller dans ses partitions pour y trouver ce qui conviendra. Nouvelles instructions. Les musiciens entament un air épique, brutal.

— Monsieur le…

— Non. Silence. Je veux profiter de ma musique. Partez. J’ai dit : partez !

Aurim ramasse son sac et se rue hors de la pièce ; Xine prend son temps, termine sa dernière bouchée et croise le regard de chacun des serviteurs. Ils l’ignorent, impassibles. L’un des violoncellistes entame un solo. Elle hésite à révéler qu’elle était l’ennemie, mais qu’elle ne l’est plus. La soldate se ravise et quitte la salle à manger, rejoint le garçon dans le couloir ; ils laissent derrière eux ce château habité par un fou.

Jusqu’au fond des bois, ils sont poursuivis par une symphonie de fin du monde.

Commentaires

Cette scène si décalée fonctionne vachement bien. Je suis vraiment curieuse d'où tu nous amènes.
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mardi 30 avril à 14h37