Enluminures - Livre I, La Cité des Scients
Chapitre 4
Avertissements de contenu
Agonie due à un empoisonnement : description graphique
Mention d'une autopsie
Deuil familial
La marche des temps
Vrai(s)-conte(s), Vrai(s)-conteur(euse.s)
Enluminure(s), Enlumineur(euse.s), Enluminé(e.s)
Dieu(x), divinité(s), divin(e.s)
Magie(s), magique(s)
Scriptère(s)
Ielnivers
Sarcomates glossarii de première catégorie,
Archives Hérétiques Cave 3, section B de l’Inquisiscience.
C ’était un matin comme tous les autres.
Le jour lançait prudemment ses rayons pâles à l’assaut du jardin défleuri, un oiseau invisible répondait aux trilles du vent, et le saule assouplissait ses longues feuilles. Dans le ciel blanc tombaient deux croissants sanglants arrachés aux lunes. Quelque part, quelqu’un toussait.
C’était les doigts de l’aube et la nuit étranglée.
Accoudée au balcon de Desdémone, Héro regardait la vie continuer sans elle, le monde indifférent rouler dans l’air. Derrière elle, derrière elle déjà, sur son lit en chiffons, expirait sa mère.
L’anatomiste-référent s’était présenté au manoir juste avant le soleil, sans qu’Héro sache qui l’avait fait venir. Possédaient-ils un instinct morbide qui les conduisait aux portes des maisonnées en ruines ?
La toux de Desdémone mourut, et le retour au calme rappela Héro dans la chambre ; elle s’arracha au garde-fou et revint au chevet des draps fiévreux. Johannes n’avait pas bougé. L’anatomiste-référent non plus. Il se tenait sans rien dire, colonnade funèbre, témoin des choses à disparaître. L’homme ne semblait même plus prêter attention aux efforts laborieux de Léontin et de l’anatomiste de famille.
À quoi lui servait son triste calepin gris, si ce n’était à consigner injections et inhalations ?
La jeune femme s’accrocha à la main de sa mère.
— Héro ?
Comme en rêve, elle s’entendit faire écho, doucement :
— Je suis là.
Un silence, et Léontin s’excusait d’une voix étouffée, murmurait quelque chose à propos d’une bassine et de compresses neuves, et les anatomistes acquiesçaient, et dans ce petit monde grave et mutique, il n’y avait qu’Héro et le visage altéré de sa mère.
Sa mère… Méconnaissable, sa mère aux traits rongés d’épuisement… Au sourire abîmé.
— Ne t’inquiète pas…
Desdémone, Desdémone consolait sa fille, et Héro se laissait vaguement bercer, le cœur à la dérive.
— Ils ne trouveront rien maintenant.
La malade plissa les rides rieuses qui étoilaient encore ses yeux caves :
— Rien à brûler ! Rien à…
Un long frémissement sembla la traverser. Elle étouffa un hoquet et Léontin s’empressa de tamponner ce qui lui moussait aux lèvres. Quelque chose sifflait dans ses poumons, comme une vapeur en fuite ou du vent prisonnier…
Elle repoussa le chiffon de Léontin :
— Rien… Rien à corriger.
Puis, inquiète, soudain basse et grave :
— Le carnet ? Héro, le carnet, il ne faut pas, tu sais, ils ne doivent pas l… lire, pas le lire, tu as pu ? Tu as pu le… ?
Héro se haïssait. Elle sourit :
— Oui, je m’en suis occupée. Ils ne le liront pas, tout ira bien.
L’univers se gauchissait. Et pour celle qui le quittait lentement, importait-il vraiment qu’il lui soit réécrit, un peu ?
Que coûtait un mensonge, aussi près de l’abîme ?
Desdémone ouvrit de grands yeux.
— C’est vrai ?
Héro acquiesça, avec un clin d’œil qui lui fractura le cœur. Et éveilla une merveille. Un rire frêle, qui naquit d’abord dans les yeux torturés de Desdémone, un rire-liberté, affranchi sur ses lèvres.
— Je ne leur donnerai jamais, renchérit Héro, grisée, ivre de cette joie volée, inventée, arrachée au monde informe et absurde. Je le garde !
— Non !
Les médecins, inquiets, les observaient, et Desdémone attira sa fille vers elle, pressante, baissa encore la voix :
— Détruis-le ! Ne lis pas ! Ignore le jardin… Et si cela repousse… Il faudra tout brûler… Tout brûler, ou perdre la raison !
