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Agathe Bordeaux

mercredi 9 juin 2021

Enluminures - Livre I, La Cité des Scients

Chapitre 5

En fuite


Il apparaît que tous les êtres de la nature se répartissent en trois règnes distincts que j’entreprends ici de nommer :

Ceux qui absorbent la matière forment la famille Fungi.

Ceux qui convertissent la lumière forment la famille Botaniae.

Enfin, ceux qui ingèrent d’autres êtres forment la famille Fauna.

Trois modes de nutrition, trois familles, trois règnes.

Voilà le critère primordial qui structure le vivant depuis l’aube du temps.

Puisse-t-il ne jamais plus être oublié.

Maîtreur Astérios,

Essai sur l’organisation du vivant,

Première révolution d’Astrée



L es jours se succédaient péniblement et les habitants du manoir faisaient mine de préparer leur vie d’après. Johannes ne quittait plus son atelier, et Héro, qui l’entr’apercevait par les fenêtres, le suspectait de vouloir noyer son chagrin dans l’encre, les rouages, et les croquis de l’imprimeuse. Léontin avait cessé depuis bien longtemps de participer à la Fête de l’Invention, mais cela ne l’empêchait pas de s’enfermer également pour remuer quelques sombres idées dans son étude. Toustes savaient cependant que le deuil ne faisait que commencer. La Passation de lumière se tiendrait à la levée de la nuit du quatorzième jour, et dans l’intervalle, il leur fallait préparer l’hommage.

L’ancien apprenti de Desdémone s’était présenté au lendemain de l’autopsie corscire. C’était Héro qui lui avait ouvert la porte du manoir oublieux, avec une réticence certaine. Elle n’était encore qu’une petite fille lorsque Desdémone avait été radiée de sa guilde, et le visage de l’apprenti avait depuis longtemps glissé hors de sa mémoire. Contre toute attente, cependant, le successeur et garant de la fécondité des travaux de sa mère lui avait plu d’emblée.

Grégoire Mandel était un jeune homme grandi trop vite, essaimé de taches rousses et au regard fuyant. C’était cette gêne manifeste qui avait séduit Héro. Se reprochait-il de n’avoir pas visité son ancienne mentor ? Avait-il été facile de le dissuader de venir s’exposer à la délusion de Desdémone ?

Ensemble, iels avaient rouvert l’atelier de Desdémone sous la verrière de la tour orientale, repoussé plantes desséchées, toiles, pinceaux et chevalets, puis fouillé le travail d’une vie. Grégoire, mortifié le premier jour, sans doute écrasé par la maisonnée en deuil, s’était avéré être un compagnon précieux dès le lendemain. Il se souvenait d’une Desdémone Brintaigu appliquée et rigoureuse qu’Héro n’avait jamais vraiment connue. Iels passaient leurs heures assis au milieu de croquis et parchemins éparpillés que la jeune femme triait de son mieux et que l’apprenti botaniste dispersait à nouveau aux quatre coins de la pièce, distrait par quelques phrases repêchées çà et là, et par des rapports d’expériences peu concluantes, mais « ingénieuses, quand même, il fallait y penser non ? ». Jour après jour, Grégoire dévoilait à Héro les « intentions ambitieuses » et autres « théories dévastatrices » qui émaillaient le passé de Desdémone.

— C’est incroyable, fit-il au matin de la Passation de lumière.

Accoudé à une grande pile de dossiers qu’il était supposément en train d’empaqueter, Grégoire contemplait l’atelier avec ravissement.

Héro releva la tête de son propre tas de feuilles pour lui jeter le regard faussement exaspéré qu’elle lui réservait depuis quelque temps. Le botaniste en herbe ne se laissa pas démonter :

— C’est parce que tu ne te rends pas compte.

Il leva un doigt et l’agita d’un air docte :

— Les travaux de ta mère n’ont pas fini de résonner au sein de ma guilde. À force de pointer les stratégies semblables des êtres du règne Botaniae et de ceux du règne Fauna, Maîtreuse Brintaigu a redonné du souffle à la théorie de la chaîne des êtres que personne n’avait plus osé soutenir depuis la démonstration de Maîtreur Astérios. Développement racinaire raisonné, orientation solaire, sensitivité florale… Bien sûr, rien dans ses recherches ne permettait de détrôner la thèse de la tripartition nutritive, mais cela ne l’a jamais empêchée d’affirmer que les règnes Fauna et Botaniae n’étaient pas aussi distincts qu’ils en avaient l’air…

Héro lui adressa son sourire le moins douloureux :

— Maman ne craignait pas le contre-courant.

