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Georges-René Floréal

mardi 26 décembre 2017

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

Corps de plumes, matelas de goudron

Clara regardait le plafond depuis quelques minutes. Partout, elle était chez elle.

Aujourd'hui, elle s'était retrouvée dans un petit appartement étudiant, simple et assez décati, où elle avait sommairement fait connaissance avec le locataire. Il l'avait pénétrée un peu violemment au début et parfois, elle n'arrivait pas à savoir pourquoi certains garçons faisaient ça, il avait serré sa main autour de son cou, un peu fort. Mais dans l'ensemble, elle avait bien aimé. Il avait joui en elle sans faire de bruit, sans la regarder et ils étaient restés collés sans bouger, une minute ou deux.

Après, il était parti, en lui disant qu'elle n'avait pas à fermer la porte derrière elle.

Cela faisait presque une heure qu'elle s'était rendormie quand la brise de l'été, rapportant avec elle les odeurs du goudron et du restaurant en contre-bas, vint lui souffler sa tiède haleine au visage.

Encore assoupie, elle contempla le plafond. Pénible blanc cassé. Elle se décida à s'asseoir et regarda autour d'elle. Il devait être plus de minuit passé et elle se fit la remarque qu'elle se retrouvait encore dans un nouvel appartement pour la nuit. Dans celui-ci, les murs avaient commencé à porter les traces du temps : on trouvait çà et là défiant la peinture, des trous laissant voir le plâtre, un peu d'éclaboussures séchées à certains endroits et de la moisissure qui s'installait dans un des coins du plafond. À ses pieds, le parquet rayé lui faisait penser à un vinyle dont l'aiguille avait travaillé la matière jusqu'à épuisement. Pourtant, il était plutôt propre et seules avaient réchappé du ménage quelques miettes de pain tombées près de la fenêtre. Pour le reste, trônant comme des cadavres de droit commun jetés au hasard, les meubles de bois semblaient être des excroissances du sol lui-même, non faits dans l'idée de servir mais plutôt dans celle de prendre de la place et de vaquer à leurs macabres occupations. Une table ici, une chaise par-là. Rien d'autre.

Enfin, bien entendu, comme dans la plupart des appartements étudiants, l'odeur. L'odeur de la transpiration, l'odeur de la nourriture, l'odeur de l'étroitesse. Dans cet appartement, elle n'était pas très forte mais elle restait tenace. Clara sentait une touche de grillé et de poisson dans l'air, sûrement due à la proximité de la cuisine commune quelques portes plus loin. À cette heure-ci, si personne ne se préparait plus à manger, les courants d'air apportaient des relents de nourriture froide, plongée dans l'eau de la vaisselle laissée pour le lendemain. Pourtant, l'endroit ne manquait pas d'un certain charme. La fenêtre, surtout, retenait l'attention de la jeune femme. Pour un petit appartement comme celui-ci, elle était étrangement grande. Elle commençait en dessous des genoux et, enfoncée profondément dans le mur, elle s'offrait comme un siège. Elle avait accaparé le regard de Clara et le projetait naturellement vers le ciel.

Au dehors, la lune, pâle et majestueuse, trônait au-dessus de tout. Par le mouvement des nuages autour d'elle, on avait l'impression qu'elle voguait vers quelque cap céleste. Clara ne sut pourquoi mais elle trouva le spectacle beau. Captivant.

Qu'est-ce qu'elle aimerait flotter là-haut, elle aussi ! Se vautrer dans les couvertures duveteuses de l'horizon pour s'y laisser tomber de sommeil ! Tourbillonner tranquillement en regardant tomber les miettes de la lune se déposer près des fenêtres ! Peut-être, une fois reposée, passerait-elle la tête derrière le pâle astre pour voir la face cachée, là où ne se reflète jamais aucune autre pupille que celle du noir glacé de l'univers. Là où elle ne verrait plus jamais d'autres murs, portes ou autres chaises décharnés : un désert de poussières d'étoile, vide d’œil et d'idée, immobile et silencieux. Elle prendrait le temps d'arracher quelques instants de silence au spectacle et s'en retournerait, à ses appartements à elle. Elle laisserait le paysage retrouver son éternité et garderait sa vision volée dans un coin de la tête pour la chérir comme un nuage qui se balancerait au gré du vent de ses pensées.