L’anatomiste s’approchait soucieux, et Desdémone cracha furieusement :
— Il n’y a rien de nouveau, tu m’entends ? Tout a été trouvé, découvert, étudié. Rien de nouveau ! Jamais ! Promets ! Vite !
Héro aurait voulu dire que rien ne pressait, qu’elles auraient toute la vie encore, pour tout se dire, si l’univers acceptait de patienter un peu… Mais au fond, qu’importaient les serments quand les mondes s’effondrent ?
Au bord du gouffre, les mots étaient libres, les paroles légères…
— C’est promis.
Pourquoi pas, après tout ? Quand rien ne faisait sens ?
— Je le détruirai, et il n’y aura rien de nouveau.
Desdémone relâcha sa prise. Leva une main pour, du bout des doigts, caresser la joue de sa fille, et Héro ferma les yeux, se nicha dans cette main amie.
— Ma toute belle… Ma merveilleuse… Héro… Je savais que tu porterais ton nom… Vraiment.
Les yeux clos, contre une paume, Héro rêvait.
— Mon arrière-grand-mère… Elle avait du mal avec les sarcomates glossarii. Elle se penchait vers moi quand on croisait du beau monde, elle disait : « ça c’est un héro, un vrai ». Je crois que c’était pour les gens exceptionnels, celleux qui étaient… plus grands, tu vois ?
Héro ne voyait pas du tout. Desdémone ne verrait bientôt plus.
— Toi, c’est pareil. Tu es plus grande… Je voulais… Mais c’était cruel… Un nom disparu… Tabou… Une tumeur de lexique… C’était cruel, oui… Cruel, mais fort. Et juste.
Le regard de sa mère se perdit loin, loin…
— Tu es davantage… Héro.
Et Desdémone se tut.
***
Ils souffraient tous les trois autour du lit à baldaquin. Quelques rayons jouaient dans les cheveux de Desdémone, mais elle n’avait pas l’air plus calme, plus détendue, plus heureuse.
Pouvait-on vraiment mourir le matin ?
La mort semblait si secrète, si obscure… Et pourtant Desdémone périssait en pleine aurore, comme pour s’esquiver avant la journée à venir. Héro lui en voulait, saignait de toutes ces heures de soleil qui commenceraient sans elle.
L’anatomiste-référent écoutait, l’oreille liée au cœur de Desdémone par un long ustensile de cuivre, les yeux rivés sur une donne-temps. Plus rien ne semblait frémir dans le corps de l’empoisonnée, et Héro attendait, attendait aussi d’entendre quelque chose, et son propre cœur lui battait douloureusement dans la tête. Et elle hurlait, en elle : Tais-toi ! Tais-toi, je n’entends rien ! mais ses tempes pulsaient. À quoi bon, pensait-elle, à quoi bon mais son sang n’en finissait pas de courir dans ses veines… Et puis…
— À sept heures et onze minutes, en ce neuvième jour de la quatrième lunaison du cycle étrécissant de l’an trois-cent-quarante-six de la cité-libre d’Astrée, moi, Albert Servet, maîtreur de la guilde des anatomistes, prononce l’arrêt prolongé des fonctions cardiaques et pulmonaires de madame Desdémone Brintaigu.
Et ce fut tout. Héro, hébétée, attendait toujours que quelque chose se produise, qu’une vague l’emporte… Mais rien, rien n’arrivait plus, et son père la prenait dans ses bras, et Léontin lui serrait l’épaule, et l’anatomiste fermait les paupières de sa mère. Quelqu’un jeta un grand drap blanc sur la figure de Desdémone, et c’était ridicule, se disait Héro, de cacher ça, la mort qui venait pour toustes, et comme un rire énorme s’agglutina dans sa gorge, et ses yeux s’embuèrent de les voir tous si grotesques, si affectés, si sérieux soudain.
Les deux anatomistes amenaient une civière aveuglante de lin et ils s’avancèrent tous pour soulever Desdémone, tous sauf Héro qui regardait de loin, le cœur vide, et qui ne sentait plus rien qu’une envie de tout brûler, cette chambre morte et ces gens fendus, cet univers boiteux et ses vieilles étoiles. Mais ils l’attendaient, alors Héro tendit les bras et les passa sous le dos de sa mère. Jamais elle ne l’avait touchée ainsi, et c’était si curieux de l’éprouver si lourde quand tout son être venait de s’évaporer… Iels la soulevèrent et Héro sentit l’épaule de son père trembler contre la sienne tandis qu’iels traversaient étrangement la pièce pour la reposer, pour reposer le corps sur sa nouvelle couchette. Léontin et Johannes se reculèrent, leur tâche accomplie, mais Héro n’avait plus la force de retirer ses bras. Elle restait là, tordue, à genoux contre ce corps tout chaud, abandonnée sur la poitrine en linceul.
