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Aloyse Taupier

mercredi 29 mai 2024

J'irai boire du thé sur ta tombe

Chapitre 4

La semaine suivante, tu continues de t’appliquer sur tes pâtisseries d’Halloween, changeant ici une teinte de glaçage, là un détail en fondant ou en chocolat, jusqu’à ce qu’elles soient parfaitement à l’image de ce que tu avais en tête. Lorsque tu ne cuisines pas, que tu ne sers pas les clients et clientes, que tu ne lis pas, tu réfléchis au rendez-vous que tu souhaites organiser. Ton compagnon a placé la barre très haut. Tu essaies cependant de te répéter que ce n’est pas une compétition, que vouloir toujours proposer plus impressionnant est absurde. Voir tes relations au travers de ce prisme ne te paraît pas très sain. Ce qui compte, te dis-tu, c’est qu’il apprécie la journée, que vous passiez du temps de qualité ensemble. Et puis, jusque-là, il semble avoir des goûts similaires aux tiens, ça ne devrait pas être si compliqué de trouver quelque chose qui vous fasse plaisir à toustes les deux. Tu te rassures comme tu peux, et au fil des jours, tes plans se précisent.

Le mardi, ton compagnon fait une première apparition, comme à son habitude. Il reste distant pour ne pas te gêner dans ton travail, mais tu perçois une chaleur nouvelle dans sa voix lorsqu’il te parle, lorsqu’il te regarde. Tu le surprends plus d’une fois à t’observer discrètement. Ce que tu déchiffres dans ses yeux adoucit ton cœur et te fait sentir plus léger, plus puissant aussi, comme si tu pouvais affronter n’importe quoi. Sa présence t’apaise, mais alimente également l’envie dévorante qui demande à passer chaque instant avec lui. Tu essaies de te raisonner, te rappelant qu’il est important que chacun·e ait son espace, sa vie, son temps, pour éviter de devenir dépendant l’un·e de l’autre.

Ce n’est pas aussi efficace que tu l’aimerais pour te convaincre, mais cela te permet tout de même de te concentrer sur ta pâtisserie pour l’oublier. Le fait que tu ne te sois toujours pas habituée à sa beauté n’aide pas non plus. Lorsqu’il a franchi le seuil, ton cœur a raté un battement, comme toujours. Et comme toujours, tu as senti cet émerveillement presque douloureux dans ton esprit, comme si un tel être ne pouvait exister. Tu t’es rappelée à nouveau votre rendez-vous, le choc de sa première demande, et tu as encore l’impression de rêver, que rien de tout cela n’est réel. Si son attitude envers toi ne s’était pas légèrement modifiée, tu aurais pu t’en convaincre.

Dans la journée, tu penses à mille choses à lui dire, sur la littérature, sur vos centres d’intérêt communs, sur les sentiments qui te traversent, aussi. Depuis votre rendez-vous, il ne t’a pas recontacté par message. Tu t’es demandé s’il voulait simplement te laisser de l’espace, ou s’il avait changé d’avis sur toi, s’il s’était lassé, n’avait plus envie de te voir. L’apercevoir aujourd’hui et croiser son regard t’a tranquillisée, tu n’y as lu aucune gêne, aucune distance. Tu as compris qu’il souhaitait respecter ton rythme, mais aussi te donner la possibilité de mettre fin à votre entente si elle ne te convenait plus. Il n’est pas insistant, ne te fait pas peser de pression sur les épaules : il te laisse le choix. Lorsque tu rentres chez toi après le travail, tu lui envoies un message, sur une réflexion qui t’est venue suite à un passage de ta lecture. Il te répond rapidement, rebondit sur ce que tu dis, ajoute de la matière à ton cheminement.

Vous discutez ainsi une bonne partie de la soirée, de manière plus ou moins soutenue en fonction de vos occupations respectives. Alors que la nuit avance, et que tu t’apprêtes à aller dormir, vous basculez progressivement sur des thèmes plus intimes. Vous reparlez de votre rencontre ce week-end, de ce que vous avez ressenti. Il est plus doué que toi pour mettre des mots sur ce qu’il éprouve. Il t’avoue notamment son anxiété, son émerveillement devant ta personnalité, devant les vêtements que tu as choisis et qui te vont parfaitement car tu les aimes, il mentionne à nouveau sa joie, le plaisir qu’il a retiré de vos conversations, son apaisement à tes côtés, et la chaleur dans sa poitrine qui n’a cessé d’enfler au fil de la journée. Tous ces mots t’atteignent sans difficulté : tu les ressens au plus profond de toi aussi. Après quelques échanges sur le sujet, il ajoute, comme s’il ne pouvait s’en empêcher, qu’il ne veut pas que tu te sentes obligée de quoi que ce soit, que ce qu’il évoque t’angoisse ou t’apporte un poids supplémentaire. Tu le rassures, lui expliques que tu préfères lorsque tout le monde est honnête, que tu admires les personnes, comme lui, qui savent verbaliser ce qu’elles éprouvent et le partager. Tu ne perçois aucune pression, et tu lui dis que de manière générale, parce que tu préféreras toujours une vérité douloureuse à un doux mensonge, tu lui indiqueras si quoi que ce soit change, ou si quelque chose t’est désagréable. Cela paraît l’apaiser ; il promet aussi de faire de même. Vous allez finalement vous coucher, bien plus tard que ton heure habituelle. Vous vous endormez paisiblement, heureuxses d’être en accord, et vaguement euphoriques des sentiments qui vous parcourent.

Mercredi, l’une de tes journées les plus chargées, semble passer en une heure, et tu ne t’arrêtes qu’une fois chez toi. Vous reprenez vos discussions, et tu lui fais remarquer que vous n’avez jamais échangé vos prénoms. Cela l’amuse de s’en être rendu compte seulement après votre premier rendez-vous, comme toi. Vous vous promettez de réparer cette erreur lors de votre prochaine rencontre ; le faire par message paraîtrait trop simple, cela manquerait d’intensité. Lorsque vous allez vous coucher, il termine par « À demain ». Cela t’interroge, car il n’est jamais venu un jeudi, uniquement les vendredis et les mardis. Tu te dis que tu lui poseras la question plus tard et ne tardes pas à t’endormir après ta journée exténuante.

Le lendemain, ton compagnon n’arrive pas à son heure habituelle. Tu te demandes s’il ne t’a pas donné la mauvaise date la veille. Légèrement déçu, tu poursuis tes tâches comme d’habitude. En fin de service, alors que la plupart des clients sont déjà partis, tu le vois franchir le seuil. Il reste encore une bonne heure d’ouverture, mais il préfère généralement passer plus de temps ici, et s’installer en milieu d’après-midi. Perplexe, tu lui jettes un regard interrogateur, puis tu marques un instant d’arrêt lorsque tu te rends compte qu’il n’est pas seul. Rentre après lui un homme aux vastes épaules et à la musculature développée, avec de longs cheveux couleur blé moissonné, plus courts que ceux de ton ami, et des yeux d’un bleu similaire. Tu te demandes s’ils sont de la même famille.

Ils s’approchent du comptoir et le blond te sourit largement, presque comme s’il te connaissait. Au moins, il paraît avenant.

« Bonjour. Je suis désolé pour notre arrivée tardive. Je te présente mon frère, Forseti. »

« Salut ! » lance le frère en question d’un ton enjoué. Comme ton compagnon, il ne parle qu’anglais ou presque.

Encore plus perplexe, tu fixes les deux hommes quelques secondes. En dehors de leurs yeux qui se ressemblent vaguement, ils n’ont rien en commun. Ils n’ont pas la même stature, la même corpulence, la même taille. Forseti a le visage assez rond là où ton ami possède un visage plus fin, et le premier est grand et musclé, alors que le second est d’une hauteur moyenne, et plus mince. L’un est blond comme les blés, l’autre a des cheveux longs, plus raides, et d’un noir profond. Leur style s’oppose quasiment : Forseti s’habille de façon plutôt neutre, avec un T-shirt et un jean, qui contraste avec le soin que son frère accorde à ses tenues. Finalement, leur attitude diffère complètement. Alors que ton compagnon se montre, discret, doux, Forseti semble sociable, exubérant, bruyant, lumineux comme le soleil. Tu comparerais plutôt ton ami à la lune, que tu as toujours préférée. Tu te souviens du livre sur la mythologie nordique que tu as acheté, et te demandes si c’est parce qu’il a pensé à son frère que cela l’a amusé ce jour-là.

« Enchanté, Forseti », déclares-tu finalement en esquissant un sourire.

Tu remarques que ton compagnon a l’air à la fois vaguement ennuyé d’amener son frère avec lui, mais également content de lui montrer cet endroit.

« Alors, que puis-je vous offrir ? » questionnes-tu pour faire avancer la conversation.

Ton ami se lance alors dans de longues explications pour présenter à son frère chaque pâtisserie, chaque boisson, chaque goût. Tu es impressionnée par sa mémoire ; il pourrait clairement gérer le comptoir à ta place. Rapidement, tu perçois que Forseti se désintéresse et redirige son attention vers la décoration.

