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Joan Delaunay

vendredi 15 mars 2024

Ruines et Ravages

Chapitre 2

Les blessures de la terre n’ont pas eu le temps de cicatriser. Les larges entailles crachent leur sang de boue jusque sur la route, comme pour s’assurer que jamais nul n’ignorera les tranchées.

Aurim tient toujours la main de Lexine.

Ils ont pris la route vers le nord, l’évidence : rejoindre le pays des Mages, traverser la frontière, ancienne ou nouvelle. Il se pourrait que le partage des territoires ait muté dans les derniers jours, lorsque l’armistice a été signé. Xine et Aurim l’ignorent : ces considérations ne les touchent pas. Seule compte leur destination.

Ils suivent le chemin sans se parler. Pour l’instant, c’est suffisant ; Lexine s’inquiétera plus tard de l’emplacement précis du village d’Aurim. Elle reconstitue pour l’heure une carte du front à partir des mouvements de troupes qu’elle-même a vécus, en s’aidant du paysage ou des rares monuments locaux. Une colline escarpée, un beffroi visible au loin. Ils se dirigent vers lui, dans l’espoir de trouver à son pied un bourg habité où acheter une carte.

Autour d’eux, les derniers témoins des tranchées ne peuvent pas parler : barricades et barbelés, corbeaux et cadavres. Désormais, l’appellation officielle manifeste une ironie dévorante : hier le front, aujourd’hui la zone démilitarisée. Le terrain devient plus difficile, la route disparaît dans la boue, mais tant que la pluie les épargne, ils continuent. La chaleur estivale les dévêtit, chacun passe sa veste à la bretelle de son sac. Les minutes les happent. Une heure. Enfin, Aurim annonce :

— Il faut qu’on s’arrête.

Les premiers mots qu’il prononce depuis leur rencontre. Il n’a pas encore mué, mais sa voix paraît ancienne, trop vieille pour lui.

— Qu’y a-t-il ? demande Xine.

Pour répondre, il s’empare d’une pierre de la taille de son poing et la lance à une vingtaine de mètres d’eux. La déflagration qui embrase l’air aurait arraché un pied ; Xine ne sursaute même pas.

— Des mines ?

Il opine. L’arsenal des Mages n’a pas disparu avec la guerre.

— Tu ne peux pas les désarmer ?

Le regard qu’Aurim lui lance ne ressemble à aucun qu’elle ait jamais croisé. Elle y lit la gêne face à l’ignorance, l’envie de l’instruire de ce qui constitue pour lui une évidence, mais aussi la réserve que l’on dédie à l’ennemi. Elle ne comprend pas ce qui le trouble autant dans sa question, mais elle en déduit que la réponse est : non.

— Je peux les détecter, explique-t-il enfin. Rien de plus.

— Ça devra suffire.

Aurim passe devant. Lexine s’assure de poser ses pieds dans l’empreinte de ses semelles. Ne pas se tromper. Ne pas glisser. Les charognards se divertissent de leur précaution. Dans le silence, seuls résonnent leurs croassements et la succion de la boue qui cherche à les avaler.

Le garçon se fige, et alors que Xine suppose qu’ils peuvent de nouveau avancer sereinement, elle s’arrête dans son élan. Devant lui, allongé pour son plus long sommeil, un soldat le dévisage. Aurim ne cille pas, ne bouge pas, ne respire pas. Petite statue de sel, prête à se dissoudre aux prochaines pluies.

Xine pose les mains sur ses épaules.

— Je sais, dit-elle.

Il bat des paupières. Elle murmure :

— Je sais.

Aurim observe les alentours pour s’assurer qu’il ne les fera pas marcher sur la mort, puis enjambe le corps. Quand Xine le suit, elle remarque que l’abdomen du soldat s’enfonce dans un mélange de fange et de sang. Coupé en deux.

Ils rejoignent enfin la route et leurs mains se retrouvent. Le contact de la peau d’Aurim, très froide, contre celle de Lexine, très chaude, leur suffit à communiquer. Comme une timide osmose qui se forme.

Ils savent.

 

Le beffroi grandit et grandit encore à mesure qu’ils s’en approchent. La bourgade qu’il surplombe sinistrement murmure sur leur passage. Sans les uniformes, impossible de distinguer les soldats et les habitants. Tous suintent d’hostilité. Ils tâchent de se mettre à l’abri de leurs regards dès que possible dans une échoppe.

Lexine se rend soudain compte que sa monnaie pourrait ne pas convenir de ce côté-ci de la frontière. Elle demande au garçon s’il a de l’argent, et sa mère lui en a heureusement donné dans ses dernières heures. L’évocation de Varah froisse son visage, mais il ne pleure pas. Xine ne sait toujours pas ce qui l’a tuée.

Par chance, ils trouvent une carte, sur laquelle le vendeur a minutieusement annoté les derniers agencements du territoire. Les sutures du continent ont bougé, chaque nation désormais plus monstrueuse qu’avant l’embrasement du conflit.

Aurim cherche son village, mais ne parvient qu’à indiquer une région au nord-ouest de leur emplacement.

— Tu ne sais pas exactement où aller ?

Il hésite.

— Pas même le nom d’une grande ville aux alentours ?

— Oh !

Ses yeux parcourent à nouveau la carte et il plante enfin son doigt sur un gros point à même la côte. Sarlenan. La légende indique une préfecture. Cela suffira pour encore plusieurs jours.

Dans une auberge en cours de dépeuplement, ils partagent leur premier dîner en silence. Xine se rappelle son mutisme quand sa propre mère est morte. Ils payent également pour une chambre, toute petite, aux draps sales, mais il ne leur viendrait même pas à l’esprit de se plaindre.

— On va éviter de prendre des chemins trop fréquentés. Pas sûr que les autorités de ton pays acceptent qu’une Profane circule si librement chez eux.

Il acquiesce, avant de prononcer sa plus longue phrase de la journée :

— Ils pourraient m’empêcher de retourner chez moi. Les orphelins de guerre ont été rassemblés.

Xine se rend alors compte que si Varah lui a demandé, à elle, de ramener Aurim, c’est pour éviter cette situation précise. Peu importe la raison pour laquelle les Mages gardent leurs enfants, elle ne peut pas les laisser emporter celui-ci. Elle s’assurera qu’il atteigne son village.

Si loin au nord, la nuit hante des heures durant avant de s’abattre. Aurim et Lexine contemplent le long crépuscule par la fenêtre. Au loin, entre les collines, ils aperçoivent la verdure du pays des Mages. Leur destination.

Commentaires

Mh. Ca sent les ennuis cette histoire d'enfants rassemblés, là.
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samedi 30 mars à 16h40
J'aime pas du tout cette histoire de gosses récupérés tous ensemble là
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mardi 30 avril à 14h14