Ils la laissèrent un moment, puis son père la releva pour les paroles rituelles des anatomistes :
— Je vous présente mes condoléances les plus sincères, disait Maîtreur Servet, ainsi que celles de l’ensemble de ma guilde.
À ces mots, le vieux médecin de famille inclina également la tête à leur intention.
— Au milieu de tant de souffrances, nous, anatomistes, avons le privilège d’offrir au corps de Desdémone Brintaigu l’honneur de servir une dernière fois la lumière des Scients. J’en appelle donc à vous, témoins de l’agonie, pour les ablutions funéraires de votre défunte, car la mort elle-même ne saurait arrêter la grande marche de la Science. Je vous souhaite de trouver du réconfort dans ces gestes sans âge, puisque nous œuvrons ensemble pour faire plier la douleur.
Maîtreur Servet marqua un temps et prit doucement la main d’Héro entre les siennes. Ses paumes réchauffèrent les doigts de la jeune fille.
— Celleux qui savent ne craignent plus.
La bouche sèche, Héro répéta la formule. Le vieux maîtreur lui sourit, secouant un peu le rituel qui les soutenait tous.
— Mon devoir me conduit maintenant au pavillon de l’Anatomie. En tant qu’anatomiste-référent, il m’incombe d’étudier les différents travaux proposés par nos chercheuses et chercheurs, et de désigner le plus porteur. Avez-vous connaissance de domaines de la recherche anatomique qui auraient fait l’assentiment ou la désapprobation de la défunte ?
Héro frémit, et se tut longtemps. Les anatomistes respectaient son silence, et elle songea aux cuves vertes et à la délusion qui avait tout rongé, à moins que, à moins que… Il ne restait qu’une question, quelque chose qu’elle n’aurait jamais du savoir, mais qui la hantait encore en vert. Héro serra ses mains indemnes, qui n’étaient pas brûlées, et jeta un regard au linceul.
— Je crois… La mémoire de ma mère était défaillante… Vous pourriez peut-être…
Qu’il était étrange d’objectiver ainsi une personne qu’on avait tant aimée…
Léontin avança d’un pas et plongea Héro dans son ombre rassurante :
— D’éventuelles lésions dans les aires que l’on pense dévolues à la délusion et à la mémoire, oui ! Vous trouverez dans mon dossier tous les éléments susceptibles d’éclairer ce point. Je crois également que cet axe de recherche aurait séduit la défunte. Vous pourrez faire la demande de mes archives auprès de ma guilde.
Les archives…
Héro sentit son sang sécher dans ses veines, et un léger vertige fit valser la pièce. Un instant, la peur creva la surface de sa douleur. Qu’avait-elle fait ? Les maîtreurs arrangeaient encore l’organisation de l’autopsie corscire, mais les pensées d’Héro galopaient déjà contre les parois de son crâne : ne valait-il pas mieux avouer maintenant ? Ou tenter de modifier l’axe de recherche ? Quelle idiote… Elle s’approchait de Maîtreur Servet, cherchant furieusement une échappatoire, quand celui-ci lui coupa l’herbe sous le pied :
— Merci, Mademoiselle, pour cette suggestion éclairée.
Le pauvre homme s’échinait à la réconforter.
— Ensemble, nous ferons honneur à votre mère.
Il lui plaça une urne de sels funéraires dans les mains, puis les anatomistes s’en furent, laissant Héro à son cadavre et à ses remords.
***
La matinée s’écoula au rythme du dernier bain de Desdémone. Iels avaient porté la civière dans la salle d’eau principale du manoir pour commencer les ablutions rituelles. Desdémone reposait dans la grande vasque de marbre qui ornait le centre de la pièce, et les vitraux bleutés ricochaient le long de ses cheveux. Une tunique claire flottait autour d’elle, autour de son corps. Tandis que Léontin et Johannes versaient la fiole de sels funèbres dans l’eau, Héro s’agenouilla avec un immense panier de fleurs. Elle les avait toutes apportées. Toutes celles que Desdémone n’avait pu emmener avec elle, toutes celles qui n’avaient jamais trouvé leur vase. La senteur fanée se mêlait à l’odeur métallique des sels et imprégnait la pièce du parfum des choses qui passent.