Grégoire lui jeta un œil gêné par-dessus ses bésicles rondes, et tritura le lien de cuir qui maintenait leur sélection de documents. Il semblait réfléchir intensément.

— J’ai été son élève, et je ne le crains pas non plus, finit-il par déclarer, légèrement tremblant. J’apporterai les preuves qui lui faisaient défaut. Je sens bien, comme elle, que tous les vivants se ressemblent. Mes dernières avancées…

Il rougit, se reprit :

— Les êtres semblent composés d’unités fondamentales. Je crois le vivant tout entier bâti à partir des mêmes pièces.

Héro ne sut que répondre à cela. Que savait-elle des règnes et de la structure du vivant ? Elle s’adossa au mur de vieilles pierres et se tut un instant.

Le réseau de vitrages arachnéens avait déjà capturé quelques rayons du soleil levant, et un air de printemps détrempé tombait sur les bouquets à l’huile et autres natures mortes. Un ronronnement léger au bout des moustaches, Galéio se frottait avec délices contre la lumière d’orage et les chevalets de bois. Héro observa les tableaux et les dessins qui végétalisaient la verrière. En parcourant les travaux de sa mère, la jeune femme remarquait ce que Grégoire ne semblait pas voir : l’ensemble de cette recherche avait mené Desdémone jusqu’à la délusion et avait causé sa radiation de la guilde des botanistes. Quelque part, dans ces croquis et ces notes éparses, se tenait peut-être la graine de folie que de longs bains de souffrance n’avaient pas suffi à étouffer. Qu’il y ait eu des éclairs de génie dans les intuitions de sa mère ne changeait pas cela. On ne balayait pas impunément les grandes théories d’un simple revers de pinceau. Pas sans risquer, du même geste, de balayer sa raison. Et si les recherches de Desdémone contaminaient Grégoire ?

Elle le soupesa du regard, nota la ride butée nichée entre les yeux du botaniste.

— Tu ne devrais pas trop t’enthousiasmer dans ton discours, ce soir, lui jeta-t-elle.

Le jeune homme la contempla, interdit, pendant qu’Héro déterrait son deuil. Sans regarder ses mains pleines de croquis et de folles peintures, un goût de trahison au bord des lèvres, Héro continua à s’arracher le cœur.

— On sait tous les deux que les botanistes ne récupèrent ces archives que pour le principe. Personne ici ne veut d’une théorie fêlée.

— Elle n’a rien de fêlé ! s’insurgea l’apprenti.

Héro vit rouge.

— Regarde autour de toi !

Un bruit de feuilles précipitées leur indiqua que Galéio venait de détaler sans demander son reste.

— Elle a commencé par imaginer la communication végétale et les plantes sensitives, s’emporta Héro, et puis elle a rajouté des couleurs impossibles sur les planches botaniques, et quelques lunaisons plus tard elle peignait des fleurs qui n’existent pas en essayant de leur parler !

Les échos de son éclat ricochaient sur la verrière.

Les yeux humides, Grégoire se taisait toujours, et Héro repoussa la pitié qui montait en elle.

— Ici personne ne sait comment tout ça est arrivé, conclut-elle en se relevant. Mais tu ne devrais pas oublier que ma mère était malade.

Et Maîtreur Servet a été frappé en regardant sous sa peau,aurait-elle voulu ajouter. Que nous arrivera-t-il si nous plongeons dans ses notes ?

Une nuée sombre avait dû passer devant le soleil, car toutes les couleurs de la pièce lui paraissaient soudainement affadies, et la jeune femme sentit le froid qui lui mordait les côtes et le goût de blasphème qui s’attardait sur sa langue. Grégoire lui jeta un petit regard triste lorsqu’elle se releva.

Les jambes cotonneuses, Héro lui tourna le dos et s’enfuit.


***


Un regret s’attacha aux pas d’Héro dès qu’elle quitta l’atelier de peinture. Ne pouvait-elle pas simplement recommander la prudence à l’apprenti ? Avec calme ? Avec douceur ? Quel tort Grégoire lui avait-il jamais fait ?

C’est injuste. Je ne l’admire plus comme il l’admire, lui.

Elle tomba nez à nez avec son père, avant d’avoir pu se réfugier dans sa chambre.

Les traits tirés de l’inventeur lui serrèrent le cœur. Depuis combien de temps n’avait-il pas quitté sa tanière ? Johannes s’éclaircit la gorge, puis s’adressa à un point perdu quelque part au-dessus de l’épaule d’Héro :

— Léontin est sorti pour une affaire avec sa guilde, et je vais retrouver Daviel pour graver le reste des caractères mobiles. Tu seras seule au manoir cet après-midi, ajouta-t-il, comme pour s’excuser.