« Alors, qu’est-ce que tu aimerais ? » termine ton compagnon.

« Tout a l’air bon, mon frère, choisis pour moi : tu sais ce que je préfère ! » lui répond le blond d’un ton enthousiaste.

Tu te retiens de rire, encore plus lorsque tu vois la mine déconfite de ton ami, qui semble avoir envie de se masser les tempes pour signifier son agacement. Il se retourne vers toi pour passer commande.

« Bien. Pour lui quelque chose de simple, avec du chocolat, ses goûts ne sont pas très… développés. »

« Tu sais que je ne propose rien de simple », rétorques-tu avec malice.

« Je sais, crois-moi je le sais… plaide-t-il presque désespéré. Un cookie, alors. Avec un chocolat chaud. Rien d’élaboré. Oui, ce sera parfait. Et pour moi… L’entremet avec la compote de pêche, et un pumpkin spice chaï latte comme la dernière fois. »

Il s’arrête quelques instants, puis te sourit. Tu sens à nouveau la complicité entre vous.

« Merci », termine-t-il finalement.

« Mais avec grand plaisir. J’ai hâte d’en apprendre plus sur ton… frère », t’amuses-tu.

Il te jette un regard faussement agacé et lève presque les yeux au ciel, puis va s’assoir avec son frère, pas à sa table habituelle. Tu prépares leur commande et les observes en coin. Ils discutent avec facilité, et tu peux voir de manière certaine qu’ils sont proches. Ils paraissent à l’aise ensemble, ne montrent aucune gêne dans leur conversation. Forseti met parfois sa main sur l’épaule de son adelphe lorsque celui-ci a lancé, tu supposes, un trait d’esprit plaisant ou drôle. C’est une partie de lui que tu as encore eu peu l’occasion d’explorer, son humour. Il a pu lancer ici et là une pique légère, mais tu le soupçonnes d’être capable de plus.

Tu leur apportes leurs pâtisseries et leur boisson, celle de ton ami avec, comme d’habitude, un motif en latte art. Aujourd’hui, deux petits personnages qui se tiennent la main, l’un avec le soleil au-dessus de lui, l’autre avec la lune. Cela le fait sourire. Tu retournes derrière ton comptoir et te plonges dans ta lecture du moment pour qu’ils ne se sentent pas espionnés, même si tu ne peux t’empêcher de parfois leur jeter un regard.

Le voir avec son frère te fait plaisir. À la fois parce que tu es heureuxse de découvrir une partie de sa vie, mais aussi car il apparaît épanoui avec lui. Il sourit différemment, de manière moins gardée. S’il a semblé à l’aise avec toi, cela n’équivaut évidemment pas à de nombreuses années vécues ensemble. Tu le supposes, du moins. Ils ont l’air si proches qu’ils ont forcément passé beaucoup de temps tous les deux. Tu as le sentiment qu’une certaine façade s’effondre lorsqu’il côtoie son frère. Son regard devient plus franc, plus naïf, plus pur. Comme s’il parlait à cœur ouvert. Durant votre journée, tu as parfois aperçu des bribes de ce regard, mais des bribes seulement. Là, c’est quelque chose de permanent, et d’instinctif. Cela réchauffe ton cœur de savoir qu’il a quelqu’un comme cela dans sa vie. Et cela te rend peut-être légèrement envieuxse, aussi.

Quelques minutes avant la fermeture, les deux hommes se redressent et s’apprêtent à partir. Ils s’arrêtent quelques instants au comptoir. Forseti, toujours souriant, déclare d’une voix chaleureuse quoiqu’avec une note de taquinerie :

« Ravi de t’avoir rencontré ! J’espère te revoir… très bientôt. »

Il sort ensuite, satisfait. Cette fois, ton ami lève franchement les yeux au ciel.

« Je suis vraiment désolé, pour lui. Il est un peu… barbare. »

Il s’arrête quelques seconds, puis reprend : « Et je suis désolé que nous quittions ton établissement à cette heure, j’espère que cela ne te retardera pas trop. »

« Aucun souci, j’ai rencontré ton frère et ce fut… intéressant », réponds-tu, gentiment moqueur.

« J’ai eu le malheur de lui parler de ce nouvel endroit que j’avais trouvé, et évidemment, il a voulu venir voir. Il sort du travail bien plus tard que moi qui peux arranger mes horaires comme je le souhaite. Et, bien sûr, il a ensuite commencé à faire des suppositions à propos de toi et moi, parce que je ne fréquente pas grand monde, et j’ai donc été plus ou moins obligé de lui dire la vérité. Désolé à propos de ça aussi.

Tu ris et lui réponds « Pas de problèmes ! Ce n’est pas un secret, et je suis flattée que tu aies parlé de moi à ton frère. Il doit être quelqu’un en qui tu as confiance. »

« Il l’est. Il l’est vraiment », confirme-t-il. Sur son visage, tu vois passer diverses émotions. L’affection qu’il porte à son frère, d’une part, mais aussi quelque chose d’autre après ta remarque, de la gêne, ou du malaise. Quelque chose qui t’inquiète. Ce n’est cependant pas le moment de le questionner, et tu ne sais pas si dans un contexte différent tu aurais osé non plus.

Il sourit à nouveau, et cela te rassure un peu.

« Bien, je te souhaite une bonne soirée. J’espère avoir de tes nouvelles bientôt. Comme toujours, merci de nous gracier de pâtisseries aussi excellentes. »

Il t’observe quelques secondes, et ses yeux laissent transparaître toute la chaleur et l’affection du monde. L’envie de rester avec toi, également. Tu ne penses plus à ce que tu as vu sur son visage il y a un instant. Tu lui retournes un sourire rempli d’affection aussi, et le regardes franchir le seuil pour s’enfoncer dans la nuit avec son frère. Frère qui semble l’asticoter, probablement à propos de toi. Leur absence soudaine met en relief le grand vide dans ton salon, et la mélancolie de fin de soirée commence à se saisir de toi. Tu te secoues et débutes ton rangement, lave ta vaisselle, places de côté les invendus pour les offrir ou les donner aux associations qui passent régulièrement. Il paraît qu’il n’y a pas beaucoup de pâtisseries qui font l’effort, et que les personnes qui bénéficient des repas sont toujours heureuses quand le menu change un peu.

Le soir, après ton train-train quotidien, tu peaufines les derniers détails du rendez-vous que tu vas organiser. Une fois que tu te sens sûr de toi, tu lui envoies un message.

Hey, est-ce que tu es libre ce dimanche ?

Il ne répond pas tout de suite. Tu te demandes s’il passait la soirée avec son frère.

Absolument, est-ce que c’est à propos de ce à quoi je pense ?

Ça se pourrait… Est-ce que le matin t’irait ? 10h30, par exemple ?

Vingt minutes s’écoulent sans que tu reçoives de nouvelles. Ta tendance à l’anxiété commence à créer des scénarios dans ta tête, allant du fait qu’il ne veuille plus te voir et ait changé d’avis, à sa mort soudaine et inattendue. Pour penser à autre chose, tu vas traîner sur des sites de thés et regardes les différents parfums qui te tentent. Enfin, ton portable vibre.

Désolé, Forseti est un peu ivre et il avait volé mon téléphone. Va pour 10h30.

Plutôt étonnée, tu lui réponds. Ce n’est pas que tu le jugerais s’il buvait, seulement que tu n’as jamais vraiment été à l’aise avec cela.

Une nuit de beuverie en perspective ? Tu ne l’es pas, saoul ?

Oh non, je ne bois pas. Malheureusement, cela lui donne une excuse pour le faire deux fois plus.

Cela te soulage un peu. Puisque tu ne consommes pas non plus, tu n’aurais pas su comment te comporter. Durant les quelques soirées auxquelles tu as assisté, tu t’es rapidement rendu compte que les conversations se révèlent beaucoup moins drôles lorsqu’on est la seule personne non alcoolisée.

Eh bien, je te laisse à ta surveillance, alors ! Passe une bonne soirée, et à dimanche.

Tu ajoutes également votre lieu de rendez-vous, de l’autre côté du vaste centre-ville. Tu décides ensuite d’aller te coucher, et évidemment, ton cerveau fait défiler en boucle ce que tu as prévu pour ce week-end, et t’abreuve d’images de tous les possibles. Tu te fais la réflexion que, décidément, les sentiments ne sont pas profitables à ton sommeil, ni à ta santé, par extension.

Le lendemain et le surlendemain fulgurent une fois encore : tu passes la moitié de tes soirées à angoisser pour le rendez-vous, et te réveilles dimanche matin pas aussi reposée que tu l’aurais aimé.

