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Joan Delaunay

jeudi 29 février 2024

Ruines et Ravages

Chapitre 1

Des fantômes passent près d’elle ; ou peut-être des soldats.

Lexine regarde la carte du pays. Les autres ne s’intéressent qu’aux horaires de train placardés à côté. Le front se situe à l’extrême nord, ce qui ne signifie pas grand-chose dans cette région océanique. Pas de neige en hiver, pas de ciel bleu brûlant en été. De la pluie, souvent, peu importe la saison. Pourtant, ce jour-ci, le vent chasse les nuages : on les voit se courser, fuir, plus vite les uns que les autres.

Mille huit cents trente kilomètres.

C’est ce qui sépare Lexine de sa ville natale. Elle n’y est pas retournée depuis trois ans. Pas le temps avec des permissions de quarante-huit heures. Connaît-elle encore quelqu’un là-bas ? Et surtout, quelqu’un la connaît-il encore ?

Une guirlande de wagons pleins s’apprête à partir, et le bruit de la locomotive à vapeur résonne si fort que la nausée agrippe Lexine. Elle jette un dernier coup d’œil à la forme allongée de son pays, et du voisin, aux routes presque droites qui y sont tracées, puis s’éloigne des soldats-fantômes et quitte la gare. D’autres jeunes attendent dehors : certains réajustent la médaille greffée à leur torse, d’autres partagent une cigarette en parlant de la guerre, de la paix, de chez eux, de « ceux-qui-décident ». On se tourne vers Xine :

— T’as entendu ce qu’ils ont cédé aux Mages ?

Elle ne sait pas, secoue la tête, la détourne. Elle s’en fiche. On déblatère sur le gouvernement d’une voix creuse, mais elle part déjà.

Sur la route, il reste des arbres qui ont survécu aux dernières batailles, cette fin officieuse, celle attendue durant des heures sous la pluie et la foudre, à en perdre tout repère de ce qu’ordonnait la nature et ce qu’engendrait la magie adverse.

Comment appelle-t-on l’ennemi à la fin de la guerre ?

Xine ne trouve pas de mot ; là aussi, elle s’en fiche. L’ennemi est une notion trop floue pour elle, des figures qui s’écroulaient à l’autre bout d’un champ, des échos de cris quand les obus des Profanes trouvaient un nid de Mages, ce qu’elle devinait être des bouts de corps plantés dans le sol. Des fleurs de cadavres.

Au pied d’un des arbres vétérans, Lexine aperçoit deux silhouettes : la première avachie contre le tronc, la seconde, plus petite, accroupie auprès d’elle. Quand Xine approche, c’est pour découvrir un visage de femme, aux yeux levés vers elle. Le silence s’égrène, puis se fissure quand l’inconnue déclare, avec un accent qui dévoile sa nature de Mage :

— Varah.

Elle porte la main à sa poitrine, puis la laisse retomber le long de son corps étendu contre les racines. La guerre fait oublier l’universalité de certains gestes ; celui-ci n’a besoin d’aucune explication. La Mage doit avoir une quinzaine d’années de plus, mais sa pâleur exsangue la vieillit davantage. Elle s’accroche à son sourire, cherche inutilement à rassurer son enfant. Seule sa tête défie la fatalité, mais la Profane ne s’en rend compte que lorsqu’elle tourne à nouveau son visage vers elle. Varah bourgeonne déjà.

— Lexine, répond Lexine.

Aucune blessure apparente. Peut-être une balle lovée quelque part entre ses couches de vêtements sombres, qui la couvrent totalement malgré l’atmosphère estivale, lourde, étouffante. Son uniforme ressemble à celui de Xine, mais tend vers le vert quand celui des Profanes a opté pour du gris froid. Jamais elle n’avait remarqué qu’ils étaient si semblables. Replié sur lui-même, contre la Mage, l’enfant braque ses yeux sur elle, comme le plus efficace des revolvers. Des yeux clairs et déjà pleins d’ombres.

— Voici Aurim, reprend Varah. Mon fils. Nous habitons loin au nord.

Sur ses lèvres, à la fin de cette phrase, se lit une question silencieuse, nécessaire. Varah va au-delà de l’uniforme, réduit la jeune fille à une anonyme, la seule inconnue à s’être arrêtée sur ce bord de chemin.

— Est-ce que vous pourriez le ramener chez nous ?

Il n’y a aucune attente, aucune hésitation, aucune arrière-pensée. Lexine répond :

— D’accord.

Elle sait que les circonstances seules poussent Varah à confier à une Profane ce qu’elle a de plus  précieux. Comment refuser cela à quelqu’un qui réinvente la confiance ? La Mage ajoute toutefois :

— Je n’ai qu’une seule question. Et il n’y a qu’une seule réponse.

Xine attend cet ultime test, décontenancée. Elle a accepté de raccompagner Aurim chez eux ; elle le fera. D’ailleurs, que pourrait-elle faire d’autre, désormais ?

— Qui a gagné la guerre ? demande Varah.

Elle a raison : il n’y a qu’une seule bonne réponse. Que Lexine connaît.

— Les guerres ne se gagnent pas.

Varah clôt les paupières et hoche la tête. Quand son menton touche sa poitrine, c’est pour ne plus jamais se relever. À côté d’elle, l’enfant, Aurim, ne pleure pas. Lexine lui prend la main, et ils s’éloignent vers la frontière.

Derrière eux, ne reste plus pour Varah que la possibilité d’éclore.

Commentaires

Il y a des petites phrases qui portent à elles toutes seules la mélancolie du chapitre. Pfiou. Ca me remue, déjà, ce début.
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samedi 30 mars à 16h36
... J'ai déjà les larmes aux yeux. Y a des phrases incroyables, la métaphore filée des fleurs est superbe et terrible.
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mardi 30 avril à 13h45