Héro aurait voulu lui demander combien de lettres de l’alphabet ils avaient déjà sculptées, lui et le forgeron, ou quel temps annonçait son baromètre, n’importe quel sujet léger et dépourvu de ténèbres, mais rien ne franchit ses lèvres.

Il lissa nerveusement son gilet gris et continua, sans relever le silence de sa fille :

— Si je ne suis pas encore rentré, pars sans moi à la cérémonie. Daviel m’emmènera peut-être, si nous finissons tard. Ne verrouille pas la grand-porte, je ne suis pas certain que Léontin ait sa clef.

Héro hocha la tête, la bouche sèche, et son père tourna les talons.

Il ne l’avait même pas regardée.


***


Héro erra longtemps dans sa maison trop pleine de fleurs, trop vide. Elle n’osa pas retourner dans l’atelier de sa mère et évita Grégoire avec soin lorsqu’il quitta le manoir. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle agissait ainsi, cela ressemblait à un jeu : le cœur battant dans les oreilles, tendue pour deviner quel chemin il empruntait et où se mettre pour demeurer hors de sa route. Ce n’est qu’au grincement de la grand-porte qu’elle regretta un peu de ne pas lui avoir souhaité du courage pour le soir.

Lorsque l’ennui tenailla trop la jeune femme, ses pas la portèrent vers la cuisine où elle projetait vaguement de se préparer une théière de réconfort. Galéio, qui savait flairer les fringales improvisées, attendait avec espoir devant la porte.

Foutu chat, avait dit Léontin.

Héro frémit, et le fauna vint se frotter contre ses chevilles tandis qu’elle repoussait l’huis.

Une vague répondit à son geste trop vif, et lui lécha les pieds.

La cuisine baignait dans quelques galons d’une eau sombre. Héro jura en avisant le seau débordant de pluie et d’asphodèles fanés qui bavait sur le comptoir ; Galéio s’ensauva, les pattes agitées de tics nerveux.

Il avait plu toute la nuit, et voilà que le ciel se déversait dans la pièce : une cascade de gouttes ruisselait du plafond. En pestant, Héro ôta ses chaussures et retroussa le bas de sa robe pour patauger vers le bouquet, secrètement heureuse de la morsure de l’eau glacée contre sa peau nue.

Quelques instants plus tard, elle jetait le contenu du baquet dans le petit jardin détrempé. Les asphodèles froissés flottaient comme les cadavres d’un naufrage tandis qu’ils retournaient à la boue qui les avait vus grandir.

Héro resta un moment à observer la lente noyade des fleurs, et ne fut rappelée à elle que par un clapotis régulier venant de la cuisine. La fuite coulait toujours, et elle s’empressa de replacer le seau. La trace de l’eau avait creusé son lit le long du mur écaillé et se perdait dans l’angle du plafond. Sur son passage prospérait une moisissure violacée.

Héro plongea la main dans sa robe et consulta sa vieille donne-temps. Puis elle jeta un coup d’œil en direction du soleil, et estima dans un mouvement d’humeur qu’elle aurait bien le temps de remonter à la source de cette rivière domestique avant de partir pour la cérémonie.

En plus de trois décennies, Léontin n’avait pu glaner que deux malheureuses informations sur l’affaire de la fuite de la cuisine : qu’elle venait manifestement d’un dégât dans la toiture et qu’elle devait s’infiltrer le long d’une cheminée, car l’exploration des étages supérieurs n’avait pas permis d’en retrouver la piste. En quelques heures, Héro se promettait de cartographier le détail des méandres de l’écoulement. Elle ne supportait plus de voir sa vie prendre l’eau. Ce projet lui rappela les plans du manoir qu’elle avait arrachés aux archives de la guilde, et elle fila dans l’étude de Léontin pour les récupérer.

Le bureau du délusionniste était un vaste désordre dans lequel la paperasse s’organisait par strates. Héro savait que ce qu’elle cherchait était tout récent et flottait encore sans doute à la surface des amoncellements. Galéio semblait avoir sans cesse les mêmes idées que sa maîtresse, car elle le découvrit pelotonné au milieu des cahiers. Héro le cajola tout en fouillant le bureau des yeux, et ne tarda pas à retrouver la chemise de la grand-mère de Léontin.

