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Aloyse Taupier

dimanche 25 septembre 2022

Lierre

Chapitre 11

Amine s’éveilla avec le sentiment d’avoir dormi profondément, sans interruption. La fatigue n’appesantissait ni sa tête ni ses paupières : il s’était bien reposé. Il repensa à la fin de soirée tumultueuse de la veille, ce qui lui arracha un sourire, puis se prépara tranquillement à rejoindre ses camarades. Quelques chambres plus loin, les autres en faisaient de même, de manière plus ou moins excitée selon les caractères. Sans s’être consulté·e·s, iels sortirent pourtant en même temps et se retrouvèrent toustes dans le couloir. Des bonjours fusèrent, puis le groupe se dirigea vers le réfectoire. À peine assis·e·s, certain·e·s commencèrent à discuter vivement, là où d’autres eurent d’abord besoin de se remplir l’estomac. Céleste notamment, qui était la seule à avoir longuement tourné dans son lit cette nuit, ne décrocha pas plus de trois mots jusqu’à ce qu’elle engloutisse son chocolat chaud.

Si leur environnement merveilleux les incitait plutôt à la gaieté, le cours qui s’annonçait ce matin ne suscitait pas exactement un enthousiasme débordant. En effet, « Histoire du monde magique » était un intitulé qui rappelait à la plupart des élèves d’interminables listes de dates à apprendre, ainsi que de complexes arbres généalogiques doublés de cartes absconses. Rien de très passionnant là-dedans. Un léger espoir persistait cependant dans l’esprit des membres du groupe : grâce au caractère magique des événements évoqués, cela ne serait peut-être pas aussi ennuyeux que prévu. Seule Raphaëlle avait hâte, car elle avait toujours aimé retracer le parcours des anciens, le cheminement qui avait façonné les civilisations pour leur donner le visage qu’elles possédaient aujourd’hui.

Vlad, qui commençait déjà à angoisser sur la quantité d’éléments qu’il y aurait à retenir, enroulait et déroulait autour de son doigt de longues mèches de ses cheveux noirs. Plus pour se changer les idées que parce que la réponse l’intéressait vraiment, il lança finalement :

« Eh, à votre avis quel genre de professeur on va avoir ? On dirait qu’ils sont toujours vieux, les profs d’histoire. »

Ambrose pensa soudainement à Bibliothécaire, qui au vu de son âge probable aurait certainement pu donner des cours et raconter tout ce qu’il avait vécu. Iel ne voulut cependant pas aborder le sujet avec ses ami·e·s. Iel avait envie de garder cette rencontre pour ellui encore un peu.

« Sûrement que c’est un ancien ouais, répondit tranquillement Robin, faut du temps pour faire toutes ces recherches. Mais avec un peu de chance, s’il parle du monde magique, c’est qu’il est aussi magicien. On pourra peut-être apprendre d’autres trucs avec lui.

— En théorie si il est vieux il doit être plus fort non ? demanda Alby.

— Boarf, ou alors il est nul et c’est pour ça qu’il est prof d’histoire, le moucha Céleste.

— Je suis sûre que le cours sera très intéressant ! lança soudainement Raphaëlle. »

Sa passion l’avait poussée à défendre ce qu’elle aimait, et lui avait donné des ailes pour se manifester. Surpris·e·s, les autres la regardèrent quelques secondes, puis acquiescèrent, et déclarèrent pour lui faire plaisir qu’en effet, il y aurait certainement quelque chose à tirer de ce cours.

Tandis qu’iels attendaient dans le hall central que leur professeur vienne les chercher, iels virent avec étonnement arriver Madame Rivière arriver d’un pas pressé.

« Bonjour à toustes, suivez-moi : je vous emmène à votre salle de classe aujourd’hui. »

Un léger agacement se dessinait sur ses traits ; elle arrivait à le cacher presque parfaitement, mais pas assez pour empêcher quelques élèves de le remarquer. Sur le chemin, elle déclara :

« Il se trouve que votre professeur d’Histoire est un original qui daigne rarement descendre de sa salle. Ses cours sont cependant passionnants une fois passée la première impression, et je compte sur vous pour l’écouter attentivement. »

Elle les mena dans la tour qui regroupait les principales salles de classe, et les déposa devant une pièce tout au fond du dernier couloir du premier étage, avant de repartir rapidement. Les habituelles portes coulissantes de papier washi en garnissaient l’entrée, mais il semblait que leur enseignant se soit amusé à les décorer selon ses goûts. Chaque carré beige comportait un dessin, une inscription, un symbole. Crânes et ossements côtoyaient des phrases en caractères arabes, en lettres latines, en alphabet grec. Des étoiles se confondaient avec des océans déchaînés, des épées ferraillaient autour de dunes et de forêts profondes.