Tu t’asperges le visage d’eau froide et bientôt l’adrénaline te galvanise tout à fait. Tu prends un petit-déjeuner léger, à la fois pour te préserver pour le repas, mais également parce que l’anxiété te noue l’estomac, et te prépares. Tu choisis une chemise blanche et piques sur ton col deux pin’s, ajoutes un veston noir et une cravate d’un violet profond à ta tenue. Tu te contentes d’un pantalon, noir aussi, une ceinture et quelques chaînes.

Tu décides d’aller jusqu’au point de rendez-vous à pied, même si cela fait une bonne demi-heure de marche. Cela t’apaisera. Lorsque tu sors de chez toi, il fait encore frais, mais tu sens sur ton visage que l’air est en train de se réchauffer. Tu te diriges vers l’autre bout du centre-ville, tranquillement. Tu admires les vitrines d’Halloween, regardes les passants, te plonges dans la vie animée des rues. Tu rejoins ton salon de thé et remontes l’avenue principale, puis tu sillonnes quelques allées piétonnes jusqu’à te rapprocher d’une crêperie que tu connais bien. Tu es arrivée plus tôt que convenu, tu avais programmé ton départ en avance pour ne pas risquer d’être en retard. Tu t’assieds sur un banc, à l’ombre d’un peuplier, et attends ton compagnon. Tu reprends ta contemplation de la circulation et t’y perds, jusqu’à sursauter lorsqu’une tu entends près de toi une voix grave aux tons doux que tu as maintenant gravé dans ta mémoire.

« Bonjour », te souhaite-t-il.

Tu te relèves brutalement.

« Hey ! Désolé, je ne t’avais pas vu ! »

« Il n’y a aucune raison de s’excuser, j’en suis sûr. Est-ce la première étape de ce rendez-vous, l’observation des passants ? » ajoute-t-il, amusé.

« Évidemment que non ! » t’écries-tu, presque vexée. Il sait aussi bien que toi qu’à choisir, vous préféreriez plutôt vous plonger dans un livre.

« Je compte garder le mystère autant que toi le week-end dernier. Tu devras me suivre pour profiter de ce que la journée te réserve », le taquines-tu.

« Oh mais avec grand plaisir. Je brûle de découvrir ce que tu as préparé », te sourit-il.

« En route, alors ! »

Tu ouvres la marche, et il adopte naturellement un rythme qui lui permet de rester à ta hauteur. Tu vous fais prendre quelques ruelles, et vous vous écartez de plus en plus du centre, pour bifurquer vers des quartiers plus résidentiels. Tu continues toujours, jusqu’à ce que vous arriviez dans une zone plus élevée où les habitations se font plus éparses. Bientôt, vous retrouvez l’herbe et la terre meuble, si peu présentes en ville. À tes côtés, ton compagnon paraît surpris, à la fois de s’éloigner autant, mais aussi de trouver de la verdure si proche des immeubles que vous apercevez maintenant en contrebas. Vous poursuivez sur les hauteurs et dépassez les résidences. Vous marchez encore quelques minutes jusqu’à les perdre complètement de vue, puis tu commences à ralentir. Ici et là, des arbres apparaissent pour ombrager votre chemin. Ils se resserrent de plus en plus, jusqu’à ce que vous débouchiez à nouveau sur une grande plaine. De vastes murs s’étendent un peu plus loin. Ton ami comprend alors dans quel genre d’endroit tu l’emmènes.

« Ne me dis pas que… un cimetière ? »

« Yep. »

« Je ne savais pas qu’ils en avaient un… ici. Pour être honnête, je n’ai jamais pensé les cimetières comme des endroits visitables. Je le regrette amèrement. Tellement de potentiel, je le vois, maintenant. Quel imbécile. Et quelle merveilleuse idée. »

« J’espère bien que tu ne le connaissais pas ! C’est le cimetière historique de la ville, et s’il est préservé pour la mémoire et tout ça, peu de gens savent qu’il existe, et où il réside. C’est un de mes lieux préférés par ici. Tu verras, c’est plus grand à l’intérieur », termines-tu, un sourire au coin des lèvres.

« Oh, j’ai hâte de pouvoir admirer cela ! » déclare-t-il en accélérant le pas. Intérieurement, tu es heureuxse de ne pas t’être trompée. Et encore plus heureuxse de lui avoir offert une idée à laquelle il n’avait jamais pensé. Tu ne doutes pas qu’il deviendra un fervent arpenteur de beaux cimetières, tout comme toi.

Vous vous approchez des grandes grilles de fer forgé qui gardent l’entrée, et tu tournes la poignée ornementée pour ouvrir. Dans un grincement, tu repousses la porte et esquisses quelques pas pour laisser la place à ton compagnon.

Devant vous s’étend la plaine entre les murs, son herbe verte, vive, qui recouvre tout. Ici et là, des touches de gris, la silhouette d’une statue, rappellent les morts. Dans certaines zones le lierre court sur le sol, grimpe sur les stèles, et sur les troncs. Et des troncs, il y en a des dizaines. Tout le cimetière est ombragé de nombreux arbres massifs, de variétés différentes, toutes aux couleurs de l’automne. Il est plus clairsemé qu’un sous-bois, comme une vaste forêt, et les petits chemins qui y sinuent permettent de laisser transparaître une trace de civilisation, mais la végétation reste omniprésente.

Ton compagnon s’arrête derrière toi, saisi par la beauté et l’étrangeté du lieu.

« Il est dit qu’à l’époque où les gens étaient enterrés ici, la famille, les amis du défunt, devaient planter un arbre. C’est pour cela qu’il y en a autant », lui expliques-tu à voix basse.

« Quelle jolie légende… Peut-être demanderai-je la même chose dans mon testament. C’est une belle vision », te répond-il, les yeux dans le vague. Tu lui laisse quelques secondes, puis relances :

« Bien, allons errer ! »

Vous marchez ensemble entre les allées, vous promenez ici et là, vous arrêtez parfois pour déchiffrer un nom gravé sur une tombe. Toutes anciennes. Le cimetière paraît immense, vous pourriez probablement y flâner des heures.

Vous vous séparez, tracez chacun·e votre chemin dans l’herbe et le lierre. Vous gardez vos pensées près de vous, tout comme les réflexions qui vous traversent. L’idée de la mort est partout, et, pourtant, elle ne vous effraie pas. Vous avez toustes deux fait la paix avec elle en votre propre temps. Vous parcourez le cimetière de long en large. Finalement, vous vous retrouvez auprès de l’un des plus grands arbres, un chêne séculaire. Vous vous appuyez chacun·e contre son écorce, sans vous toucher, sans vous éloigner trop non plus.

« Je viens souvent ici pour lire. C’est un endroit paisible. »

« En effet », confirme-t-il.

Ses yeux balaient le lieu, le contemplent, et les tiens l’observent lui. Une certaine sérénité se dégage de lui, mais de la rêverie aussi, comme s’il était en partie en lui-même. Tu sais que le coin lui plaît, tu le vois. Tu te demandes quelles voix s’agitent dans son esprit, quelles idées l’animent. Ce calme, ce repli nouveau, te rend curieuxse. Pas inquiet : il t’arrive souvent de faire la même chose.

« Je suis heureux que tu m’aies fait découvrir cet endroit aujourd’hui », énonce-t-il.

« Je savais que tu l’aimerais. Enfin, c’est un peu présomptueux. J’espérais, et cela allait vraiment bien avec tes goûts et ton attitude. Ça me fait plaisir de le partager avec toi. »

Il t’offre un sourire lumineux en retour, pur, chaleureux, ravi. Soudain, la sensation du bois froid dans ton dos disparaît et c’est comme si un thé encore fumant se répandait dans tes veines à partir du centre de ton corps. Tu lui souris aussi, les yeux pétillants. Tu es heureuxse d’avoir trouvé quelqu’un comme toi. Heureuxse de ne plus te sentir seul, de te sentir compris, de partager tes passions et qu’elles soient partagées. Heureuxse de bénéficier de la même attention en réponse. Tu pourrais le serrer dans tes bras, là, tout de suite. Mais tu te dis qu’il est encore trop tôt. Tu presses tes mains l’une contre l’autre pour relâcher un peu de cette énergie qui t’envahit.

Vous discutez quelques minutes de plus, puis reprenez votre promenade, vous éloignant complètement cette fois-ci. Au cours de la matinée, vous vous retrouverez à nouveau, de temps en temps, et échangerez quelques mots. Croit-il en une vie après la mort ? Non. Il est trop pragmatique pour cela, tout comme toi. Est-ce qu’il apprécie l’idée cependant ? Oui, si elle implique l’oubli, car vivre très longtemps ne l’attire pas. Vous convenez toustes deux que ce serait profondément déprimant et finirait par vous rendre fols. Tu lui racontes que tu t’assieds parfois sur les vieilles tombes, et que tu te demandes si tu offenses les défunts en agissant ainsi. Et que tu te fustiges ensuite, parce que tu ne crois pas à l’après, que tu sais que ce ne sont que des conventions, et qu’il n’y a en plus personne pour te juger dans cet endroit. Cela le fait rire, et, à un autre moment, tu l’aperçois installé sur une pierre mortuaire, l’air absent, attentif à ses pensées.