La jeune femme saisit un chrysanthème blanc, le débarrassa de sa tige et le mit à l’eau, le laissa voguer le long du corps de Desdémone. Une à une, Héro immergea toutes les efflorescences de son bouquet dans un lent sillage de couleurs à demi ternies. Si son geste n’était pas conforme aux prescriptions des anatomistes-embaumeurs, Léontin et Johannes se gardèrent bien de le lui faire remarquer, et, ensemble, ils poursuivirent les ablutions. Desdémone flottait désormais sur un océan de fleurs, et Héro sentit une fêlure lui traverser le cœur. Une honte, celle de s’être adonnée à ce geste infantile. Qu’importait à un cadavre un bouquet qu’il ne voyait plus ? Sa mère partie, qui croyait encore au langage des fleurs ? Elle serra les dents, avant de remarquer que ses mains mettaient machinalement en pièce une corolle qu’elle avait repêchée.
Léontin l’observait, sans rien dire. Il ruminait sans doute quelque morale de délusionniste, une variation du type « les gestes des survivants servent contre leur propre douleur », mais Héro s’en moquait bien de sa douleur à elle et de survivre… Bientôt tout le monde saurait. Elle avait brisé tant de choses. Une porte, un rituel. Et sa main indemne, qui brûlait dans ses pensées. Elle brisait ses serments, aussi… Et avec ses derniers mots, elle avait proféré un mensonge.
Lorsqu’ils sortirent Desdémone de la vasque, il sembla à Héro que la bonde de son cœur cédait, et que toute cette eau, et toutes ces fleurs, et tous ces sels au parfum de rouille s’écoulaient dans ses veines. Le soleil ruisselait le long des vitraux et des reflets de marées s’échouaient sur le monde : debout devant la baignoire vide, Héro se noyait lentement.
***
Engloutie tout au fond de sa propre peine, elle achevait de tresser la chevelure du cadavre de sa mère lorsque les anatomistes revinrent.
Accompagnés.
Léontin, Héro et Johannes avaient vêtu Desdémone de la courte tunique d’autopsie et descendu la civière dans le hall pour attendre le retour de Maîtreur Servet, mais rien n’avait préparé Héro au visage défait de l’un des membres de la commission. Ce dernier s’avança vers elle en se tordant sauvagement les mains.
— Mademoiselle Brintaigu… Je voulais vous dire… Mes condoléances…
C’était le délusionniste qu’elle avait supplié dans cette même pièce, celui qu’elle avait retenu. De toutes ses forces.
— Nous aurions dû… vous écouter… Mes collègues… Mais peu importe. Elles ne valent pas grand-chose, mais je vous présente mes excuses, mademoiselle…
Héro ne disait rien. Elle voulait que cet homme s’en aille, avec ses regrets, sa douleur, son effervescence. Le délusionniste se reprit un peu, fouilla ses robes et tendit à Héro une enveloppe épaisse.
— J’aurais dû le rendre plus tôt. Pardonnez-nous.
Il se retira, échangea quelques mots avec Léontin, et les anatomistes emportèrent le cadavre de Desdémone vers la dernière expérience à laquelle elle participerait jamais.
Aveugle au monde, Héro serrait, serrait le carnet de sa mère sous le papier jauni.
***
Johannes avait accompagné le corps de sa femme vers le Demonstratorium, au pavillon des anatomistes ; Héro et Léontin avaient choisi de prendre du temps, celui de se changer pour la cérémonie. Héro ne supportait plus cette odeur morte qui flottait dans ses cheveux et voulait chasser le froid latent qui ne la quittait plus, mais elle n’eut pas la force de retourner dans la salle d’eau de l’étage. Elle se réfugia dans la douche mécanique du rez-de-chaussée. Blottie entre la pompe de cuivre et les parois de terre cuite, elle se brûla la peau pour ne plus sentir ce qui rampait dessous. Ce n’est que bien plus tard, fumante, que la jeune fille revint à sa chambre tapissée de papiers en désordre. Sur son lit, toujours emballé, trônait le carnet. Héro ne pouvait se résoudre à le prendre. Tout était si absurde. Elle se détourna, et saisit dans son armoire une longue robe de velours rouge que sa mère lui avait prêtée quelques mois auparavant, une éternité plus tôt. Et qui avait échappé à la commission. La coutume voulait que l’autopsie corscire fasse pâlir la garde-robe des Astréiens, mais Héro n’aurait pas supporté de porter autre chose que le parfum de sa mère, intissé contre sa peau.