Soudain, elle eut envie de vomir. Une nausée passagère. Elle respira lentement. Elle ne se rappelait plus la dernière fois qu'elle avait mangé. Un jour ? Deux jours ? La boisson avait remplacé depuis quelques temps le pain et le jambon qu'elle s'achetait à l'épicerie, au croisement de l'église et de la collocation de son frère. Elle chercha du regard de quoi se sustenter dans l'appartement mais il ne restait rien, à part les quelques taches de nourriture accrochées au mur. Elle se leva et se dirigeait vers l'évier ; mieux valait un ventre plein, n'eut été que d'eau. Elle s'assit sur le bureau, but par petites gorgées et finit par regarder la seule chose qui contrastait avec le reste de la pièce : un chapelet. Serpentant le long de la table, une partie pendant dans le vide, seul le poids de sa lourde croix de métal le retenait.

De fatigue peut-être, elle le fixa sans réfléchir. Eut un moment d'absence. Un peu comme quand on prononce un même mot un certain nombre de fois au point de ne plus lui trouver aucun sens, le chapelet finit par perdre quelque chose de lui-même. Les yeux immobiles, elle le voyait s'assécher. Le mot s'effaça. Ce n'était plus un chapelet mais un petit insecte longiforme qui rampait, cherchant peut-être une âme à laquelle s'accrocher.

Il perdit sa matière. Le corps de bois et de métal ne devint qu'un mélange de couleurs de plus en plus floues. Bientôt son sens s'évanouit aussi et il n'en resta rien. Elle le voyait mais elle voyait aussi au travers. Un morceau évaporé. La table sur laquelle il reposait fut aussitôt contaminée. Puis le sol, la chaise, les murs et le bureau où elle se tenait. Elle frissonna. L'absence de sens finit par l'encercler de toute part, et elle restait là, le regard éteint.

Dans ce moment de flottement, une évidence brutale s'imposa à elle : il y avait dans tout de ce qui l'entourait un vide absolu. Une absurdité muette et grouillante qui sautait aux yeux quand on prenait le temps de s'y perdre. Les mots n'étaient plus des mots, ni même des sons ; les choses n'imprimaient plus que des souvenirs d'images oubliées que Clara n'arrivait plus à comprendre. L'Univers lui-même n'était-il pas ainsi construit ? Peu de matière pour beaucoup de vide ? Une fois la substance des choses désossée, une fois enlevées toutes les couches de peintures de sens qu'on leur donnait par nécessité, il ne restait plus que la vérité du rien. L'espace infini qui bouchait la vie et les fils d'absence qui la faisaient bouger, elle.

Un fort sentiment de joie s'imposa soudain à elle ; quelque chose venait de céder. Au bout de quelques secondes, après plus de vingt-six ans à se demander pourquoi, elle eut l'impression qu'elle venait enfin de cesser de se débattre.

Décidée, elle se dirigea vers la fenêtre, l'ouvrit en grand et se fit une place sur le rebord. La nuit était rafraîchissante. Une dizaine de mètres sous ses pieds se trouvait la petite place goudronnée devant l'entrée de l'immeuble. La ville dormait encore à cette heure, Clara n'entendit que les rares aboiements de chiens qui perçaient parfois le silence. Elle posa son regard sur l'obscurité qui lui faisait face. Elle s'installa sur l'horizon. Puis dans le ciel. Son cœur se mit à battre un peu plus fort dans sa poitrine. Elle continuait à percevoir cette bouffée de plaisir qui lui remuait le ventre, ce quelque chose d'endormi qui reprenait vie en regardant l'infini du ciel peser sur tout le reste. Elle était minuscule et à sa place. Elle regarda à nouveau le goudron en bas et sentit son bas-ventre trembler de plaisir, comme au bord de l'orgasme quand son sexe et son corps ne faisaient plus qu'un, traversés de plus en plus vite par les allées et venues d'un autre. Tout allait vite mais tout était évident. Elle se leva. Encore à moitié nue, elle savoura les caresses de la bise nocturne sur le haut de son corps. Ses pieds se rapprochèrent du bord. Elle se demanda à voix haute ce qu'elle était en train de faire mais ses yeux s'étaient déjà perdus dans l'horizon. Plus ses orteils s'approchaient du vide, plus elle se sentait légère et excitée. C'était une vraie première, une liberté inouïe. Un bonheur incompréhensible qu'elle ne voulait laisser s'échapper. Elle eut un dernier haut le cœur, sans doute un vertige, du haut de cette fenêtre si bizarrement grande qui grimaçait comme une bouche immonde s’apprêtant à la recracher.

Puis elle prit une dernière inspiration.

Partout, elle était chez elle.