Robin, toujours la plus aventureuse, entrebâilla la porte et osa un « Bonjour ? » mesuré. Aussitôt, les panneaux de bois coulissèrent avec fracas contre le mur ; leur professeur les attendait juste derrière. Toute la classe fit un bond. Raphaëlle soupira, puis eut une petite pensée pour la directrice, qui avait spécifiquement remplacé les portes d’origine afin d’éviter les échos dans le château.

Leur enseignant les toisait ; un sourire cynique s’étalait sur ses lèvres. Il resta à dévisager le groupe durant plusieurs secondes, et ce dernier, estomaqué, l’observait également. Des yeux presque noirs, une peau qui évoquait la couleur des feuilles mordorées qui volent à l’automne, des cheveux courts, sombres, bouclés. Un costume victorien bordeaux, d’une autre époque, décoré d’un jabot blanc dentelé. Avec une courbette goguenarde, il invita les élèves à prendre place, puis continua à les fixer le temps qu’iels s’assoient. Tout autour d’elleux, de grandes tentures noires et pourpres habillaient les murs. Seule la lumière qui filtrait par les fenêtres côté extérieur éclairait un peu la pièce. Sur le bureau du professeur, des chandeliers ouvragés, éteints. Amine crut même distinguer des pétales de roses près de leur pied.

Une fois que toute la classe fut installée, l’enseignant reporta son attention sur le tableau derrière lui. Il saisit une craie et écrivit, à la main, sans un mot :

« Yussef Saksik

Vampire et professeur d’Histoire du monde magique

Âge : approximativement 1000 ans  »

Satisfait, il se tourna à nouveau vers ses élèves. Au tableau, son écriture s’enroulait, impeccable. Chaque plein, chaque délié avait été tracé avec une grâce qui frôlait la perfection et s’éloignait de la faillibilité humaine. Nul n’osait dire un mot, iels attendaient que Monsieur Saksik prenne la parole. Lorsque le malaise et la tension devinrent presque palpables, il déclara finalement d’une voix narquoise :

« Je vous souhaite la bienvenue dans cette classe d’Histoire du monde magique. »

Troublé·e·s, les élèves s’agitèrent sur leur chaise.

« Des questions ? » Sans leur laisser le temps de répondre, il enchaîna :

« Pas de questions, très bien. Je vais donc vous parler un peu de ce cours, et de moi, puisque je suis sûr que ce qui est écrit au tableau ne vous a pas laissés indifférents, n’est-ce pas ? »

À renfort de grands gestes distingués et d’envolées lyriques, il leur expliqua durant de longues minutes que les sujets couverts cette année tourneraient autour de la création des premières sociétés magiques, ainsi que du regroupement qui avait conduit à l’élaboration d’Hedera. Ils seraient deux professeurs à animer les cours, mais l’autre enseignante – il fronça le nez en énonçant le mot – était régulièrement absente. Il termina son discours ainsi :

« Bien évidemment, et malgré tous mes efforts, ainsi que toutes mes innombrables compétences, votre regard sur cette discipline demeurera probablement médiocre et parcellaire. Après tout, vous êtes bien trop éphémères pour espérer saisir le long et vaste fleuve de l’histoire. »

La classe s’ennuyait très visiblement, et celleux qui ne papillonnaient pas se lançaient des regards perplexes. Au fond, les bâillements commençaient à coloniser les visages. La perspective que les vampires existent avait d’abord fait flamber les esprits, mais le résultat s’avérait pour le moment extrêmement décevant. S’ils étaient tous comme cela, il aurait été préférable que cette race reste du domaine de la fiction. Monsieur Saksik n’avait cure de l’endormissement de son public, trop absorbé qu’il était par son éloge égotique.