Et quand bien même, cette journée était à Desdémone.
Lorsqu’écarlate, les cheveux tressés de feuilles d’or, Héro descendit l’escalier du manoir, elle trouva Léontin, magnifique, en costume mordoré. Dans son petit sourire insolent, elle reconnut un peu de la colère qui l’habitait, elle, et, clinquants, colorés, tape-à-l’œil, iels se donnèrent le bras jusqu’à la calèche et Astrée, qui, aujourd’hui, les attendaient.
***
Dans les rues, de nombreux passants marchaient en direction du pavillon des anatomistes, et Léontin et Héro durent bientôt continuer à pied. Celles et ceux qui les connaissaient présentaient leurs condoléances, et Héro laissait Léontin s’occuper de toutes les civilités, se contentant de sourire avec les lèvres et de noter les regards effarés qu’on portait sur leur duo bariolé. Savaient-iels qu’elle ne ressentait plus rien ?
Iels approchaient du Demonstratorium quand quelques mots résonnèrent au-dessus de la foule et piquèrent Héro :
— …qui pendait sur ses gonds. Bergevin clame à qui veut l’entendre qu’ils ont été cambriolés.
Elle se retourna vivement vers la femme qui venait de parler. Son voisin haussait les épaules :
— Mais bien sûr. Encore un maîtreur qui a perdu ses clefs, oui.
Tout Astrée savait-il déjà ? Héro se sentit rougir, et coula un regard vers Léontin. Ce n’était plus qu’une question de minutes avant qu’il ne tombe sur un confrère. Il devinerait sans peine la vérité. Et puis, que feraient les anatomistes de l’autopsie, sans le dossier adéquat ? Les travaux de Léontin auraient-ils une autre chance d’être mis à l’honneur ?
Et cependant, personne ne leur parla de l’affaire des délusionnistes, ni sur le chemin du pavillon d’anatomie ni dans les gradins du Demonstratorium, et iels prirent place sur le premier rang aux côtés d’un Johannes oublieux, concentré sur sa douleur.
Héro ne parvenait plus à garder son calme. L’autopsie corscire commencerait d’un instant à l’autre : déjà on voyait des apprentis dresser la table d’observation au centre de la scène ronde. Maîtreur Servet avait-il signalé l’absence des dossiers de Léontin aux archives ? Sans doute se tairait-il le temps de la cérémonie, mais après ? Et quelle expérience les anatomistes mèneraient-ils ? Héro espérait qu’il ne s’agirait pas d’une énième enquête sur les poisons végétaux… Qu’aurait dit sa mère ? La jeune fille se tassa un peu plus sur son banc. C’était cela qu’elle aurait dû recommander à Maîtreur Servet. On ne se risquait pas à la botanique sous le nez, même inerte, d’une experte en la matière.
Léontin se méprit sur l’attitude d’Héro, et passa un bras réconfortant sur ses épaules.
— Rien ne nous oblige à rester, tu le sais.
Héro acquiesça faiblement, et jeta un œil vers les escaliers latéraux. Quelques retardataires s’installaient encore, heureux mais graves. Les gradins étaient bien remplis : les autopsies corscires étaient des cérémonies d’envergure, et nul ne voulait rater les dernières avancées de la Science. Quelle ironie, songeait Héro. Tous ces gens qui s’étaient détournés des théories aventureuses de Desdémone, et qui se précipitaient lorsque l’on s’apprêtait à arracher quelques vérités à son corps.
Maîtreur Servet s’avança vers un pupitre dressé sur l’estrade, un peu en retrait de la table d’observation, et le calme se fit, partout sauf dans la poitrine d’Héro. Le vieil anatomiste embrassa l’assemblée d’un geste large :
— Chers citoyens-libres, chers Scients, chers Maîtreurs, commença-t-il, nous sommes réunis aujourd’hui pour honorer l’une d’entre nous. Maîtreuse Desdémone Brintaigu, botaniste et sciente, a beaucoup œuvré de son vivant pour le progrès de nos connaissances. Sa mort servira le même but, car la marche de la Science ne craint la disparition d’aucun d’entre nous.