Plus tard, vous discutez enterrement, crémation, et cérémonie pour honorer les trépassés. Tu ne vas jamais aux funérailles. Il s’y rend systématiquement. Tu préfères garder ta souffrance pour toi et t’épargner celle des autres, en plus de trouver ces cérémonies morbides et tristes. Il préfère partager la souffrance des autres, la leur prendre, même un peu. Il te rejoint sur la morbidité et le potentiel d’amélioration des enterrements, mais le symbole social a de l’importance pour lui. Il ne s’y rend pas pour lui-même. Tu te demandes s’il bride son chagrin pour aller porter celui d’autrui. Vous bifurquez ensuite sur ce que vous aimeriez à votre mort, sur ce qui pourrait être une bonne cérémonie, de bonnes funérailles. Vous vous accordez toustes deux sur le fait de mettre la joie en avant plutôt que la tristesse. Le deuil peut se dérouler de bien des manières. Vous avez envie de rires, d’anecdotes de vie, de rencontres, d’hommages plus ou moins drôles, mais réels. Hors de question que quelqu’un dise de belles choses sur vous et vous fasse passer pour une personne que vous n’étiez pas, ou donne une fausse image de vous. Dans la mort, vous souhaitez rester vrai, rester vous.

Plus tard encore, vous discutez de ce que celle-ci représente pour vous, de ce qu’elle vous amène à ressentir, de votre réaction au décès de quelqu’un. De conversations en conversations, le soleil poursuit sa course de plus en plus haut dans le ciel, et la matinée défile. Un peu avant midi, vous vous asseyez dans l’herbe réchauffée par l’astre. Vous avez presque fait le tour du cimetière. Toi, tu le connais déjà par cœur, mais ne t’en lasses pas.

Tu vois à son regard qu’il se demande si la journée s’arrête-là, si tu as prévu autre chose, si vous allez manger ensemble. Tu sais aussi qu’il n’osera rien évoquer de peur de te mettre la pression. Tu prends alors les devants.

« Bon. Qu’as-tu pensé de cette matinée ? »

« Splendide. Apaisante. Paisible. Merveilleuse. Et toi ? »

« Pareil, dans l’ensemble. Même si je connais l’endroit, je découvre toujours de nouveaux coins, de nouvelles stèles, une nouvelle part de beauté. »

Le silence revient durant quelques secondes.

« Et si on allait déjeuner ? Est-ce que tu… est-ce que tu voudrais continuer la journée avec moi ? »

Son visage s’illumine.

« Bien sûr ! J’adorerai. Je pensais que tu ne demanderais jamais. De quoi aurais-tu envie ? »

« Eh bien, je me disais… ramens ? Est-ce que ça te tente ? Il y a un petit restaurant mignon, pas très loin de mon café, j’y vais beaucoup. »

Et s’il n’aime pas les ramens ? Tu n’as pas prévu de plan B. Tu commences à angoisser.

« Quelle belle idée, j’adore les ramens. J’ai très envie de découvrir ce nouvel endroit, encore un qui a échappé à mes recherches minutieuses, apparemment. »

Cela te fait sourire et ton anxiété disparaît. Puis elle revient quand tu te rends compte que tu vas devoir manger de manière pas toujours élégante vue ta maîtrise, devant la personne qui te plaît. Il est trop tard pour reculer maintenant, et cette pensée te suit tout au long du chemin retour. Elle te laisse parfois tranquille lorsque ton compagnon te pointe tel ou tel détail du paysage à admirer, tel reflet du soleil, tel arbre ou tel nuage. Puis revient. Tu te rassures en te disant que quelqu’un de si gentil, si doux, si bienveillant, ne va probablement pas te juger pour quelques gouttes de sauce. Tu ne réussis pas vraiment à faire baisser ton malaise cependant, et te rends rapidement compte qu’il est irrationnel, et incontrôlable. Heureusement que ton ami te distrait régulièrement, en te parlant d’autres restaurants de ramens qu’il a visités, dans d’autres villes, d’autres pays.

Vous arrivez finalement devant une échoppe au fond d’une rue étroite, qui a tout de l’échoppe traditionnelle japonaise. Les propriétaires, un couple japonais ayant émigré en France pour se rapprocher de leur fille, t’ont expliqué avoir essayé de reconstruire à l’identique la boutique qu’ils tenaient au Japon, à laquelle ils étaient très attachés. Vous traversez le noren rouge à caractères blancs suspendu à l’entrée et vous retrouvez dans un petit restaurant. La plupart des places se composent de tabourets au comptoir, mais le couple a ajouté quelques tables contre les murs pour pouvoir recevoir plus de monde. La décoration est sommaire : du bois, du bambou, quelques plantes, une estampe et un tableau avec d’autres caractères. Tu sais que ce sont des kanjis, mais ta compréhension s’arrête-là et tu n’as jamais osé demander leur signification.

Lorsque tu entres, les cuisiniers, dont les propriétaires, te reconnaissent et te saluent. Tu viens souvent ici lors de ta pause de midi ; tu fais pour ainsi dire partie des habitué·e·s. Si tu manges généralement au comptoir car tu es seule, tu laisses ton ami choisir la place où il souhaite s’assoir. Il y a déjà quelques personnes et l’endroit va rapidement continuer à se remplir. Il te désigne une table au fond de la pièce.

« Est-ce que ça te convient ? J’ai peur qu’il soit difficile de discuter, autrement, avec le monde un peu partout. »

« Bien sûr. Tu as raison, ça a tendance à devenir peuplé à midi », réponds-tu.

Tu lui présentes le menu, lui détailles les options avec enthousiasme. S’il connaît bien le fonctionnement de ce genre d’endroit, il te laisse faire. Il est heureux de t’écouter parler. Vous vous décidez sur votre commande, puis tu te rends au comptoir pour la transmettre. À peine assise de nouveau, ton regard se dirige vers le choix de desserts. Tu prends toujours les perles de tapioca à la coco avec leur coulis de mangue, mais cela ne t’empêche pas de lire les autres. Vous commencez à discuter de chaque sucrerie proposée. Puisque c’est l’automne, ils mettent en avant des momiji manjus qui te font aussi de l’œil. La description ne dit pas s’ils sont fourrés à la châtaigne ou à l’anko, mais comme tu aimes les deux, cela ne t’arrête pas. Le design en forme de feuille d’érable est mignon, et donne également envie à ton compagnon. Vous convenez finalement d’en partager un. Tu maintiens ton choix habituel de mangue et de coco, et lui commande un autre wagashi de saison : une base de yokan et une seconde gelée transparente sur le dessus qui laissent voir de nombreuses feuilles d’automne de différentes couleurs, probablement sculptées dans du yokan aussi. Comme la dernière fois, vous décidez de goûter le dessert de l’autre.

Les ramens vous sont apportés encore fumants, et, comme toujours, se révèlent absolument délicieux. Les champignons marinés fondent sur votre langue et répandent leur umami, le tofu frit croustille, les nouilles sont parfaitement cuites, l’oignon nouveau relève le tout. Le bouillon salé est rempli de saveurs, exquis, et vous réchauffe après cette matinée à vous promener dans l’air frais de l’automne. Tu manges de la manière la plus civilisée que tu peux, mais tu te rends rapidement compte qu’il regarde tes yeux quand tu parles, et non ta bouche. Ce qui l’intéresse c’est ce que tu dis, la personne que tu es, pas la façon dont tu attrapes tes nouilles ou tous les petits défauts que tu repères qui n’en sont pas. Si ton anxiété ne disparaît pas complètement, tu arrives à profiter de tes ramens et à les savourer. Il complimente abondamment son bol aussi et le voir manger avec autant de plaisir te rend heureuxse. Quelque part, c’est un peu grâce à toi. Les conversations autour de vous forment un brouhaha commun, un bruit de fond qui passe en arrière-plan de ton esprit et qui, combiné à la chaleur du lieu, t’apaise et t’endort. Comme dans un cocon, ou une couette moelleuse.

Vous évoquez encore le cimetière de ce matin, ce que vous y avez vu, ce qui vous a marqué·e·s. Vous commencez aussi à dévoiler un peu plus de votre vie personnelle, de l’endroit d’où vous êtes originaires, de votre parcours jusque-là. Comme tu t’en doutais, il vient d’Angleterre. Il a décidé d’habiter en France car il avait envie de découvrir autre chose. Il est arrivé dans cette ville parce qu’il y a trouvé un emploi, celui qui lui offrait le plus de liberté et d’autonomie. Et les paysages lui plaisaient. Tu lui expliques brièvement la création de ton salon de thé aussi. Puis vous bifurquez sur vos loisirs habituels.