« En effet, je suis né… Attendez, laissez-moi réfléchir, votre géographie change tout le temps. Je suis né dans la ville de Marrakech, qui s’appelait différemment à l’époque, aux alentours de l’an mille. Blasé de mon quotidien sans fantaisie, j’ai finalement décidé de voyager, ce qui m’a amené à observer de mes propres yeux bon nombre d’événements historiques, plus ou moins obscurs. J’y ai participé, parfois, et pour d’autres, je n’étais que de passage. J’ai rencontré d’illustres célébrités, comme de brillants inconnus. Au fil du temps, je me suis aperçu que je ne mourais pas, et j’en ai progressivement conçu une certaine lassitude. Plus rien ne vous étonne, à force. J’ai vécu un peu partout, mené des existences sur chaque continent, jusqu’à arriver ici. Je n’avais rien de mieux à faire. »

Si l’enseignant avait en début de cours joué de sa particularité, meublant sa salle de cours comme un tombeau, effrayant les élèves en ouvrant brusquement les portes, les fixant, les jugeant, presque, son monologue le ramenait maintenant à l’image parfaitement monotone du professeur d’histoire ennuyeux.

« J’ai toujours observé avec perplexité votre pratique de la magie : une discipline, finalement, tout aussi inintéressante que le reste. Oh, cela m’a amusé cinq minutes, bien sûr, et puis je me suis rendu compte que cela ne changeait pas grand-chose. Avec ou sans, vous ne révolutionnez pas le monde, en fin de compte. Inutile de flatter votre égo avec ce genre de tours de bas étage, vous n’êtes que des humains : savoir lancer des sorts ne réglera pas vos problèmes. Forcément, l’histoire est pleine de crétins qui se sont sentis supérieurs parce qu’il pouvait faire quelque chose que les autres ne font pas, mais si ce quelque chose s’avère aussi dénué de sens que le reste, ça ne vaut pas la peine de s’en vanter, termina-t-il, ironique. »

Quelque part dans l’assemblée, Céleste chuchota à Robin : « Tu vois, je t’avais dit qu’il serait nul en magie ».

Cette remarque décida Robin à lever la main. Si le cours se poursuivait ainsi, non seulement iels n’apprendraient rien, mais tout le monde détesterait y assister en plus. Parmi les pires enseignants, une place était réservée à celleux qui parlaient uniquement d’elleux et jamais de ce qu’iels étaient censé·e·s transmettre. Avec quelques questions, elle pouvait peut-être orienter leur professeur pour grappiller ici et là des informations qui en valaient la peine.

Monsieur Saksik feignit d’abord de l’ignorer et continua son laïus, mais elle ne se laissa pas démonter. Lassé, il lui accorda finalement la parole.

« Pardon Monsieur, est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur vos compétences en magie ? Vous avez un domaine de spécialisation ? »

L’attention de la classe commença à se rediriger vers la conversation en cours.

« Un domaine de spécialisation ? Ah ! ricana-t-il, un domaine de spécialisation, quelle excellente boutade. Non, Mademoiselle, je n’ai aucun domaine de spécialisation pour la simple et bonne raison que votre ridicule magie ne m’intéresse pas. Même avec tout le temps à perdre du monde, je n’ai pas souhaité l’alléguer à ce pitoyable exercice. Vous apprendrez, peut-être, lorsque vous serez plus grands, qu’il y a des choses en ce monde qui s’avèrent bien plus importantes que faire joujou en lançant des sorts. Je ne pratique pas la magie. Je n’en ai pas besoin. »

Céleste, qui jusque-là passait et repassait sa main dans ses cheveux châtains avec ennui, leva la main à son tour, et déclara sans attendre, agacée :

« Excusez-moi, mais si vous n’aimez pas la magie, pour quelle raison vous enseignez dans une école de magie, en fait ? On dirait que vous auriez été beaucoup plus heureux dans une école classique. »

À côté d’elle, Robin soupira.