Il ménagea un court silence, avant de reprendre :
— J’ai donc l’honneur immense de vous introduire au cas qui nous occupera aujourd’hui. Maîtreuse Brintaigu est décédée ce matin à sept heures et onze minutes des suites d’un empoisonnement végétal. Les témoins de l’agonie ont formulé le vœu d’une étude sur les troubles mnésiques de la défunte, supposément corrélés au développement de sa délusion. Notre guilde a le grand bonheur de pouvoir satisfaire cette requête. Maîtreur Aloysius ici présent ─ l’orateur désigna du bras un anatomiste fluet, concentré sur ses notes ─ nous apporte une hypothèse novatrice à l’intersection de l’anatomie et de la délusion. C’est à lui de vous présenter maintenant son protocole expérimental. Je me chargerai de la chirurgie.
Son collègue s’avança à son tour, les mains pleines de feuillets en fuite. Héro aurait ri de le voir éparpiller sa science aux quatre coins de l’estrade, si un petit cortège d’inquisiscients n’était pas soudain apparu, portant, à peine voilé sous un linceul, un corps.
— J’aimerais commencer par de courts remerciements au Maîtreur Léontin et à la guilde des délusionnistes qui m’ont si aimablement procuré le dossier de leur patiente, fit l’expérimentateur en extrayant de sa pile de documents une chemise verte à reliure d’or.
Le cœur d’Héro rata un battement. Se pouvait-il que… La jeune femme jeta un œil en direction de Léontin, et le vit saluer modestement l’homme qui le désignait.
Impossible ! Le dossier de Desdémone était éparpillé un peu partout dans sa chambre…
Héro se tourna vers le vieux délusionniste, muette. Il la regarda et haussa un sourcil :
— Je sais bien ce qui t’étonne. Mais la commission n’a de pouvoir qu’au sein de la guilde. Elle n’aime guère voir mes travaux diffusés, mais il est difficile de rejeter la requête d’autres consœurs et confrères.
Léontin eut un sourire malicieux auquel Héro resta totalement insensible.
— Je suis heureux que tu aies suggéré cet axe de recherche, Héro. Merci. Du fond du cœur, merci. Mes observations vont peut-être bientôt servir la Science. Je les pensais enterrées aux archives pour toujours ! Si tu savais les trésors qui s’empoussièrent là-bas !
Si elle savait ! Héro revit en un éclair la pile de feuilles qu’elle avait substituée au contenu du dossier. Et si ces parchemins ne s’étaient pas avérés aussi vierges qu’elle l’avait cru ?
— Si vous le permettez, je vais procéder à la lecture préliminaire de quelques observations de mon confrère.
Sous les yeux horrifiés d’Héro, Maîtreur Aloysius plongea le nez dans la chemise de cuir, à la recherche manifeste d’un document. La supercherie allait s’écrouler d’un moment à l’autre. Défaite, Héro attrapa la main de Léontin pour lui dire, avouer qu’elle avait ruiné sa chance, qu’elle avait volé ses clefs et cambriolé sa guilde…
— Léontin…
— Chut maintenant, gronda-t-il gentiment. C’est moi qu’on écoute.
Mais le public commençait à s’agiter aussi, et Maîtreur Aloysius, de plus en plus rouge, fourrageait toujours dans la pile de feuilles.
— Léontin…
Peine perdue. Il ne l’entendait plus, toute sa tension de vieux grincheux tournée vers le pupitre et le chercheur :
— Une remarque ! Que l’imbécile se permette une seule remarque sur l’organisation de mes notes, et je lui fais manger son estrade !
C’est alors que l’anatomiste en détresse brandit une petite feuille :
— Je crois bien qu’il s’agit de vos dernières conclusions… (Humpf, fit Léontin)… et je vais vous les lire : « Au regard des dernières avancées en recherche thérapeutiques, je suggère aujourd’hui… »
Les oreilles d’Héro se mirent à bourdonner furieusement, et elle ne parvint pas à écouter un mot supplémentaire, suspendue à la ligne des sourcils de Léontin qui penchait dangereusement.
— C’est très curieux, souffla celui-ci en secouant ses boucles, mais je n’ai aucun souvenir d’avoir écrit ça…
Héro déglutit, et se lança :
— Ce n’est pas ton dossier…
— C’est affreusement ampoulé… chuchotait le vieux.
— Il est dans ma chambre…
Léontin hocha la tête :
— Et inexact en plus !
Transpercée, Héro se leva brutalement, au moment précis où Léontin s’exclamait :
— Ah ! Ça me revient !
— C’est ma faute ! cria-t-elle.