Quelques minutes après avoir terminé votre plat, tu passes commande pour les desserts. Lorsque tu reviens à votre table, tu lui demandes :

« Bon. J’ai quelque chose en tête pour cette après-midi. Mais je ne sais pas si c’est ton truc. Je pensais qu’on pourrait aller faire les magasins, ou du lèche-vitrine, dans quelques boutiques de thé. Peut-être en goûter certains, même. Est-ce que c’est quelque chose que tu fais parfois ? »

« Non, ce n’est pas une activité que je pratique », te répond-il d’abord.

Immédiatement, tu te dis que tes plans tombent à l’eau, et tu t’en veux d’avoir demandé. Évidemment que tout le monde n’aime pas le thé. Ou passer des heures à chercher de nouvelles compositions. Cependant, il ajoute rapidement :

« Mais j’aime beaucoup le thé. Je ne vais pas déambuler dans les magasins parce que je déteste ça, et que cela n’est pas amusant de le faire seul. J’achète mes préférés en ligne. Mais, si c’est avec toi, j’apprécierais beaucoup de découvrir ces boutiques. Je n’ai personne avec qui partager ce centre d’intérêt, donc je n’y ai jamais pensé comme quelque chose qui pouvait se pratiquer à deux. Cela m’intrigue. »

Tu t’inquiètes qu’il dise cela pour te ménager, ou par politesse, mais tu vois dans ses yeux que sa curiosité a l’air réel, tout comme son enthousiasme pour passer l’après-midi avec toi. Tu te sens chanceuxse qu’encore une de tes passions puisse être mise en commun avec lui. Tu lui souris.

« Nous pourrions peut-être aller lire un peu au parc, après ça. S’il ne fait pas trop froid. Bientôt on ne pourra plus, on se gèlera trop. Qu’est-ce que tu en penses ?

Ses yeux reflètent toute la chaleur du monde.

« J’en pense que c’est un plan parfait. J’ai hâte de passer cette après-midi en ta compagnie. »

Vos desserts arrivent alors, et vous les savourez tout en continuant votre conversation. Le tien est délicieux, comme toujours. Le momiji manju est moelleux à souhait, sucré à point, et équilibré. Son wagashi s’avère moins doux, l’ anko est plus fort, ce qui en fait ton moins préféré des trois. Cependant, la gelée est très bien exécutée, l’ensemble ne devient pas écœurant, et ton compagnon semble l’apprécier grandement. Vous prenez le temps de picorer chaque miette, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Vous digérez durant quelques minutes, l’échoppe se vide et vous pouvez vous permettre de rester un peu plus. Vous buvez une infusion légère au jasmin. Tu échanges quelques mots avec les propriétaires sur l’affluence, la clientèle, la santé, et tu les remercies encore pour le merveilleux repas qu’ils vous ont servi. Vous décidez ensuite de vous mettre en route.

Vous commencez par les boutiques des marques les plus connues ; pas luxueuses, mais de bonne qualité tout de même. Elles offrent beaucoup de choix et certains de tes thés favoris en font partie. Tu dois refaire tes réserves avant le début de l’hiver. Vous respirez plusieurs mélanges, demandez conseil aux vendeurs en fonction de vos préférences habituelles. Vous testez ceux mis à disposition à l’entrée, qui changent tous les jours. Aujourd’hui, un thé noir aux fruits exotiques dans la première boutique, avec des agrumes, des épices rares autour du clou de girofle, et un léger arrière-goût d’amande, et un roiboos parfait pour la saison dans la seconde, comme un pain d’épices, avec des saveurs de gingembre, de cannelle, de noix de pécan et de biscuit. Le roiboos vous plaît beaucoup à toustes les deux, et vous en prenez chacun·e une centaine de grammes. Tu cherchais une boisson sans théine pour le soir, avant d’aller dormir.

Tu lui fais découvrir tes préférés, lui décris leurs arômes, l’occasion à laquelle tu les prépares. La première enseigne lui était familière ; il y achète certains de ses thés, qu’il te fait découvrir aussi. Les mélanges qu’il choisit ont tendance à se révéler plus subtils que les tiens, mais tu sens que tu es en train de le convertir aux thés gourmands. Vu son amour pour les pâtisseries, cela n’a rien d’étonnant. Il n’avait jamais pensé le thé comme quelque chose de doux, comme une boisson réconfortante, tour à tour sucrée, fruitée, sablée, mais plutôt comme un accompagnement, quelque chose de plus raffiné, de plus neutre. À mesure que vous continuez votre tour des boutiques, vous vous montrez telle ou telle composition, vous faites sentir telle odeur, la commentez, visualisez quel serait le meilleur instant de la journée pour la savourer. Tu t’amuses, et il semble que lui aussi. Parfois cependant, dans un moment plus calme, lorsque tu t’occupes dans ton coin et que tu l’observes à la dérobée, tu vois sinuer une ombre sur son visage. Une indécision, un dilemme, une souffrance, peut-être. Cela t’inquiète. Tu sens que quelque chose couve. Tu te dis que tu auras toujours le temps de le questionner plus tard ; tu ne veux pas gâcher l’instant présent, mais tu gardes cela dans un recoin de ton esprit.

Vous passez ensuite à quelques boutiques plus indépendantes, certaines que tu n’as jamais visitées non plus. Vous tombez sur des noms de mélanges qui vous séduisent parfois, comme Tarte au citron meringuée, Astres d’été, ou encore Forêt d’automne. Vous testez beaucoup de choses, et une bonne partie de l’après-midi s’écoule. Ni lui ni toi ne voyez le temps s’égrainer. Vous essayez de rester raisonnables et de n’acheter qu’une ou deux nouveautés ; les réserves déjà prévues ne comptant pas. À la fin de la journée, ton choix s’est porté sur un Jardin d’hiver, avec des notes de jasmin, de cannelle et un subtil ton fumé, ainsi qu’un chaï à la vanille. En plus du roiboos. De son côté, outre le roiboos aussi, il a décidé d’emporter uniquement le Astres d’été, un thé frais, comme une brise douce, légèrement herbacé, avec un soupçon de rose, et des touches plus prononcées de fraises des bois et de rhubarbe. Durant vos visites, vous avez chacun·e pris quelques notes mentales de ce qu’aimait l’autre, de ses parfums préférés, juste au cas où.

Une fois vos achats terminés, vous vous asseyez sur un banc, non loin de la dernière boutique. Vous parlez quelques minutes, puis le silence s’installe. Pour prolonger la journée, et puisque tu l’avais déjà évoqué, c’est tout naturellement que tu proposes :

« Eh bien, ce fut intéressant ! J’ai adoré découvrir ces thés avec toi ! On pourrait aller lire au parc pour se reposer, après toute cette… activité physique. Qu’est-ce que tu en dis ? »

Comme toi, il semble lassé de tout ce monde, ces lumières, ces odeurs, ces sensations.

« Cela me paraît bien, j’ai besoin d’un peu de calme, pour être honnête », te sourit-il doucement.

La fatigue de la journée te donne envie de poser ta tête contre son épaule et de te ressourcer.

Vous vous dirigez vers le même parc que la dernière fois, et tu as pensé à prendre une couverture épaisse pour vous protéger du froid du sol. Vous vous asseyez non loin des arbres, mais de manière à pouvoir profiter de la chaleur du soleil. Tu sors de ton sac un livre, mais aussi un thermos que tu avais préparé pour l’occasion.

« Chocolat chaud à la cannelle. Réchauffe le corps et le cœur », énonces-tu.

Il te sourit à nouveau, plus largement, et tu vois qu’il apprécie ton idée, et l’intention. Tu lui sers une tasse, et vous commencez toustes deux à lire. Il y a peu de gens, tout est silencieux ou presque, et vous ne discutez pas. Vous profitez du calme. Vous vous plongez une demi-heure dans vos romans respectifs, mais tu sens ses yeux s’arrêter sur toi, parfois. Et parfois tu lèves les yeux aussi, vos regards se croisent, et vous y discernez toute la communion du monde, le plaisir d’être ensemble, le bonheur de vous être trouvé·e·s. À d’autres instants, c’est une envie, de plus en plus puissante, qui vous dévore. Celle de vous rapprocher. Tu rougis et te détournes. Trop tôt. Ni lui, ni toi n’initiez quoi que ce soit en ce sens. Au bout d’une demi-heure, tu le vois du coin de l’œil clore son livre. Il reste sans bouger, quelques secondes, à se perdre dans le vide. Tu te sens moins fatigué, et tu as l’impression que vos conversations pourraient reprendre, alors tu fermes ton ouvrage aussi, et tu attends.

Il relève la tête, et te regarde droit dans les yeux. Avec l’air taquin, joueur, charmeur, qu’il a parfois.

« Tu sais quoi ? »

« Quoi ? » réponds-tu précautionneusement. Quoi qu’il s’apprête à dire, cela l’amuse.