Elle inspecta cette fois tous les parchemins avec soin et regroupa sept feuillets, dont chacun schématisait un étage. Les réarranger lui prit un certain temps, mais après avoir successivement délogé Galéio du rez-de-chaussée et du troisième étage, il lui sembla que le manoir était en ordre : un plan des caves, un des jardins et un du rez-de-chaussée, puis les trois étages et ce qui devait être les combles. Profitant d’un rayon de soleil qui filtrait entre deux nuages, Héro leva les parchemins superposés devant la fenêtre, et eut le plaisir de constater qu’ils étaient tous à la même échelle. Par transparence, en faisant abstraction des notes de la délusionniste, elle remonta la piste de la fuite et marqua d’une croix sur chaque étage l’endroit où devait passer l’eau. Elle regroupa ensuite les plans, le trousseau du grand-pierre, ainsi qu’une gourde et un sac de biscuits pour combler la béance qui flottait en elle, et s’en alla vérifier la justesse de ses gribouillages.

Sa large besace accrochée à l’épaule, Héro se lança à l’assaut du premier étage avec le sentiment étrange de partir à l’aventure dans sa propre maison. La croix se trouvait quelque part à l’est d’un corridor, dans l’une de ces chambres oubliées que personne n’utilisait plus. Les yeux rivés au plan, un sablé à la bouche, Héro traversa les couloirs de papier et de fusain, et ne releva le nez que pour compter les portes devant elle. Une lumière pâlie par la poussière filtrait dans l’entrebâillement de celle qu’elle cherchait, ainsi que l’odeur terreuse de l’eau enfermée entre quatre murs. La jeune femme devina sur-le-champ que la fuite ne s’écoulait pas très loin. Elle jeta un coup d’œil dans la pièce, mais ne put apercevoir la trace de l’infiltration. En désespoir de cause, elle entrouvrit la fenêtre opacifiée par le temps pour repérer l’escalier de la cuisine. Son sens de l’orientation assuré à nouveau, Héro tourna le dos au jour qui s’étirait pour reporter son attention sur le côté sud-est de la chambre. Si elle ne se trompait pas, la fuite devait se faufiler près de l’angle de la pièce…

Héro eut un sourire lorsque son regard se posa sur l’immense armoire de chêne qui l’attendait, sobre et majestueuse. Elle déverrouilla un battant qui céda dans un grincement d’articulation rouillée. Quelques manches de brocart élimé la saluèrent vaguement en s’échappant de la penderie.

De vieilles robes, et du linge que le temps avait rendu douteux.

Rien de trop encombrant.

Héro rabattit la porte et s’arc-bouta au mur pour décaler le meuble. L’antiquité résista de son mieux, mais, derrière elle, la jeune femme trouva ce qu’elle cherchait : une longue traînée de moisissure violacée courant du sol au plafond. Léontin ne semblait pas avoir poussé ses investigations très loin…

Forte de son succès, Héro s’élança dans les étages supérieurs, et n’eut pas trop de peine à suivre la piste de l’eau. Celle-ci se faufilait derrière lambris et tapisseries, mais ses astuces n’avaient pas survécu au temps : l’humidité avait depuis bien longtemps grignoté ses meilleures cachettes. Plus la jeune femme montait dans le manoir, plus les dégâts de la pluie prenaient de l’ampleur, et quand Héro leva les yeux vers le plafond d’une chambrette du troisième étage, elle vit très distinctement les gouttes en formation sur les longs brins de la moisissure violine.

Et nul moyen d’accéder au niveau supérieur.

La jeune femme se laissa tomber sur un fauteuil poussiéreux, et sortit biscuits et cartes. L’expédition touchait à sa fin… Une nouvelle fois, Héro se pencha sur les plans au fusain et contempla la main sûre qui les avait tracés. Une multitude de détails avait été dessinée dans les marges, principalement des poignées sculptées et des serrures ouvragées qu’Héro avait pu admirer au fil des étages. Sur le plan des combles était figurée une clef rondelette ornée d’élégants motifs floraux. Elle avait la sensation étrange de marcher entre deux époques du manoir : celle de sa ruine progressive, qu’elle connaissait depuis toujours, et celle de sa conception, qui s’étalait en papier sous ses yeux. Ce pèlerinage l’émouvait, elle se sentait si proche soudain des lointains ancêtres de Léontin… L’idée lui arracha un sourire. Peut-être cette expédition était-elle sa façon propre de préparer la Passation de lumière…

Héro se secoua. Seul un étroit escalier vermoulu, au fond de l’aile est, permettait de monter dans les combles. Cependant, l’atteindre exigeait de traverser l’intégralité du manoir sur des poutrelles et des planchers que le temps avait fragilisés, ce que Léontin lui avait interdit depuis longtemps. Et de fait, Héro, qui se sentait pourtant aventureuse, n’avait aucune envie de se risquer là-haut. Pire : sur le plan des combles, un grand espace s’ouvrait au-dessus de la pièce dans laquelle elle se trouvait actuellement, mais aucune porte n’y avait été schématisée. Faire tout ce chemin pour se heurter à un mur ! Il devait exister un autre accès.