Tout le Demonstratorium se tourna vers la jeune femme. Maîtreur Aloysius, sans doute surpris par la passion soudaine de son auditoire, en laissa tomber sa feuille, et les inquisiscients pivotèrent d’un bloc vers le public. Hébété, Johannes regardait sa fille avec effroi. Léontin la contempla un instant puis se leva à son tour, aveugle à la cérémonie en cours, lui prit le bras et la mena dans l’escalier. Héro le suivait sans résistance, drapée dans sa honte, les yeux à terre. Des gens chuchotaient sur son passage, mais Léontin la tenait fermement et la jeune femme parvint au seuil sans vaciller. La lumière du zénith lui brûla la rétine, et elle battit des paupières pour refouler ses larmes tandis que Léontin glissait une main réconfortante derrière sa nuque.
— C’est une journée très difficile, Héro, lui dit-il enfin.
— J’ai tout gâché, murmura la jeune femme.
Léontin eut un rire bref.
— Toi ? Allons, c’est cet Aloysius qui saccage ma prose. C’est à croire que l’animal ne sait pas lire !
— Non… Ce n’est pas ton dossier…
Léontin la regarda, de plus en plus soucieux.
— Bien sûr que c’est mon dossier, Héro ! C’est Tobias qui l’a sorti du pavillon ce matin. Le pauvre homme était tout retourné. Il paraît que la porte des archives a été forcée, enfin…
Les pensées d’Héro vrillaient tout autour de sa tête.
— Il t’a rendu le carnet, c’est ça ? reprit le vieux, sur un air de confidence. Un brave garçon…
Son regard se perdit sur la petite place vide, avant de remonter jusqu’au fronton du Demonstratorium.
— Tu sais… Je ne suis pas sûr de vouloir y retourner. Si mes études mènent à quelque chose, de toute façon, on ne pourra pas le rater. Tu restes un peu au soleil avec moi ?
Héro acquiesça, étrangement soulagée d’être libérée de l’autopsie corscire. C’était un pas de moins dans son deuil, mais elle avait le cœur à l’envers et ne parviendrait sans doute pas à suivre la cérémonie… Elle serra Léontin contre elle, son vieil ami qui offrait de s’asseoir à même l’escalier du pavillon, alors même qu’on s’apprêtait à y étudier les théories qui avaient émergées de sa carrière…
— Je vais mieux maintenant, protesta-t-elle dans les boucles blanches du vieux, tu n’es pas obligé de rester.
Elle lâcha Léontin, mais il fit mine de dépoussiérer le marbre d’une marche :
— Oh je sais bien, acquiesça-t-il en prenant place sur la dalle échauffée par le soleil, mais parfois, toute la Science du monde ne vaut pas le plaisir d’un silence à tes côtés.
***
Iels n’avaient pas eu besoin de parler vraiment. La pierre blanche d’Astrée délavait peu à peu les fleurs, le vert qui noyait les pensées d’Héro, et le soleil révélait le grand vide qui s’était creusé en elle, dégageait l’ossature livide des faits mis à nu.
Desdémone était morte. Son corps servait une dernière fois la Science.
— Léontin…
Le vieux hocha la tête, les yeux clos :
— Dis-moi.
— Merci.
Un sourire flotta un instant sur les lèvres du délusionniste, mais il n’eut pas le temps de répondre.
Les portes du Demonstratorium s’ouvrirent à la volée, et des dizaines d’Astréens se déversèrent sur les marches. Héro se leva d’un bond, mais la marée humaine la poussa de ses mille coudes et bientôt elle ne sut plus où se trouvait Léontin, et quelqu’un piétinait le velours de sa robe, et la foule lui donnait le tournis, l’assourdissait :
— Jamais encore l’Inquisiscience…
— Une crise, en pleine autopsie ?
— Si le cadavre était contagieux, nous sommes toustes en danger…
Héro heurta une rambarde de pierre, s’y accrocha, reprit pied. Il lui sembla reconnaître une tache mordorée et les boucles blanches de Léontin un peu plus loin, trop loin, et elle attrapa une astréeenne par la manche :
— Attendez ! L’autopsie ? Dites-moi…
La femme lui retourna un regard effaré :
— Je n’en sais pas plus que vous, se défendit-elle. Je crois que le pauvre a été frappé d’une crise de délusion en pleine opération. Sans l’Inquisiscience, nous serions toustes exposés…
Elle frémit et Héro la regarda partir.
Avant d’entreprendre de remonter le flot des Astréens, marche après marche.