« Quelle impertinence ! s’exclama leur professeur, faussement outré. Vous irez loin jeune fille, gardez cette énergie, sourit-il. Pour répondre à votre question, je suis responsable du cours d’Histoire du monde magique à Hedera depuis une bonne centaine d’années. Je fais, pour ainsi dire, partie des meubles. Vous remarquerez également que j’enseigne l’histoire, domaine ô combien noble et fascinant, et non les sortilèges. Tant qu’il y aura des étudiants dans ce monde, je continuerai à faire entrer dans vos petites têtes la beauté et la grandeur de ce domaine, ainsi que son caractère profondément enrichissant. L’histoire, chers élèves, c’est la source première de toute connaissance, de toute leçon de vie. Oh, bien sûr je vous vois venir, vous pensez qu’un ramassis de grimoires poussiéreux et de vieux récits dont les protagonistes sont morts depuis des siècles ne vous apportera rien. Vous ne seriez pas les premiers. C’est bien pour cela que tant qu’il me restera une once de souffle de vie – enfin, façon de parler – je persisterai dans ma mission de transmission. Je vous initie à l’histoire du côté magique car c’est ce que l’on m’a demandé, mais cela ne change pas grand-chose. Les événements, avec ou sans magie impliquée, se répètent. Vous verrez bien vite, cette année, que la chronologie humaine, voire non humaine, n’est qu’un éternel recommencement. Avec l’Histoire, vous pouvez comprendre le fonctionnement de la vie, des sociétés, des pays, du monde, même ! »

Soufflée par cette longue tirade, la classe ne prononça plus un mot. Le silence plana dans la salle ; de lentes secondes s’égrenaient. Voilà qui était surprenant. Leur enseignant, d’abord effrayant, cynique, puis mesquin et moqueur, se révélait maintenant… passionné ? Intéressant, presque ? Son discours promettait un apprentissage un peu plus impliqué, un peu plus cohérent que ce qu’iels avaient toustes cru jusque-là. Monsieur Saksik semblait avoir à cœur, vraiment à cœur, d’au moins leur faire comprendre l’impact des événements qu’iels allaient étudier. C’était toujours de l’histoire, mais iels ressentaient soudainement l’espoir qu’à la place d’une suite de dates et de faits désarticulés, leur professeur leur dépeigne une réelle continuité. Qu’il leur apporte du sens.

Monsieur Saksik brisa le silence, ne pouvant s’empêcher d’ajouter :

« Et bien sûr, qui de mieux qu’un vampire brillant et voyageur, pour vous apprendre tout cela et vous prodiguer ma vaste expérience ! »

Céleste, pas plus émue que cela par le monologue précédent, n’était pas dupe. Il n’avait pas répondu à sa question. Elle réitéra donc :

« D’accord, mais ça nous explique toujours pas pourquoi vous travaillez ici et pas dans une école non magique. Au moins, vous ne seriez pas entouré par des gens qui lancent des sorts tout le temps, et vous avez l’air suffisamment normal pour vivre n’importe où. »

Le vampire perdit quelque peu sa contenance, mais il se racla la gorge et reprit tant bien que mal :

« Eh bien… Disons que certaines… spécificités dues à mon espèce sont plus faciles à gérer ici, à Hedera. D’autant que je n’ai pas à me cacher. J’ai vécu de nombreuses fois en compagnie de communautés non magiques, et même si j’ai apprécié ces expériences, je préfère malgré tout pouvoir exister au grand jour sans devoir faire attention à mes moindres paroles ou faits et gestes. Et puis, c’est à Hedera que l’on m’a offert un poste, je n’ai aucune raison de l’abandonner. Au contraire, je m’amuse beaucoup, ici ! »

Un sourire carnassier étira alors ses lèvres, révélant ses canines pointues. Effectivement, il avait l’air de s’amuser. Cependant, après mille ans de vie, le temps paraissait peut-être un peu long, pensa Raphaëlle. Elle comprenait qu’il puisse chercher des sources de distraction où il le pouvait. Dans une école, cela signifiait malheureusement que ce serait elleux qui feraient les frais de son sarcasme en priorité.

« Vous voulez bien nous parler des spécificités liées à votre espèce ? l’interrogea Robin. Ҫa nous intéresserait beaucoup, on connaît rien d’autre que ce qu’on a vu dans la fiction. Si ce n’est pas indiscret. »

L’enseignant, pris de court par l’audace de la question, resta un instant sans réponse. Puis il soupira.