Commentaires

Pour le coup, j'ai vite accroché à ta plume !
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samedi 7 avril à 19h23
Ahahah, un grand merci ! J'espère que ça t'a pas trop secouée, il paraît que ça peut être un brin "choquant" à la première lecture..
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dimanche 8 avril à 03h04
Ah !
Il m'a fallu quelques secondes après la fin pour émerger. Bon. C'est un peu violent à encaisser, mais indéniablement TRES bien écrit. Et le fonctionnement intérieur du personnage est retransmis avec finesse et crédibilité.
Tu joues avec les émotions du lecteur avec brio, et les phrases "crues" qui se perdent dans la poésie du reste ajoute juste ce qu'il faut de brutalité.
J'ai vraiment accroché. Juste quelques endroits où j'aurais peut-être ajouté un peu de ponctuation mais c'est mineur.
Bien joué !
Je suis contente de voir le niveau de cette belle meute ;)
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dimanche 15 avril à 11h16
Ama ! Je te remercie beaucoup, je suis content que la nouvelle t'ait plu ! La prochaine, qui est en train de lever dans le four, regarde dans une direction semblable, mais en légèrement moins pesant :D
*Prend une intonation professorale tout en se caressant ce qui apparaît comme une barbe inexistante*
"Ah, la ponctuation..."
Mais oui, c'est une musicalité toute personnelle, toujours un équilibre précaire, n'est-ce pas ?
En tout cas, si tu as des idées que tu aimerais voir traitées dans le recueil, hésite pas, les portes te restent toujours ouvertes.
A vite !
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samedi 5 mai à 14h37
Dure la chute, magnifique cette nouvelle ... vraiment
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mardi 8 mai à 18h49
Merci beaucoup AIR PY'n PY ! (Pardon, j'ai eu une longue journée, j'ai besoin de jeu-de-moter pour me détendre un peu), tu peux pas savoir comme c'est vraiment un plaisir d'avoir des retours. Je me répète un peu, vu que c'est le début, mais je suis carrément chaud à l'idée de traiter des thèmes, plus ou moins vagues, plus ou moins précis, que vous voudriez voir traités. Du coup, si tu as une idée - ou l'envie de bavarder -, n'hésite pas (je suis toujours plus ou moins sur le Discord, avec mes 8 heures de décalage par rapport à la France). Sinon, quelques nouveaux textes vont faire leur apparition d'ici peu, je suis preneur de tous retours / critiques / discussion en tout genre. La bonne journée !
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jeudi 10 mai à 09h45
Quand on arrive vers la fin on finit par la voir arriver inexorablement avec un petit pincement au coeur ): Ou même plutôt un gros pincement au coeur, bravo !
J'aime fort beaucoup, bonne petite lecture avant d'aller dodo ! Ca me donne envie de décortiquer un peu tout ça, j'aime beaucoup le rythme de façon générale et la façon dont on est invité dans ce monde si terre à terre mais tentant tout de même de se détacher de... Tout /o/

Hâte de lire la suite - mais pas ce soir :3
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jeudi 19 juillet à 02h18
Ravi de te voir dans ces parages Edrakan ! Lire ce genre de texte avant de dormir, on voit les vrais. Perso, en ce moment, avant d'aller dormir, je me soûle de vidéo youtube de super play de jeux-vidéals, ayaya (en ce moment, je squatte pas mal le twitch de Mister Mv, si jamais ça parle). Hâte de te revoir en tout cas Edrakan, merci pour le commentaire, ça fait grave plaisir.
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samedi 28 juillet à 23h35
C'était très imagé, ça pourrait être lourd mais j'aime beaucoup! Car c'est visuel et malgré la petite longueur du texte, c'est prenant. J'aime beaucoup le côté "simple", un peu contemplatif qui se dégage du texte!
Ce qui doit être bien aussi, c'est que chaque lecteur doit avoir sa petite perception de l'histoire bien à lui, changeant à peine d'un individu à l'autre. :)

Le début et la fin secouent un peu, mais ça reste joli en même temps!
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jeudi 1 août à 02h32
Un grand merci, j'apprécie beaucoup ton retour ! Tu me fais penser qu'il faut que je mette à jour mes avertissements.
Et c'est ce que je trouve incroyable dans la littérature, c'est qu'elle se construit autant par les mots de l'auteur que le regard du lecteur. Mes autres nouvelles peuvent être un peu moins sombres que celles-ci, si l'humeur t'en dit. Une bonne journée à toi !
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jeudi 13 février à 13h22