2

Joan Delaunay

samedi 30 mars 2024

Ruines et Ravages

Chapitre 3

Le vert n’était qu’un leurre.

La zone démilitarisée derrière eux, ils pensaient trouver des champs, des pâturages, quelques bois. Xine a pourtant l’impression de rester plongée dans une photographie. Un monde en nuances de sépia. Le bleu du ciel devient une anomalie.

Sur la route, la plupart des soldats mages ont déjà rejoint la ville la plus proche. Quelques-uns traînent encore, à la recherche de ce qu’ils ont perdu. Eux-mêmes, tout ou partie. Ils ne saluent ni Aurim ni Lexine. Maintenant qu’elle a abandonné son uniforme, « oublié » à l’auberge, elle se demande s’ils devinent qu’elle est une Profane, s’il existe chez elle un signe distinctif ou si leur magie leur permet de le découvrir. Plutôt l’indifférence que l’hostilité de la veille.

Entre les arbres morts et les barbelés, le chemin a bien séché, mais il reste quelques flaques boueuses là où les troupes sont passées en masse. Lexine suppose que certaines traces proviennent des roues des supports pour l’artillerie, même si elle n’a jamais eu l’occasion de voir leurs fameux engins à obus magiques. D’autres empreintes correspondent à différents gabarits de camionnettes, qui devaient transporter armes et militaires.

L’une d’elles, d’origine civile mais réquisitionnée pour l’effort de guerre, accepte de les embarquer sur une trentaine de kilomètres sans poser de question. Face à face, chacun entre deux soldats-fantômes, ils ne font qu’écouter les conversations. Ceux qui se connaissent bien échangent quelques blagues et des rations. L’un d’eux, les bras couverts de bandages, tend des fruits séchés à Aurim, qui accepte timidement et les suçote avec un sourire. On le croirait presque dans son élément. Un petit fantôme comme un autre.

Ils passent les dernières tranchées, où Lexine n’a jamais mis les pieds. La terre cicatrise à peine ici. Après un nouveau village, le conducteur fait descendre tout le monde. Ils devront continuer à pied. Xine consulte leur carte et décide de partir pour le nord-est. Les soldats se dispersent, mais certains les suivent. Xine aurait préféré prendre ses distances, se détacher de la masse de corps inconnus, mais il y aura forcément d’autres personnes qui rentreront chez elles par cette route. Tant qu’ils continuent de les ignorer, elle s’en accommodera.

Arrivés à un panneau d’intersection, que les locaux ont noirci pour masquer les noms des villes, ils prennent la direction indiquée par le dernier d’entre eux. Moins d’empreintes, moins de risque de croiser qui que ce soit qui voudrait empêcher Aurim de rejoindre les siens. Le plus gros des soldats leur fait leurs adieux et bifurque pour rallier la route principale. Les trois derniers les devancent, le pas à la fois sûr et hésitant, perdus sur une route familière. Peut-être ne veulent-ils pas retrouver leurs maisons, comme Lexine.

Les collines se referment derrière eux, de vallée en vallée. Des trous noircis les perforent, là où des bombes profanes se sont perdues des semaines auparavant. À leur sommet, certains arbres ont résisté et exhibent leurs feuillages roussis, par la guerre et par l’été.

— Le vin, c’était leur spécialité, commente Aurim.

Lexine note l’usage du passé, mais le présent n’aurait à l’évidence pas convenu. Impossible de dire ce qui avait manqué ici, du soleil, de la pluie ou une main humaine. Sur cette colline et la suivante : des vignes mortes. L’agriculteur avait sans doute été mobilisé, comme tant d’autres, et tant pis pour sa récolte.

Les derniers soldats disparaissent au gré des sentiers, derrière la rondeur des reliefs. Ils rejoignent des fermes, peut-être celles de leur famille, peut-être pour y trouver du travail.

Du travail.

Lexine examine ses mains, des mains de couturière qui ne savent plus coudre. Des mains qui ne savent plus que tuer.

Ils avancent entre deux rangées de plants ; Aurim tapote quelques feuilles du bout du doigt, avant de grimacer, comme s’il découvrait l’inconfort de toucher une chose morte. Il n’a toujours pas parlé de Varah. Impossible de dire s’il le fera avant d’atteindre sa maison. D’ailleurs, pourquoi se confierait-il à une Profane ? Lexine décide qu’elle pourrait lui montrer un peu plus de sympathie :

— Tu sais…

Les rires sont si soudain qu’ils sursautent de concert, puis s’accroupissent derrière un rang de vignes. De plus près, les plantes desséchées émettent une odeur de poussière. La mort de ce qu’on a oublié.