« J’ai comme le sentiment que ce cours d’histoire est en train de se transformer en cours sur les vampires. Enfin, là encore, vous n’êtes pas les premiers à montrer de la curiosité. Allez-y, interrogez donc. Et avant toute chose, non, je ne crains ni l’ail, ni le soleil. Je suis né au Maroc, ce serait un comble. »

Alby, d’abord très impressionné par leur professeur en début de séance, retrouvait progressivement sa confiance après l’avoir vu répondre à Robin et Céleste. Il jouait de son apparence, mais ne semblait finalement pas si méchant. Iel se risqua donc à poser une question aussi.

« Est-ce que c’est vrai que les vampires boivent du sang ? »

Monsieur Saksik reporta son attention sur ellui et un rictus apparut sur son visage, qui commença à faire regretter à Alby d’avoir osé demander quoi que ce soit.

« Je l’attendais aussi, celle-là. Oui, nous buvons du sang, mais d’une manière qui n’a pas grand rapport avec la façon dont nous sommes représentés dans les histoires. D’abord, que ce soit de l’hémoglobine humaine, animale ou autre importe peu. Ensuite, nous n’avons pas besoin de quantités conséquentes pour nous nourrir, et nous pouvons donc en extraire de petites qui ne nuisent pas aux créatures. La plupart du temps, nous visons les animaux, même si je connais certains vampires qui sont en lien avec des êtres volontaires pour les laisser prélever un peu de necta… hum, de sang. Nous pouvons rester longtemps sans nous alimenter, mais pas indéfiniment non plus.

— Oh, comme les tiques alors ! »

Alby avait parlé plus vite qu’iel ne l’aurait voulu. Iel se tassa dans son fauteuil. Autour d’ellui, les élèves se lançaient des regards pas tout à fait rassurés non plus. Seule Céleste pouffa discrètement.

Parfaitement courroucé, le professeur grinça :

« Une tique ? Vous osez comparer la noble race des vampires à de vulgaires parasites ?! Mais vous n’avez donc rien écouté ! Comment est-il possible que j’entende encore des choses pareilles à notre époque ? Enfin, je suppose qu’il vaut mieux cela que d’être sourd, comme le dit l’adage. Malgré toute la bonté et le dévouement dont je fais preuve en vous enseignant tout ce qu’il y a à connaître sur nos sociétés, il y en a encore pour dire que nous nous nourrissons comme des tiques. Vous me peinez. »

Il n’avait non seulement pas l’air peiné du tout, mais son ton railleur laissait entendre que, depuis le temps, ce genre de discours lui passait complètement au-dessus de la tête. Mieux, il lui donnait une excuse pour terroriser ses nouveaux élèves, qui lui faisait la même réflexion chaque année ou presque.

« J’ajouterai cependant, puisque besoin il semble y avoir de souligner nos différences, que pour la majorité d’entre nous, nous essayons dans tous les cas de limiter la douleur et le stress causés lorsque nous consommons. Souvent, nous privilégions la nuit, et l’endormissement de nos cibles. Nous sommes suffisamment délicats pour ne pas les réveiller et prélever uniquement ce qui nous est nécessaire. Au matin, elles penseront seulement… »

Il avait failli dire « qu’elles ont été piquées par un moustique », mais faire référence à un autre parasite ne lui paraissait pas la meilleure chose à mentionner présentement.

« Elles ne s’apercevront de rien », se reprit-il. Il regarda de manière appuyée chaque élève tour à tour, pour enfoncer le clou et effacer la comparaison d’Alby de leur esprit.

« Bref, nous n’allons pas passer l’après-midi là-dessus ! Est-ce que quelqu’un aurait, une fois pour toute, une interrogation pertinente à soumettre ? »

Robin leva à nouveau la main. Elle avait élaboré des questions qui à la fois empêcheraient l’enseignant de s’énerver, parce qu’il pourrait encore parler de lui, mais qui pouvaient aussi leur apporter des informations intéressantes sur l’histoire.

« Est-ce que les vampires sont immortels, et quel est l’événement qui vous a le plus marqué depuis le début de votre vie ? »

Le regard du professeur se voila. Mince. Ce n’était pas la réaction qu’elle attendait. Après quelques secondes de silence où il sembla contempler de lointains souvenirs, il lui répondit finalement, d’une voix bien plus neutre que ce à quoi il les avait habitué·e·s depuis le début du cours.

