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Georges-René Floréal

mardi 15 mai 2018

Quelques nouvelles du jour rattrapées par la nuit

Tic et tact

J'étais là, en train de traîner gentiment. La soirée allait pas décoller mais ça m'était égal : au moins, j'étais sorti de chez moi ce soir et je m'étais montré. De temps en temps, il faut le faire sinon les gens commencent à croire que vous êtes un type bizarre. Je ne savais pas exactement chez qui j'étais et j'étais pas loin d'oublier qui m'avait demandé de venir.

C'était aussi ça, la magie des nouvelles communications.

Alors que j'écoutais vaguement les gens parler des dernières banalités de leur vie, une fille s'approcha. Je l'avais déjà remarquée, elle était arrivée peu de temps après moi et elle paraissait très contente de voir tout ce beau monde réuni. D'ailleurs, elle était plutôt jolie dans son genre, elle portait un ample haut vert foncé qui laissait deviner sa fine taille de sportive et un jean serré légèrement déchiré. Un visage et un sourire agréables. Elle avait cette habitude de sauter sur tous les gens qu'elle croisait pour les embrasser chaleureusement. Ce qui était triste, c'est que personne n'avait l'air d'être dupe, chacun sentait que le tout était un peu forcé. Sûrement à cause de ce tic qu'elle avait à l’œil gauche, qui s'ouvrait et se fermait sans cesse, bougeant comme un petit animal sur le qui-vive. Mais tout le monde faisait semblant, la mécanique était bien huilée.

Et voilà qu'elle vint s’asseoir à côté de moi. Quand elle me salua, je tournai négligemment la tête ailleurs, comme si je ne l'avais pas entendue. Vous voyez, je n'avais pas vraiment envie de lui faire face pour finir par me demander quel œil il faudrait que je regarde.

Elle me toucha le bras pour attirer mon attention. À ce moment de la soirée, il était déjà assez tard et tout le monde était plus ou moins dans un état second. Sur la grande table trônait une formation de bouteilles d'alcool fort ou sucré, toutes méticuleusement vidées, et j'avais vu à plusieurs reprises des petites pilules passer ici et là, de bouche en bouche. Je me demandai si elle en avait pris. Je la regardai, sans dire un mot. Son œil ne s'arrêtait pas, j'avais même l'impression que ça avait empiré.

Elle avait dû remarquer que je le regardais, son foutu œil, car, tout à coup, elle me sortit en souriant :

— Tu sais, il paraît que ça s'arrête quand on me baise. Ce qui est con, c'est que la plupart des hommes ne le remarquent pas. Ils préfèrent me prendre par derrière.

Au moins, elle ne perdait pas de temps.

Pourtant, quelque chose n'allait pas. Je n'arrivais pas à y croire. Quelque chose en elle sentait le masque, le caché. Sûrement était-ce cette probable envie qu'elle avait d'effacer ce sourire niais qu'elle s'imposait quand elle levait les yeux vers les autres, ou cette colère, profonde et sourde, qui nageait en elle et qui n'arrivait jamais à sortir de sa bouche que sous la forme d'une parole lâchement avenante. Sans le vouloir, son sourire factice me criait que quoi qu'elle fasse, rien ne pouvait la détourner de cette simple vérité que sa vie n'était qu'un incessant spectacle de marionnettes dont elle ne pouvait être qu'un personnage raté. Obligée d'étouffer tout ce qu'elle était et tout ce qu'elle aurait voulu être pour se créer jour après jour un visage et des manières de poupée et ne pas perdre la face. Ou, peut-être, pour oublier son envie de s'arracher cette démente petite créature de chair et de cils qui, ironiquement, était finalement devenue la seule chose qui faisait d'elle quelqu'un de remarquable. Saloperie.

Je posai ma main sur sa joue. Elle le prit sûrement pour un geste de tendresse mais c'était plutôt par curiosité : je voulais savoir si, une fois ma main sur son visage, j'allais toucher du plastique ou de la peau. Elle ne réagit pas. Elle attendait juste. J'avais l'impression qu'elle ne savait pas vraiment ce qui allait se passer. C'était presque comique de la voir aussi apathique alors qu'une moitié de son visage se pliait par intermittence sous le joug de son œil dictateur.

— Alors, qu'est-ce que t'en dis ? Je crois qu'il y a une chambre de libre au second étage.

Toujours sans répondre, je me rassis plus profondément dans le canapé et détournai le regard.

— T'es gay, c'est ça ?

Après quelques secondes de silence, sans attendre que je l'y invite, elle vint se blottir contre moi et posa sa tête contre mon torse. Je la laissai faire. À quoi bon, après tout.

Au dehors résonnait le bruit de la rivière. On l'entendait même étonnamment bien, quand les gens la mettaient en sourdine. Je fermai les yeux et me concentrai pour l'écouter.

Ça me détendit : le bruit de l'eau qui s'écoule m'a toujours fait du bien.