« Nous n’avons toujours pas échangé nos prénoms. »

Tu le regardes, interloquée. Il a raison. Cela te paraît si naturel d’être avec lui, comme si tu le connaissais depuis toujours, que tu as complètement oublié. Tu te trouves si bien à ses côtés. Mais maintenant qu’il le souligne, tu brûles d’apprendre son nom, d’en mettre un sur la passion qui t’anime. Tu te sens presque timide. Tu essaies de reprendre contenance malgré tout.

« Eh bien, à toi l’honneur », déclares-tu, du même ton taquin que lui.

Il ne se relève pas, mais te tend la main. Quelque chose dans ses yeux fait naître une sensation indicible dans ta poitrine. À la fois chaude, et froide, angoissante, et grisante. L’adrénaline électrise tes veines. Tu te perds dans son regard, oublies presque le sujet de la conversation. Tu souris. Tu as envie de fixer ce moment dans le temps, de préserver ces sentiments. Mais aussi de te pencher vers lui, de le toucher. Sa voix te ramène à la réalité.

« Avec grand plaisir. Máni, enchanté. »

Son timbre, la chaleur dans ses intonations, prolonge quelques secondes l’exaltation dans ton sternum, et tu te sens rougir. Puis tu enregistres l’information qui vient de t’être donnée. Tu le regardes l’air perplexe, en lui serrant la main.

« Máni. Avec un frère qui s’appelle Forseti ? Sérieux ? Est-ce que la mythologie nordique est un truc dans ta famille ? »

Ton étonnement le fait rire.

« Oui, oui ça l’est. Tu n’es pas la première personne à faire cette tête. Mais je n’ai pas choisi. J’y suis plutôt habitué, maintenant. C’est juste devenu normal pour moi, je suppose. »

« Est-ce que c’était pour ça que tu étais amusé par le livre que j’ai acheté dans la librairie ? » te rappelles-tu.

« C’était le cas. Cela ressemblait presque au destin. Tu ne connaissais pas mon nom, mais tu as choisi ce livre malgré tout. C’était drôle, et évidemment il fallait que je le raconte à mon frère. »

« Oui, je comprends », lui réponds-tu, toi aussi amusée. En sachant cela, c’est vrai que ça avait l’air d’une incitation des astres, même si tu n’y crois que peu.

« Du coup, est-ce que toute ta famille porte des noms en lien avec la mythologie nordique ? »

Il ne paraît pas ennuyé de répondre à tes questions. Partager sa vie, te raconter ses proches, semble lui faire plaisir.

« Quasiment. Ça a commencé bien avant que je sois né. Mes parents avaient des noms nordiques, mes grands-parents, et probablement antérieurement. C’est un peu comme une tradition. Il est dit qu’il y a longtemps, ma famille vivait dans le nord, peut-être en Norvège ou en Suède. »

« Et… Est-ce que tu as les mêmes pouvoirs que l’autre Máni, du coup ? Ou serais-tu Loki, le dieu de la malice déguisé, vu ton espièglerie ? Je devrais m’inquiéter ? » le taquines-tu.

« Peut-être, qui sait ? Tu pourrais être surpris », te déclare-t-il dans un sourire mystérieux.

Tu vois qu’il joue, mais il y a autre chose aussi. Quelque chose que tu ne parviens pas à identifier. Là encore, comme une blague avec lui-même. Il s’empresse cependant d’ajouter :

« Mais je te promets que je ne prends pas ces rendez-vous à la légère. Je ne suis pas quelqu’un en qui on ne peut pas avoir confiance. Je serai toujours sincère avec toi. Vraiment. »

Tu vois dans ses yeux l’affection qu’il te porte, l’importance pour lui que tu le crois, et la franchise la plus pure. Il a peur que tu penses qu’il se moque de toi ou qu’il ne te prend pas au sérieux. Et cela te rassure.

« J’aime être avec toi, et je ne voudrais être nulle part ailleurs. Sois-en sûre », conclut-il.

Si tu ne le connais pas encore parfaitement, que certaines zones d’ombre persistent, ce qui reste normal puisque vous vous êtes rencontré·e·s il y a peu, que tu ne le comprends pas toujours, tu ne peux te départir de la certitude qu’il est intègre. Tu relègues le reste de tes inquiétudes en arrière-plan, pour profiter de chaque minute avec lui.

Vous parlez un peu de sa famille, des attributs des dieux nordiques. Tu t’aperçois que sa culture semble sans limites sur le sujet. Si c’est une tradition familiale, il s’y est en tout cas engouffré. Vous discutez encore de choses et d’autres, et une petite heure s’écoule. Le soleil vous réchauffe, et vous vous sentez bien. Avec le chocolat, vous commencez même à avoir chaud. En fin d’après-midi, tu déclares :

« Tu sais ce dont j’ai envie là maintenant ? D’une glace. J’ai trop envie d’une glace. »

« Eh bien, il s’avère que je connais un excellent glacier, si tu veux. Et je ne dis jamais non à une glace. »

Vous vous souriez, sur la même longueur d’onde. Toi, content qu’il ait les mêmes envies que toi et de pouvoir rester avec lui, et lui, heureux de pouvoir te faire découvrir quelque chose aujourd’hui. Vous terminez chacun·e votre chapitre, puis vous rangez vos affaires et vous dirigez à nouveau vers le centre-ville.

Il te conduit devant un glacier bleu et blanc, qui ressemble à un diner . Vous entrez, et alors qu’il passe la porte juste avant toi, une bouffée de son odeur te parvient. Tu ne saurais pas dire pourquoi cela te frappe plus à ce moment qu’un autre, mais tu fermes les yeux une demi-seconde, saisie. Tu es sensible aux fragrances. Pour le meilleur, quand tu prépares tes pâtisseries, ou respires des parfums intéressants, et pour le pire, dans la rue, dans ton magasin, partout lorsque tu te fais assaillir car il y en a trop en même temps, et que certaines sont mauvaises. Tu sais que c’est ton cœur, et les réactions chimiques associées qui parlent, mais tu as l’impression de n’avoir jamais senti une odeur aussi réconfortante. Les sentiments que tu y relies automatiquement te donnent la sensation d’être à l’abri chez toi, d’être protégée, d’être heureuxse, comprise, en sécurité. Comme si tu entrais dans le plus bel endroit du monde, ton endroit préféré. Tu profites de ta demi-seconde pour te plonger dans cette odeur, dans ces sentiments, puis tu le suis et vous vous asseyez sur une banquette moelleuse.

Le menu se révèle vaste, les options véganes nombreuses. Il est rare de trouver un glacier qui propose des glaces sans lait et pas seulement des sorbets. Il y a aussi des pancakes, des crêpes et des gaufres. Le choix est difficile. Comme l’air ne se fait plus si tiède dehors, vous décidez toustes deux d’ajouter à votre envie de glace quelque chose de chaud, dans son cas des gaufres, dans le tien une crêpe. Il commande donc deux gaufres fumantes avec du sirop d’érable, une boule de glace à l’earl grey et une à la vanille. De ton côté, tu enrichis ta crêpe d’une boule chocolat et d’une autre à la pistache. Tu en découpes un morceau, et le sucre parsemé qui a fondu grâce à la chaleur se répand sur tes papilles. Chaque bouchée se marie parfaitement à tes glaces, qui elles-mêmes se marient entre elles. Tu goûtes évidemment le plat de ton compagnon, et il fait de même. Tu reconnais que l’earl grey et la vanille, un mélange auquel tu n’aurais jamais pensé, se complémentent très bien. Tu te crées une note mentale, cela pourrait te servir à l’occasion. Le sirop d’érable ajoute une touche de caramel qui relève les deux. Décidément, tu as trouvé ton égal en matière de chimie des saveurs.

La fatigue drape progressivement tes épaules ; l’adrénaline de la journée est en train de lui laisser la place. Tu sens la fin du rendez-vous arriver. Vous la percevez toustes les deux. Vous faites durer ce moment le plus longuement possible, tout devient prétexte à continuer la conversation. Tes pensées dérivent parfois. Máni. Tu prononces son prénom dans ta tête. Il symbolise cet homme que tu aimes. Après avoir passé plus de temps avec lui, tu peux te l’avouer, tu es tombé amoureuxse. Ce n’est que le début, un début d’amour, mais il colonise déjà toutes tes cellules grises, et remplit ton cœur. Máni est présent dans ton quotidien, à chaque fois que tu penses à quelque chose que tu voudrais lui dire, lorsque tu lis, lorsque tu observes, entend quelque chose qui te le rappelle. Tu as envie de te rapprocher de lui, de plus en plus, de tout connaître de lui, de sa vie, de découvrir chacune de ses pensées pour mieux le comprendre. Avec l’amour est arrivée la fascination. Tu l’apprécies, tu l’admires, et toute sa personne t’intéresse. Toi qui détestes les contacts physiques, tu commences à avoir envie de le toucher. Pas pour le fait de sentir son corps, mais plutôt d’éprouver sa chaleur, sa présence, pour exister plus près de lui. Pour te sentir un peu chez toi, et avoir le sentiment qu’il partage un peu de lui avec toi. Tu as envie de l’embrasser, pas parce que tu le désires, mais parce que tu veux graver au bout de tes doigts son visage, ses lèvres, savoir comment il embrasse, ressentir sa passion, apprendre par cœur la texture de sa peau.