La jeune femme sortit une loupe de sa besace, et détailla la chambre, puis le couloir et les chambres attenantes sans noter la moindre suggestion d’une ouverture, quand soudain, sur le plan des combles, elle remarqua une croix légère dessinée vers le fond, à l’est de la pièce.

Héro leva de nouveau les plans devant le soleil et reporta cette croix sur le plan du troisième étage. Cela tombait dans un petit couloir qui desservait la salle d’eau et une chambre de bonne. Elle remballa papiers, loupe et gâteaux et se précipita à l’endroit indiqué. Le plafond y était de lambris foncé, d’autant plus sombre que la coursive était aveugle. Héro s’empara d’une chaise abandonnée dans la chambre de bonne et l’escalada pour inspecter le plafond de plus près. Elle ne remarqua d’abord rien, et ce ne fut que lorsqu’elle renonça à se servir de ses yeux pour promener ses mains le long du bois verni que quelque chose se produisit.

Une des lattes du lambris venait de s’enfoncer sous ses doigts.

Héro la fit coulisser : dans l’interstice qu’elle avait libéré se devinait une petite serrure d’or fleuri, cousine évidente du schéma de clef qui avait retenu son attention un peu plus tôt.

Le cœur d’Héro se mit à battre plus fort. Quel genre de grenier nécessitait des ferronneries aussi délicates ? Le grand-pierre s’était visiblement aménagé un espace secret. Et quelle meilleure cachette pour une clef qu’un énorme trousseau ? La jeune femme extirpa la quarantaine de clefs cliquetantes de sa besace. Le passe aux fleurs d’or, assez petit pour tenir dans la paume d’Héro, l’attendait là, coincé entre deux confrères plus grossiers. Héro le libéra du trousseau pour l’observer un instant. Une longue liane de métal s’enroulait autour de la tige pour l’habiller de minuscules feuilles de lierre. Sur l’anneau ouvragé de la clef brillaient de grandes fleurs, un papillon au corps étrangement longiligne et un scarabée d’or.

C’était une pure merveille.

Et la promesse d’une aventure.

Héro glissa le passe dans la serrure, et les deux jouèrent aisément, avec un déclic clair que le temps n’était pas parvenu à érailler. La jeune femme poussa sur le panneau de bois et un flot de lumière et de poussière mêlées s’abattit sur elle, tandis que la large trappe basculait en grand. Elle tâtonna sur les bords de l’ouverture et il lui sembla que ses mains couraient sur un parquet réchauffé au soleil. Un parfum de vieille forêt descendait vers elle.

Héro sentit du bout des doigts ce qui ressemblait aux barreaux d’une échelle repliée sur elle-même. Après quelques essais infructueux, elle parvint à la tirer vers elle, et le mécanisme se déploya docilement à travers la trappe. La tête pleine de coffres au trésor et de laboratoires secrets, Héro se hissa au niveau du parquet, le cœur battant.

La pièce ne contenait rien de tout cela.

Une lumière de vitrail et de serre verdoyante s’écoulait tout autour d’elle, jetait ses rayons dans des combles confortables de la taille d’un petit salon, hauts de plafond et traversés de part et d’autre par les poutres de la charpente. Une large rosace filtrait le soleil de la fin du jour.

Et cette couleur de feuillage venait d’un arbre.

Immense.

Enraciné au plus près du ciel, et dont les branches lancées à travers la toiture ouvraient un chemin vers les nuages.

Héro resta saisie un instant devant la majesté de la scène. Des tourbillons de poussière voltaient lentement entre les nuances du crépuscule, tandis que les reflets de la rosace allumaient des braises sur le plancher couvert de feuilles automnales. Un vent léger joua dans les cheveux d’Héro et agita quelques-unes des graminées qui colonisaient le parquet. Le temps semblait suspendu là, comme prisonnier des racines de l’arbre qui enflammait le grenier.

Le mystère de la fuite de la cuisine n’en était plus un.