C'est pour ça qu'il m'arrive encore de prendre des douches interminables quand j'arrive plus trop à suivre le rythme. Paraît-il que c'est pour me rappeler le confort des coussins utérins de ma mère, à l'époque où j'avais pas grand-chose d'autre à foutre que d'écouter de la musique classique en suçant avec gourmandise tout le gras qui me passait par le cordon ombilical. Moi, je sais pas trop.

En tout cas, le son du courant dans les oreilles, je me sentis partir ailleurs. C'était pas plus mal, parce qu'entre elle qui pensait que j'étais peut-être pédé et moi qui en avais plus grand chose à foutre de rien, je finis par me demander ce que je foutais encore ici. Quelque part, la seule chose de nous deux qui restait encore le plus vivant, c'était son putain de tic.

On s'endormit peu de temps après. La dernière chose dont je me rappelle, après nous avoir recouvert d'une grande veste d'hiver qui traînait par là, c'est de m'être dit qu'il faudrait que je vérifie si elle l'avait encore quand elle dort, son tic.

On sait jamais.

Commentaires

J'aime beaucoup ! Est-ce que ces deux persos reviendront dans d'autres nouvelles ?
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mercredi 16 mai à 17h19
Ah, ça fait plaisir ! Au départ, ils ne devaient pas revenir, d'où mon envie de ne pas les identifier clairement. Mais j'aime bien leur histoire, j'ai commencé à réfléchir à la suite. La seule chose est que j'aime bien le flou dans leur identité, du coup, je me demande comment agencer tout ça. De nouvelles à choses à venir très vite !
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jeudi 17 mai à 09h09
Je viens de lire les commentaires donc je suis au courant mais moi aussi, j'aimerai bien retrouver ses personnages dans d'autres nouvelles. Étrangement ils me plaisent bien même si on ne sait rien d'eux.

Très jolie nouvelle en tout cas !
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jeudi 17 mai à 22h23
Ama, ça fait plaisir ! Tu me diras un peu ce que tu penses des prochains personnages à venir, y en a de toutes les sortes. Le prochain est légèrement perché.
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dimanche 20 mai à 10h45
J'en connais un qui aime les personnages un peu torturés ;)
Comme la précédente, j'ai apprécié l'écriture, le ton, l'exploration de l'humain par les mots ;)
Sur la forme, je remarque que tu utilises très peu de virgules, ce qui donne un rythme très effréné à l'écriture. Je dois dire que c'est intéressant, même si ça nous déboussole un peu en sous sortant de nos habitudes de lecture ;)
Le seul détail qui m'a gêné est la négation manquante de la première ligne, "la soirée allait pas décoller" mais ça peut se tenir pour coller avec l'oralité de l'écrit :)

Bref, me voilà de retour après une éternité pour essayé de rattraper mon retard dans mes lectures attelés, et ça fait bien plaisir de vous retrouver ;)
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dimanche 24 juin à 13h10
Ah, travailler l'oralité dans l'écrit... Quand j'écris un texte comme ça, j'ai toujours l'impression de marcher sur un fil, prêt à tomber dans l'excès d'un côté ou le ridicule de l'autre. Ca fait super plaisir de te retrouver aussi Ama, et tes commentaires font toujours aussi chaud au coeur ! Pour le côté torturé.. Je pense qu'on aime bien les zones grises tous les deux, comme beaucoup de compatriotes de lectures. Ça déboussole un peu à force mais ça respire pas mal la vie, je trouve.
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samedi 28 juillet à 23h40
FINALEMENT J'AI MENTI j'ai lui celui là aussi avant d'aller dodo.
Il est plus chill, j'aime beaucoup le personnage masculin et son détachement total de la situation <3

Je me permet juste de remonter des points qui m'ont interpelé (désolée, c'est plus simple sur des textes courts, que sur des gros chapitres, alors j'en profite : p) :

- "une fille s'approchait en ma direction." Ca m'a perturbé : si elle s'approche c'est forcément dans sa direction non ?
- "j'avais vu à plusieurs reprises des petites pilules passer ici et là, de bouche en bouche." Je me sens ignare, mais ça implique qu'une pilule passe dans plusieurs bouches non ? Ca me perturbe xD

Sinon ça me fait un peu penser à du Bukowski, dans les thèmes et la façon d'aborder les thèmes, en plus poétique toutefois ! Demain je lis la suite è_é
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jeudi 19 juillet à 02h26
AYAYA ! Flagrant délit de consommation de lecture abusive en phase préparatrice de dodotation, c'est pas jojo.
T'excuses surtout pas, au contraire, je préfère toujours faire les choses en équipe. Effectivement, ça demande réflexion, je vais me replonger un peu là-dedans pour voir si y'a pas moyen de moyenner.
Bukowski, tu n'es pas la première à m'en parler et à chaque fois, je galère pour cacher la honte qui fait rougir ma façade, en raison du fait que je n'y ai pas encore touché. Va falloir que je m'organise ça, en mode lecture de nuit style. A quand des réunions de lecture en phase préparatrice de dodotation avec la commu de l'Attelage sur Twitch ? L'idée est lancée.
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samedi 28 juillet à 23h45
Que dire ?!
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samedi 4 juillet à 16h47