Vous ne discutez plus, et chacun·e est plongé·e dans ses considérations. Tu rougis, mais son regard est tourné vers la fenêtre, et il ne le voit pas. Il a l’air songeur, lui aussi. Tu te demandes ce qui vogue dans son esprit. Probablement quelque chose de moins futile et niais que toi. Cela ne t’empêche pas d’espérer qu’il pense à toi, aux moments que vous avez passés ensemble, aujourd’hui et la semaine dernière. Tu te rappelles qu’il a parlé de toi à son frère, et cela te fait à nouveau plaisir. Si tu n’apprécies d’habitude pas les inconnus, la pureté du regard de Forseti, son allant, sa sincérité et son exubérance t’ont plus tout de suite. Tu te demandes si le reste de sa famille lui ressemble, et si oui, comment Máni a évolué pour devenir plutôt comme toi : secret, discret, observateur, anxieux. Il a gardé, par petites touches, l’assurance présente chez son frère, comme lorsqu’il t’a proposé de sortir avec lui, et cela renforce d’autant plus leur effet, qui fait battre ton cœur, coupe ta respiration, et t’éblouit. Si tu fais preuve d’honnêteté cependant, tout en lui t’éblouit. Si son apparence physique correspond parfaitement à tes inclinations, soit parce que le destin est bien fait, ou parce que tu l’as toujours regardé d’une vision déjà biaisée, toute sa personnalité, ce que tu en as vu du moins, t’enchante tout autant. Ses goûts, son esprit, ses intérêts, ses connaissances, sa délicatesse, ses attentions, sa prévenance, son rire, ce qui passe dans ses yeux, son cœur pur, son innocence… Tout en lui serre ta poitrine à l’en faire souffrir, car il est tout ce dont tu as jamais rêvé. Tu n’as jamais réfléchi à la personne idéale, mais tu trouves évident maintenant que ta description lui aurait parfaitement correspondu.

Vous redirigez vos pensées en face de vous, vos regards se croisent. Vous ne vous souriez pas, plongez dans les iris de l’autre. Tu as l’impression d’être aimanté par le bleu lagon de ses yeux et la force de son attraction. Tu ne sais combien de temps s’écoule ; cela pourrait être deux minutes comme deux heures, vous ne bougez pas. Le vide se fait dans ton esprit et tout s’apaise. Tu es heureuxse d’être là, avec lui. Soudain, la cloche de la porte d’entrée retentit et brise la magie du moment. Vous baissez les yeux, puis vous souriez. Tu sais que la journée est en train de se conclure, et tu n’en pas envie.

Tu aimerais l’inviter chez toi. Tu te demandes si tu vas le lui proposer. Cela t’inquiète ; tu as peur qu’il l’interprète mal. Qu’il prenne cela pour une façon détournée de signifier que tu souhaites aller plus loin. Tu es souvent très angoissée par ce genre de choses, car ce n’est pas le cas. Pourquoi les gens ne peuvent-ils pas communiquer simplement ? Tu ne veux pas envoyer de message subtil à qui que ce soit : tes mots reflètent toujours exactement ce que tu dis. En l’occurrence, tu aimerais seulement passer la soirée avec lui. Tu t’assènes cependant qu’il vaut mieux que ça. Tu l’espères, mais tu le sens aussi, dans son comportement, dans sa sensibilité, il fonctionne plutôt comme toi. Il a jusque-là été limpide dans ses propos, ne t’a jamais laissée dans le flou, n’a jamais esquissé de sous-entendus. Il est même possible, peut-être, qu’il préfère comme toi dire les choses clairement et éviter tout quiproquo, systématiquement.

Tu décides de ne pas l’inviter. Tu te trouves encore trop anxieuxse de ce qui pourrait arriver. Et c’est trop tôt. Vous ne vous êtes vu·e·s que deux fois. Cela risquerait d’être déplacé, ou de le mettre mal à l’aise. Tu n’es pas sûr d’être prêt non plus à lui montrer ton adresse, l’endroit où tu habites, ni ton appartement et à quoi ressemble ta vie.

Vous vous levez en même temps, réglez et sortez. Le soleil plonge à l’horizon, l’air a fraichi. Ton compagnon propose de te raccompagner à votre point de rendez-vous de la semaine dernière, plus proche de chez toi. Sur le chemin, vous discutez à nouveau à bâtons rompus. La fatigue est passée, le froid vous vivifie, vous profitez de chaque minute qu’il vous reste. Vous arrivez près de ton salon de thé. Les lampadaires s’allument à cet instant, et vous vous arrêtez au seuil d’un halo de lumière. Vous vous contemplez, quelques secondes. Tu ne sais quoi dire pour terminer ce rendez-vous. Comme toujours, il sauve la situation. Il te regarde droit dans les yeux et souffle, presque à voix basse :

« Merci. C’était une fabuleuse journée. Tu m’as fait découvrir plein de choses. Je suis vraiment heureux d’avoir pu passer ce temps avec toi. Cela remplit mon cœur de joie. »

Il sait toujours manier les mots à merveille. Tu n’as pas ce talent, mais tu essaies de lui répondre au mieux quand même.

« Avec plaisir. Honnêtement, j’aime beaucoup être avec toi aussi. Ça sonne… juste. Vrai. Comme si j’étais exactement là où je devais être. »

Prise d’une soudaine émotion, tu ajoutes, la voix nouée :

« Merci d’être entré dans ma vie. »

Il te sourit en retour, avec toute la douceur du monde. Ses yeux brillent, de joie, d’émotion.

« J’en suis ravi. Et ravi de l’avoir fait. J’ai aimé chaque seconde de ce rendez-vous, autant que le précédent. Tu es simplement merveilleuxse. »

« Non, je ne le suis vraiment pas ! C’est toi qui l’es ! » lui réponds-tu en riant.

Mes aïeux, te souffles-tu en parallèle, cet homme finira par te tuer de toute sa gentillesse. Il ne peut être réel. Sa façon de dire les choses, si sincère, si belle, si directe, te fait fondre.

« Eh bien, merci beaucoup, je suppose », déclare-t-il, quelques traces de son assurance de façade revenant à la surface. Il te sourit de toute sa superbe.

Puis il redevient sérieux, et tu sens qu’il s’apprête à ajouter quelque chose d’important.

« Comme je te l’ai dit, j’aime beaucoup passer du temps avec toi. J’admire ton esprit, ta vivacité, ta personnalité, et tu as en plus d’excellents goûts, termine-t-il, malicieux. Je pense… Je pense que je suis amoureux. Que je commence à être véritablement amoureux de toi, en tout cas. Cela me rend presque fou, je ne pense qu’à toi. Et pourtant, je veux t’aimer encore plus. Je veux te connaître bien mieux, passer plus de temps avec toi, je veux apprendre tout ce qu’il est possible d’apprendre sur toi, et parler de livres jusqu’à la fin des âges. »

Il se passe la main sur le visage, saisi par la nervosité. Il regarde ailleurs, puis revient à toi. Tu ne dis rien, suspendue à ses lèvres.

« Ce que j’essaie de dire c’est… Voudrais-tu devenir mon aimé ? Est-ce que tu… serais d’accord pour que nous soyons ensemble ? »

Tu sens ton cerveau court-circuiter de toute part à l’intérieur. Oui, mille fois oui, bien sûr que tu veux être avec lui, tu n’appelles que cela de tous tes vœux. Tu évalues brièvement la situation : il n’a plus l’air de se sentir si vulnérable, il a même l’air de maintenir son assurance, d’être confiant, ou du moins de le paraître à nouveau. Au fond de ses yeux, tu lis malgré tout une lueur d’incertitude. Tu lui donnes alors la première réponse qui te passe par la tête, après la fuite et le fait de te jeter à son cou, une réponse engluée de panique.

« Qu’est-ce qui te fait croire que je suis attiré par toi ? »

Tu déclares cela avec la plus grande assurance du monde, de manière taquine, comme si tu demeurais parfaitement à l’aise pour désamorcer l’intensité de la situation. Tu lui montres que tu n’es pas tout à fait sérieuxse lorsque tu dis cela, mais que toi aussi tu peux jouer. Tu voudrais t’enfouir dans un trou et pleurer de stress tellement cette réponse se trouve à l’opposé de la façon dont tu aurais voulu agir. Pourquoi ne pas avoir choisi quelque chose de gentil, de beau, de romantique ? Parce que tu n’as pas les mots.

Il reste quelques secondes interdit. Puis un sourire carnassier étire ses lèvres. Au jeu de l’assurance et de s’amuser à faire tourner la tête de l’autre, tu sais déjà que tu es perdante. Pas besoin de parler, rien que ce sourire rend ton cerveau parfaitement incapable, te donne envie de faire de même et te donne chaud. Tu n’as jamais été quelqu’un de très confiant de toute façon.