« Nous ne… savons pas, si nous sommes immortels. Pour le moment, je n’ai jamais entendu parler d’un vampire qui serait mort, mais comment estimer si nous ne vivons pas uniquement très longtemps ? Nous avons déjà du mal à comprendre comment nous nous sommes transformés ainsi. Était-ce à cause de gènes présents dès la naissance ? Ou bien une mutation déclenchée plus tard par une maladie quelconque ? Peut-être cela a-t-il à voir avec cette magie que vous affectionnez tant. Je n’ai pas la réponse. »

Robin se demanda ce qui le rendait triste : était-ce de ne pas savoir s’il allait mourir un jour, de ne pas posséder d’informations sur sa race, ou, plus simplement, trouvait-il le temps long ? Elle n’avait pas pensé qu’elle pourrait faire ressortir ce genre de sujets douloureux, elle aurait dû mieux réfléchir avant de s’engager sur cette voie.

La voix du professeur était devenue mélancolique, et il continua :

« L’événement qui m’a le plus marqué s’est déroulé lorsque je vivais encore au Maroc. Je devais avoir… autour de deux-cents ans. Mes proches étaient déjà morts depuis longtemps, j’avais voyagé partout dans le pays et était revenu m’installer à Marrakech. Lassé des conflits, des guerres qui sévissaient à l’époque, j’ai pris la décision de m’enfoncer dans le désert pour aller voir ce que j’y trouverais. Le Sahara, pour ceux qui n’ont pas révisé leur géographie. »

Quelques raclements de gorge répondirent à cette précision. Aucun autre bruit ne chuchotait dans la pièce : la gravité du récit tenait la classe.

« Après quelques semaines de marche, je suis tombé sur une oasis. Je m’en suis approché, espérant trouver de quoi me nourrir, et me suis rapidement trouvé au milieu d’une constellation de tentes et de maisons modestes fabriquées avec les moyens du bord. Je vous fais une petite ellipse : je me suis intégré à la communauté, puis j’ai compris qu’elle était composée de personnes à qui la vie en ville, ou le quotidien des villages, ne convenaient pas. Tous ces gens préféraient vivre en autonomie, avec leurs propres règles et leur propre fonctionnement. Ils avaient décidé de se retirer de la société traditionnelle, et étaient tombés, comme moi, sur cette oasis. Pourtant, tous cohabitaient en parfaite harmonie. Implicitement, ils respectaient tous l’idée que chacun agit comme il l’entend tant qu’il n’empiète pas sur les libertés de son voisin et ne nuit à personne. »

Monsieur Saksik marqua une pause, s’absorba à nouveau un instant dans ses réminiscences.

« J’ai passé les années les plus paisibles de ma vie dans cette communauté. Il n’y avait pas de magie, pas d’autres créatures, seulement des humains ordinaires. Certains ont compris ma nature et m’ont parfois offert leur sang, comme ils m’auraient offert un peu de soupe. Je n’ai jamais rencontré le jugement, j’ai été accueilli avec bienveillance : personne ne m’a posé de questions. J’ai échangé des histoires de vie avec tout le monde. Jamais, durant tous mes voyages, je n’ai retrouvé cette sensation ailleurs. J’ai eu le sentiment d’être chez moi, là-bas. »

Lorsqu’il eut terminé, le silence continua à emplir toute la salle. Personne n’osa intervenir, certain·e·s baissaient les yeux, gêné·e·s, d’autres avaient de la compassion pour l’enseignant et considéraient maintenant son parcours avec plus de respect. Il était certes agaçant, mais il avait, finalement, peut-être deux ou trois choses intéressantes à leur apprendre. Son regard sur la vie pourrait, éventuellement, leur apporter une autre perspective.