Fascinée par l’insolence de cette plante, Héro se demandait s’il serait possible de réparer la toiture sans assassiner l’arbre, mais rien ne lui venait. Comment se faisait-il que personne n’ait rien remarqué ? Elle grimpa hors de la trappe et fit quelques pas sur l’humus qui camouflait le parquet. Aussitôt, de petits scarabées dorés s’échappèrent avec un cliquetis étrangement lourd, tandis que deux énormes papillons rouille filaient à tire-d’aile par le toit béant. Quelque chose de plus gros remua dans le fond de la pièce, derrière deux fauteuils de cuir cerise couronnés d’herbes éparses. Sans doute une fouine ou une martre venue habiter cette clairière sur mesure. Dans une flaque de soleil fleurissaient une multitude de plantes grasses.

Ce ne fut que lorsqu’elle s’approcha pour les détailler qu’Héro remarqua de la dorure sous les joubarbes et les débris de forêt. Elle épousseta quelques feuilles mortes, avant de suspendre son geste et son souffle.

Un manuscrit ancien, vert bourgeon, gisait sur le parquet, incrusté dans l’humus à un point tel que de multiples succulentes de l’exacte même couleur prenaient racine dans sa couverture et lui faisait comme des excroissances de cuir étrange ou plutôt, songea Héro, donnait le sentiment que l’ouvrage était relié de feuilles plus que de peau. Sous les plantes qu’elle n’osait déranger, les dorures du livre étaient devenues illisibles et s’il avait eu un titre un jour, ce dernier semblait avoir depuis longtemps été englouti par la forêt. Héro arracha l’objet à sa gangue de terre avec mille précautions.

Que faisait-il ici ?

Elle cherchait du regard une étagère ou un bureau d’où il aurait pu s’échapper, quand elle remarqua, dissimulées dans le clair-obscur de l’arbre, les ombres d’une bibliothèque.

Héro n’osait pas en croire ses yeux.

Bâtis dans la charpente, les rayonnages épousaient parfaitement la courbe de la rosace. La végétation, sans doute attirée par la verrière, semblait puiser à même les livres, et des pans de lichen et de mousses velues rongeaient chaque parcelle du bois. Un lierre vernissé déployait ses sarments amoureux le long des étagères et retenait entre ses vrilles les manuscrits les plus fins.

Tout clamait que cette bibliothèque était le cœur véritable du grenier devenu forêt.

Héro s’approcha pour caresser des yeux les reliures colorées. Il y avait là une quinzaine de gros volumes essaimés d’herbes folles, et c’était plus qu’Héro n’avait jamais possédé. Acheter un ouvrage était largement au-dessus de ses moyens : seule la bibliothèque de l’Académie lui permettait d’en consulter, et encore ! Au compte-gouttes, et sur présentation d’un projet de recherche cohérent.

Certes, le grenier-bibliothèque lui paraissait bien spacieux pour une poignée de livres, et certes, ces manuscrits moussus, comme redevenus sauvages, semblaient dévastés par le passage du temps, mais tout cela ne tempérait en rien son émerveillement.

L’ouvrage vert toujours serré contre elle, elle jeta sa besace et son dévolu sur l’un des fauteuils cerise. Les touffes d’herbe duveteuses qui le parsemaient se détachèrent au premier effleurement, et la jeune femme se blottit dans les jupes de sa robe bleue, avant d’enfin reporter son attention sur le manuscrit, gâteau entre les dents.

Un nuage de particules dansa dans la lumière lorsque la couverture s’ouvrit en craquant. Et le biscuit d’Héro glissa de sa bouche sans qu’elle s’en soucie.

Ce n’était pas un livre.

Jamais livre n’avait contenu autant de couleurs, de peintures, de dessins, de dorures.

Les pages de garde vibraient d’une débauche de feuillages entrelacés qui courraient jusqu’au titre et le couvraient presque entièrement. Quelques lettres éparses se devinaient encore, trop peu pour faire sens, mais Héro n’en était pas fâchée. L’illusion de vie, de foisonnement, était étourdissante. Elle tourna quelques pages pareillement envahies, amusée à l’idée que peut-être, un auteur malicieux avait consacré un livre entier au projet absurde d’y ajouter tant de peintures et de décorations qu’il en devienne illisible. Elle croyait deviner du texte sous les feuillages épais, et bientôt, au détour d’une page, elle trouva un paragraphe de cursives lestes, qui s’ouvrait comme s’ouvre une clairière, au milieu d’un taillis d’encres.

Rien que quelques mots, presque rien, jetés soudain devant ses yeux.