Il s’avance vers toi, et approche son visage tout près du tien. Tu sens sa respiration dans ton cou, et tu ne tiens plus très bien sur tes jambes. Tu fermes les yeux pour reprendre une contenance. C’est un échec, tu perçois toujours son souffle, de plus en plus près. Beaucoup trop près. La chaleur qui émane de lui se fait presque palpable, et tu déglutis, attendant ta sentence. Il approche ses lèvres de ton oreille, et te chuchote alors :

« Eh bien… Peut-être le fait que tes joues se colorent la moitié du temps lorsque je te parle ? Depuis le premier jour dans ton salon de thé ? Et… la réaction que tu es en train d’avoir, là, maintenant ? »

Satisfait, il recule, te regarde droit dans les yeux de son air de chat qui a trouvé une souris. Son sourire joueur ne s’efface pas. Tes joues se colorent de plus belle. Bien fait pour toi. Il avait donc eu la délicatesse de ne pas le souligner, mais il avait évidemment perçu chaque fois où sa présence te faisait de l’effet. Tu laisses passer quelques secondes pour te remettre. Tu lui dis finalement, un faux reproche dans la voix :

« Tu es tellement… tellement audacieux ! Tellement effronté ! »

« Peut-être, mais c’est toi qui as commencé. Et puis… j’ai l’impression que cela t’amuse presque autant que moi. »

Tu prends une grande inspiration et lui réponds, sincèrement cette fois.

« Évidemment que je veux être avec toi, Máni. Je t’aime. Tout ce que tu m’as fait découvrir à propos de toi, je l’ai admiré. Chaque minute que j’ai passée avec toi, je l’ai ressentie comme la meilleure de ma vie. Je veux te connaître par cœur, apprendre tous tes secrets, tout ce que tu préfères, tout ce que tu aimes, tes chagrins, tes anxiétés, je veux tout savoir de toi. Tu es la personne la plus extraordinaire que j’ai rencontrée, et j’ai tous les jours du mal à croire que tu existes véritablement. Je serai honorée, et un peu extatique, je l’avoue, que tu veuilles être avec moi. »

Durant quelques secondes, quelques minutes même, vous vous fixez, souriant comme si le monde vous avez été offert, heureuxse du bonheur le plus pur et le plus complet.

Lorsque vous détournez finalement les yeux, vous souriez toujours. Vous prenez chacun·e congé, de manière maladroite.

« Eh bien… Bonne nuit ? » suggères-tu.

« Bonne nuit, darling, à bientôt j’espère. Prends soin de toi. »

« Bien sûr, encore plus maintenant que je sais que tu m’attends quelque part », termines-tu l’air taquin.

Vous vous détournez, et rentrez chez vous, souriant toujours pour vous-mêmes.

Tu pousses la porte de ton appartement sans même te souvenir du chemin que tu as suivi. Tu te sens euphorique, et fatiguée, et euphorique. Tu pourrais hurler ta joie au monde, mais à la place tu te prépares une infusion pour te calmer. Pas pour te réchauffer, tu brûles encore de toutes ces émotions. Tu t’endors rapidement cette nuit-là, car l’épuisement de la journée s’abat sur toi comme une chappe de plomb, et ton bonheur fait fuir ton anxiété et toute pensée négative. Tu glisses donc dans le sommeil, apaisé.

Dans les jours qui suivent, vous ne parlez pas par message. Vous avez chacun·e besoin de vous remettre des évènements, de faire le point. La veille au soir de son apparition habituelle à ton salon de thé, il t’envoie finalement quelque chose.

Bonjour, mon amour.

J’espère que tout va bien pour toi, et que ta journée fut bonne. Je voulais te dire que je vais arrêter de te contacter en permanence comme avant, à moins que tu le souhaites, car ne je veux pas te faire sentir pressurisée. Je réfléchissais au fait que, peut-être, j’avais été trop direct, trop intrusif, trop insistant. Je veux te le dire à nouveau : tu ne me dois rien, et si jamais tu changes d’avis, et ne veux plus être avec moi, c’est ton droit le plus entier. Jamais je ne t’en tiendrai rigueur. J’aime parler avec toi, mais tu n’as pas à me répondre si tu n’en as pas envie, et je ne veux pas que tu aies le sentiment que je suis possessif, ou autoritaire, ou quelque chose de cet ordre-là. J’attendrai que tu fasses un pas vers moi si tu le veux, et ne t’embêterai pas jusque-là. Au café aussi, je garderai mes distances pour ne pas te déranger et être trop présent.

J’espère que tu passeras une bonne semaine. Je t’aime, n’en doute jamais.

Ses mots te font réfléchir. Tu apprécies qu’il verbalise toujours les choses aussi clairement, et qu’il soit suffisamment attentionné pour souligner tout ça. Tu t’es effectivement senti comme il le décrit dans toutes tes relations précédentes. Tu t’es également dit que tu devais faire attention à t’attacher moins vite, à prendre le temps, à être moins obsessifve. Tu ne sais pas si tu y arriveras, mais tu peux au moins fournir des efforts dans ce sens. Tu te répètes qu’il est normal que tu ne penses qu’à lui au début, mais que tu dois garder en tête l’objectif que cela s’apaise ensuite. Tu dois maintenir tes autres relations, tes activités, et ne pas passer tout ton temps avec lui. Tu sais que c’est important, chaque souvenir antérieur à cette année te le rappelle. Heureusement, tu as tissé des liens et développé des loisirs que tu aimes trop pour abandonner ainsi. Tu te martèles que tout va bien se passer. Tu te fixes des limites dès maintenant : tu ne lui parleras que lorsque tu n’es pas occupé. Dans ces cas-là, tu peux le contacter autant que tu le veux, mais tu ne rogneras pas sur ton temps de sommeil non plus. Tu peux le faire. Et pour marquer le coup, tu ne lui réponds pas tout de suite, car tu n’as pas terminé tes tâches.

En fin de soirée, une fois installée sur le canapé avec ton plaid et ton roiboos, tu reprends ton téléphone.

Hello, mon amour.

J’ai apprécié tes mots. Merci de me les avoir livrés. Tu m’as rappelé un certain nombre de choses importantes. Je me suis parfois perdue moi-même de temps en temps, dans le passé, et je ne le ferai pas à nouveau. Ne t’inquiète pas, je vais mieux maintenant. Merci de me laisser de l’espace. Je pense que tant que tu restes dans cet état d’esprit, et que je fais attention à moi, tout ira bien. Mais je te retourne tes mots, cependant. N’hésite jamais à me dire que tu as besoin de plus de temps, de plus d’espace. Je peux être un peu… obsessifve, même si je suis plutôt doué·e pour éviter de le faire peser sur les autres. Malgré tout, je t’écouterai toujours, alors s’il te plaît, sens-toi libre de te confier autant que tu en auras envie. Je t’aime.

Parle-moi quand tu le veux, et je ferai la même chose. Je répondrai quand j’en ai envie, alors s’il te plaît, fais de même. Je ne veux pas que tu te sentes sous pression non plus, ou forcé à faire quelque chose par convention sociale.

Bonne nuit, darling

Le fait d’employer les mots love ou darling te semble irréel. Même si tu es seule, tu sens tes joues te brûler malgré tout. Tu sais que tu rougis tout le temps, mais tu ne peux le contrôler. Tu as toujours fait partie des personnes qui se colorent à la moindre émotion forte, particulièrement quand celle-ci s’approche de l’amour. Tu es heureuxse de pouvoir utiliser ces mots cependant, surtout parce qu’ils s’adressent à lui. Ton cœur se révèle si plein d’amour que tu as l’impression qu’il ne fonctionne plus qu’à cela. Quel bonheur d’avoir une relation privilégiée avec lui. Tu as encore le sentiment d’être dans un rêve. Tu as hâte de le revoir.

Tu lis un peu, puis tu vas te coucher. Cette nuit aussi, tu dors paisiblement. Durant les jours suivants, vous échangez régulièrement des messages et discutez de tout, de rien, de ce qui vous passe par la tête. Tu n’arrives pas toujours à tenir tes résolutions et lui répond parfois alors que tu es au milieu d’une tâche, mais tu fais de ton mieux, et c’est le principal. Au salon de thé, vous restez distants, mais lisez chacun·e dans les yeux de l’autre tout ce que vous avez besoin d’y lire. Plus vous discutez, plus vous découvrez d’autres points communs, d’autres idées et pensées similaires. Toi comme lui n’êtes au départ pas des personnes qui parlaient beaucoup, mais l’écrit facilite les choses, et votre confiance en l’autre également. Tout ce que dit votre aimé·e vous intéresse, et il faut avouer que vous avez tellement de passions qui se rejoignent qu’il n’est pas difficile de trouver un terrain d’entente. Vous discutez donc abondamment tous les jours. Votre amour continue à évoluer, doucement et sûrement.

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