Amine, de son côté, paraissait perdu sans ses pensées. Il n’appréciait pas les manières dramatiques de Monsieur Saksik, mais se sentait soudainement bien plus proche de lui. Les expériences, les sentiments que celui-ci évoquait à demi-mot, trouvaient écho en lui. Ils avaient, de plus, probablement certaines traditions, certains héritages en commun, et pour le moment, ce professeur était la seule personne rencontrée dans l’école avec qui il partageait ces similarités. Il se rendit compte que sa famille lui manquait. Ce n’était pas qu’il ne sentait pas bien ici, à Hedera. Plutôt… il avait l’impression que ses points d’ancrage habituels se révélaient absents. Ce jour-là, il le ressentait particulièrement.

L’enseignant sembla sortir de sa léthargie passagère et reprit la main. Jusqu’à la fin du cours, il ne fit plus d’envolées lyriques, ne parla plus de lui. Il se contenta, avec sérieux, de leur esquisser un état des lieux du programme de l’année, puis commença une introduction sur les premières communautés magiques en Afrique du Nord ainsi que les mouvements de population qui en découlaient. Les sources se trouvaient limitées : les recherches archéologiques sur un tel sujet n’étaient pas simples à mettre en œuvre. La classe écouta sagement, prit des notes, posa des questions. Aucun événement ne vint perturber la démonstration de Monsieur Saksik.

Lorsque ce fut l’heure, il les congédia courtoisement, sans éclat, cynisme, ni rictus. Toustes se levèrent, rangèrent leurs affaires et lui souhaitèrent poliment de passer une bonne fin de journée. Seule Raphaëlle décida de rester quelques minutes après le cours. Ses camarades l’attendirent près de la porte.

Elle rassembla son courage et se dirigea vers l’enseignant, qui effaçait le tableau.

« Excusez-moi, Monsieur. »

Perplexe, il se retourna ; il était rare que dès le premier cours ses élèves viennent lui parler.

« Je voulais juste vous dire que même si vous nous avez fait peur au début, et que je n’ai pas apprécié que vous vous moquiez de notre cursus, ni votre cynisme, j’ai trouvé le cours vraiment intéressant. Je vous remercie de nous avoir raconté tout ça, et de nous faire profiter de votre expérience. Votre parcours est impressionnant et j’ai hâte d’être à la prochaine fois. Je suis désolée si évoquer tout ça a pu vous affecter. »

Elle lui souhaita hâtivement une bonne journée, puis retraversa ensuite la salle, presque en courant. Ҫa y est, elle l’avait dit. Ce n’était pourtant pas son genre de tenir ce type de discours : d’habitude elle abordait seulement le contenu discuté en classe. Cependant, elle s’était sentie triste lorsqu’il avait évoqué sa solitude, et ses questionnements. Elle avait espéré que quelqu’un d’autre aille le voir à sa place, mais personne n’avait agi. Peut-être était-ce ce nouveau groupe d’ami·e·s qui faisait grandir sa confiance en elle, qui la poussait à énoncer à voix haute ce qu’elle pensait. Elle avait décidé qu’elle ne pouvait partir comme cela, sans lui parler : elle l’aurait ruminé toute la nuit. Maintenant, au moins, il savait qu’une personne appréciait son cours.

Tout à son empressement et ses réflexions, elle n’entendit pas Monsieur Saksik se retourner et se chuchoter à lui-même. Il marmonna quelque chose à propos du fait que lorsqu’on a mille ans, on peut se permettre de choisir la personnalité et le comportement qu’on a envie d’avoir selon les jours.

Elle rejoignit le groupe qui l’attendait, et tous les sept, iels débriefèrent ce qu’il s’était passé ces dernières heures. Leur professeur ne faisait pas l’unanimité. Amine fit un commentaire sur le fait que les citations écrites sur les portes de la salle, celles en caractères arabes, n’étaient pas très inspirées. Il se demandait même si ce n’était pas Monsieur Saksik qui les avait inventées.

« En mille ans, il a pas dû trouver le temps d’améliorer sa poésie, ricana Céleste ».

Personne ne posa de questions à Raphaëlle, iels se doutaient toustes un peu de ce qu’elle avait souhaité lui dire. Quelque part, cela rassurait Robin, qui se sentait troublée et responsable du changement d’attitude de leur professeur. Au fil du chemin, les conversations bifurquèrent rapidement sur la deuxième salle commune qu’iels allaient visiter dans quelques minutes ; toustes avaient imaginé des théories, plus ou moins extravagantes, qu’iels avaient hâte de confronter à la réalité.

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