Quelques mots…

Il y eut des jours après cette aube, et le monde en soi était inchangé…

Héro s’abîma dans sa lecture. Et le temps suspendit sa course. Et le jour déclinant renonça à poursuivre sa chute, et le vent tomba autour d’elle, et Héro lisait toujours parce que tout était là, parce qu’enfin, enfin l’univers faisait sens, là, dans une poignée de phrases, dans ce presque rien qui lui parlait depuis un temps immémorial. Elle sut que ces quelques mots entrouvraient les âges pour s’adresser à elle, depuis l’instant même où le soleil contractait ses premières lueurs d’étoiles, et devant la force et la lumière et l’évidence de ce qui se jouait là, tout fut guéri. Il n’y avait plus de mort, plus de temps, plus de terreurs, car même la solitude et le silence de cette fin du jour contenaient un monde.

Héro émergea de sa lecture dans un état second, comme emmêlée dans les toiles persistantes d’un rêve étrange qui se dissolvait déjà, ne laissant rien que quelques fils qui lui collaient amoureusement aux doigts et se défaisaient dans l’air… Une bourrasque tomba de l’arbre aux feuilles d’or et rabattit une page sur la clairière au paragraphe, et ne resta à Héro qu’un écho lointain, un fil, une ligne, à peine une phrase, enlacée du fond son crâne à ses vertèbres, comme tatouée sur sa langue…

Il y eut des jours après cette aube…

Sur ses genoux, le manuscrit tournait mollement ses pages, animé par des résidus de vent léger, et Héro les fixait sans les voir vraiment… Jusqu’à ce que le livre lui rende son regard. Là, entre deux paragraphes envahis, des yeux d’or peints, au réalisme confondant, luisaient entre les feuillages. Du fauna en question ne se devinait pas grand-chose, sinon un museau écailleux du même vert que la reliure et de drôles de cornes pâles qui saillaient au-dessus des yeux, couvertes d’appendices roses et étoilés qui rappelaient les branches fleuries de certaines succulentes. Le long d’une ligne d’écailles courrait une ligne de texte, comme déformée par l’articulation du cou du fauna, qui disait : armuricole en pleine floraison . Le luxe de détails laissait presque imaginer l’infime mouvement d’une respiration sous les écailles, et lorsque Héro toucha la page du bout des doigts, elle se plut à croire, l’espace d’un instant, que les yeux d’or avaient cillé.

Les mains tremblantes, le souffle court, elle referma l’ouvrage à la couverture de joubarbes, avec le sentiment de revenir lentement à elle.

Le soleil avait définitivement quitté le ciel, et dans les feuillages grimpants de la bibliothèque luisaient tranquillement des fruits-cages, comme une multitude de petites lanternes orangées. De grands papillons rouille et bleu dérangeaient silencieusement l’atmosphère endormie du grenier-forêt, et Héro se demanda si elle avait commencé à perdre la raison.

Pouvait-on être aussi émue par quelques lignes à l’encre ? Sa lecture avait profondément altéré quelque chose au fond d’elle, mais pour autant elle ne se remémorait aucun des mots qu’elle avait lus, à l’exception des tout premiers, et maintenant qu’elle y songeait, elle n’aurait su dire de quoi il avait été question dans ce paragraphe, alors même qu’elle savait qu’elle l’avait compris comme jamais elle n’avait compris quoi que ce soit avant ce jour. Le texte avait résonné, tout comme la peinture du fauna étrange avec ses allures botaniques. Existait-il véritablement des auteurices prêts à employer tant de talent et de moyens pour simuler une végétation luxuriante entre les pages d’un livre, y inventer le portrait d’une créature impossible, à la croisée des règnes botaniques et faunesques, et recouvrir l’essentiel du texte d’illustrations assez envahissantes pour le rendre presque parfaitement illisible ? Quel était le but de ce jeu, de ces efforts, quel songe-creux se serait amusé à tant d’hérésie ?

Soudain, les pages richement décorées et fleuries des carnets de sa mère revinrent à Héro, et elle retint un frémissement.

Desdémone avait-elle trouvé cet endroit ? Avait-elle vu ce qu’Héro avait vu ?

Et à son tour, Héro plongeait-elle dans une forme de délusion ?

Les odeurs de terre et le bruissement du vent dans l’herbe clamaient que le grenier existait, ou du moins, qu’elle percevait son existence. Comment s’assurait-on de ne pas être fou ?

Héro grimaça en imaginant l’expression de Maîtreur Luytens s’il venait à croiser cet étrange armuricole au détour d’une lecture ou, même, sur les pelouses soignées de l’Académie. La moindre écaille de cette créature suffirait à anéantir la moitié de l’Encyclopédie.