Les rires s’éteignent, remplacés par une voix trop nette et trop proche au goût de Lexine.

— Allez, venez, venez ! Ils sont juste là !

Elle aurait dû se douter que les autorités ne seraient pas leur seul problème. Même après l’armistice, la faim et la peur interdit à certains de retrouver la paix. Des pillards, des déserteurs, sans doute les deux.

Ils les ont vus.

— Surtout, ne te relève pas, murmure-t-elle.

Les feuilles brunies les camouflent, mais ils ne peuvent pas rester ici. Un doigt sur sa bouche, Lexine fait signe à Aurim de la suivre. S’ils retrouvent le fond de la vallée, ils pourront continuer de l’autre côté de la route. Les dents serrées, ils restent baissés, tâchent de progresser autant que possible pour sortir du champ ; elle sort le couteau rangé à sa ceinture.

— Eh !

Xine tourne la tête : l’un d’eux s’est engouffré dans leur rangée.

— Cours, Aurim !

Le garçon ne conteste pas, il obéit, et, fulgurant, insaisissable, disparaît, vite, loin, loin des vignes, Lexine avait oublié que les enfants pouvaient courir comme ça. Le pillard n’a même pas essayé de le poursuivre ; ses compères s’en chargeront. Deux silhouettes floues apparaissent et disparaissent en bordure de son champ de vision. Ils sont un problème pour plus tard.

Elle a peur, mais elle n’a pas peur. Ce sont de vulgaires meurtriers, elle est une soldate. Elle connaît les gestes, que ce soit avec un fusil ou avec une lame, elle les a répétés, encore et encore, jusqu’à en faire des automatismes qu’elle espère oublier un jour. Elle a tué car elle n’avait pas le choix. L’homme qui lui fait face n’a jamais affronté ce genre de désespoir.

Il avance, son poignard stupidement brandi devant lui.

Lexine avance aussi. Et frappe.

Les fibres de son corps ne deviennent qu’un, un arc d’os et de muscles qui se contorsionne pour répondre à sa volonté. De sa main gauche, elle agrippe et écarte le poignet armé de son assaillant. De sa main droite, elle plante la lame dans son cou.

Le sang bouillonne hors de sa gorge, se déverse sur le couteau, la main, le bras de Lexine.

Il meurt, mais elle l’a déjà oublié. À son tour, elle court. Derrière elle, aucun autre bruit. Ils étaient trois. Deux maintenant. Bien.

Les vignes mortes lui font obstacle, aussi doit-elle se frayer un chemin jusqu’au creux de la vallée. Entre deux plants, elle tombe sur un autre cadavre, un soldat encore en uniforme, l’un de ceux qui les ont accompagnés sur la route. Son visage pâlit sous le filet de sang qui lui lacère la peau. Ils ont dû le surprendre. Pauvre bougre.

Jamais elle ne recroise les pillards, mais après deux heures de marche, à force de poursuivre vers le nord et de couper entre les différents chemins, elle trouve Aurim au pied d’un arbre, près d’un ruisseau. Lui aussi a dégainé un couteau, il a même retroussé ses manches, comme pour ne pas les salir. Vu comment il tient l’arme, il ne sait pas s’en servir. Elle lui apprendra.

— Te voilà ! soupire-t-il avec soulagement.

— Crois-moi, on a de la chance, j’aurais pu ne jamais te retrouver. C’est un vrai labyrinthe dès qu’on sort des champs. Tu as réussi à te débarrasser d’eux facilement ?

— Comme tu dis, c’est un labyrinthe. Ils ont fini par rebrousser chemin.

— Ils ont dû se douter qu’ils n’étaient plus que deux. On devrait avoir la paix quelques temps, mais filons d’ici.

Le garçon acquiesce et ils rangent tous deux leurs armes. Ils ont réussi à ne pas perdre leurs précieux sacs à dos, aussi en profitent-ils pour remplir leurs gourdes.

Lexine se penche sur le ruisseau et lave ses mains. Ses mains qui ne savent plus que tuer.

Commentaires

"Ses mains qui ne savent plus que tuer"... T_T
 0
samedi 30 mars à 16h50
Grosse ambiance.
 0
mardi 30 avril à 14h22