Combien de temps resta-t-elle perdue dans ses pensées ? Des ombres nocturnes nichaient déjà au creux des branches de l’arbre lorsqu’elle fut arrachée à sa réflexion par un fracas métallique, accompagné d’un frou-frou d’ailes paniquées. Le cœur palpitant, Héro avisa sa besace qui venait de glisser au sol, et s’amusa de sa propre nervosité. Un miaulement interrogateur monta de la trappe, et la tête ébouriffée d’un Galéio sur le qui-vive surgit prudemment, les moustaches frémissantes. Le chat ouvrit des yeux ronds à la vue de ce clair-obscur plein de bruits d’oiseaux, et rampa délicatement sur ce plancher aux racines épaisses, déjà en chasse.

Héro le suivit distraitement du regard et se rassit, songeuse. L’heure qui la séparait encore de la nuit noire se faisait courte et il serait bientôt temps de se vêtir pour la Passation de lumière, mais les mystères du grenier-forêt la tenaient enserrée dans son fauteuil.

Les livres étaient rares.

Les livres étaient chers.

Si Johannes parvenait à breveter l’imprimeuse, cela changerait, mais jusqu’alors personne en Astrée ne se serait permis de remplir plusieurs volumes de dessins imaginaires.

Le grand-pierre de Léontin était-il lui aussi tombé dans la délusion ? Avait-il complété ces ouvrages comme Desdémone avait noirci son carnet ? Perdu dans son monde intérieur ?

Ces manuscrits semblaient de ceux que l’Inquisiscience condamnait, pleins d’inventions fantasques et d’hérésies inutiles.

Et puis, il y avait l’état des livres. L’ouvrage vert, enseveli d’une floraison d’illustrations. Quel auteur, quel lecteur, quel copiste faisait ce genre de dégâts, sinon un songe-creux ? Pourquoi bâtir une telle collection si c’était pour la raturer ?

Le grenier bruissait de sa petite vie de forêt et Héro le couva amoureusement du regard, avec ses plantes effrontées et sa bibliothèque sauvage. Dans un coin se devinaient un établi et quelques instruments qui étincelaient avec la discrétion du laiton fatigué. Elle aperçut Galéio à l’affût derrière une commode, et se levait pour l’empêcher de déranger la pièce, lorsqu’il se précipita tête la première sous un fauteuil, avant d’y rester coincé, réduit à labourer furieusement le dessous du meuble de ses griffes.

— Assez joué pour aujourd’hui, mon vieux, lui lança-t-elle en attrapant le morceau de félin qui ne passait visiblement pas dans l’interstice.

Galéio se laissa emmener avec un air résigné qu’à la grande surprise d’Héro il abandonna bien vite lorsqu’elle tenta de le faire rentrer dans sa besace. Les pattes écartées et désespérément accrochées aux bords, le chat se débattait avec force.

Deux balafres sur les poignets plus tard, elle relâcha le fauna avec une moue dégoûté :

— Très bien ! Descends l’échelle tout seul !

Le chat ne se le fit pas dire deux fois et se précipita à travers la trappe, si vite qu’elle l’entendit distinctement déraper et s’écraser en bas. Vaguement inquiète, la jeune femme récupéra la clef fleurie et descendit avec sa besace à la main. Elle se détendit lorsqu’elle aperçut un bout de queue détaler à l’angle du corridor, et reporta son attention sur ses griffures. Quelle mouche avait donc piqué le placide Galéio ?

Renonçant à poursuivre l’animal, elle replia l’échelle et verrouilla la trappe du grenier-forêt. La serrure disparut sous la latte sombre et jeta un dernier éclat d’or aux yeux d’Héro.


***


Plus tard, tandis qu’elle arrachait une robe à sa housse endeuillée, Héro s’étonna de son cœur léger, s’étonna du poids qui lui manquait et la laissait flotter sans gravité.

S’étonna de l’absence de l’absence.

Au plus profond d’elle, juste entre sa peine et sa colère, quelque chose venait d’éclore.

Il y aurait des jours après cette aube…



Commentaires

J'ai adoré ce chapitre ! Il est beau, poétique, empli d'émotions. Le grenier-forêt me vend du rêve, ohlala ! Je veux un grenier-forêt (ça doit pas être super pratique mais bon).
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jeudi 10 juin à 07h42
Pratique, faut voir.
Par contre c'est pas étanche ^^
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jeudi 10 juin à 13h44
"un batracien au dos couvert de larges nénuphars émeraude" : BULBIZARRE ! Hero a découvert les Pokemon !!

Plus sérieusement, la découverte des plans me faisait rêver à la découverte d'une pièce cachée et tu ne m'as pas déçue ! Un grenier-forêt plein de livres sur les Pokemon, parfait :P

J'admire ta plume qui sert à la perfection ton histoire et plante une ambiance onirique très plaisante.
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mercredi 25 mai à 12h21