Elle esquiva la canne d’une maîtreuse, se glissa sous un bras tendu, se laissa piétiner un instant pour gagner le seuil du Demonstratorium une accalmie plus tard, et, à coup de coude, franchit les portes battantes de l’entrée ouest, juste sous le nez d’une inquisisciente en armes.
— Attendez !
Mais Héro n’attendit pas. Loin, en contrebas des bancs, quelqu’un hurlait. Elle évita l’inquisisciente, plongea dans une travée vide, enjamba un fauteuil, et soudain, aperçut la scène, tout au bas des gradins dépeuplés.
Sur la table d’opération, le cadavre de Desdémone semblait avoir été couvert à la hâte. Un pied blanc, incongru, dépassait encore du linceul, et deux inquisciscients se hâtèrent de charger le corps sur une civière et de l’évacuer, tandis que les autres tentaient de maîtriser une silhouette qui se débattait de toutes ses forces.
C’était le vieux maîtreur Servet.
Méconnaissable.
— Je sais ce que j’ai vu ! Je sais ce que j’ai vu ! C’en était une, lâchez-moi, une fleur, vous l’avez vue aussi ! Juste là, juste là, attendez, ATTENDEZ, vous l’avez vue, je ne suis pas fou…
Un inquisiscient parvint à bâillonner le maîtreur, et Héro, horrifiée, sursauta lorsqu’une main s’abattit sur son épaule. Elle se retrouva nez à nez avec l’inquisisciente de la porte, furieuse.
— Évacuez le bâtiment. Tout de suite.
En bas, sur scène, l’anatomiste poussait des grognements étouffés.
Héro se dégagea de l’emprise de la femme et la détailla du regard.
— Pourquoi parle-t-il d’une fleur ?
Le visage de l’inquisiciente se ferma complètement :
— Évacuez le bâtiment, Héro Brintaigu. Une crise délusoire peut être contagieuse.
Et dans la voix de la femme, il y avait comme une menace.
***
Le soir déroulait ses ombres longues sur la grand-route d’Astrée, et Héro marchait aux côtés de Léontin, mutique. Iels n’avaient pas décidé de rentrer à pied, cela s’était imposé comme une évidence, un besoin de forêt, d’ambre et de terre. Léontin contait en peu de mots ce qu’il avait entendu dire, le principe de l’expérience, une analyse hormonale assez absconse, jusqu’à ce que maîtreur Servet entame l’autopsie et se fige, jusqu’à ce que la crise délusoire s’empare de lui, et Héro l’écoutait, malmenant sa jupe de velours entre ses doigts. Iels arrivaient en vue du portail lorsque Léontin acheva son récit elliptique. Héro devinait dans toutes ses phrases ce qu’il ne disait pas et que le vent comblait, la panique qui avait gagné la foule, son incompréhension, à lui aussi, son incrédulité, discrète…
Héro avançait, étonnée de ne pas ressentir plus d’angoisse. Desdémone avait-elle été contagieuse ? Seraient-iels traités dans les bains, les bains verts ? Les bourrasques froides de l’automne s’enroulaient autour de son chignon, comme pour disperser les feuilles d’or qui y nichaient. Seule la serrure ouvragée du grand-pierre, solide sur la porte du manoir, lui rendit un peu de chaleur. Elle regarda le vieux actionner le loquet, et le suivit chez lui. Chez eux. Léontin était tout ce qui lui restait.
Ses mensonges et cachotteries lui semblaient maintenant dérisoires et lointains, mais elle n’avait plus que lui.
— J’ai… se lança-t-elle, j’ai fait quelque chose de fou… Que je ne comprends plus.
Léontin lui jeta un regard surpris, et Héro lutta pour poursuivre son aveu.
— Je… Je…
— Parlons à l’intérieur, proposa-t-il galamment. Rien ne vaut un bon fauteuil pour les choses inconfortables.
Elle acquiesça et le suivit en silence au haut de l’escalier, cherchant son souffle et ses mots. Puis, prise d’une résolution subite, elle le conduisit jusqu’à la porte de sa chambre et l’ouvrit en grand, sans rien dire. Léontin entra, et contempla un instant le désastre de papier qui recouvrait la pièce.
— Si tu voulais retapisser les murs, je suggère d’y mettre un peu plus de méthode.
Héro attendait, les yeux attachés au chat qui se roulait avec délices dans les notes éparses, quand, enfin, Léontin avisa la chemise de cuir qui traînait à ses pieds. Et son nom en lettres d’or.
— Incroyable… murmura-t-il.
Il ramassa au hasard une série de documents et les parcourut vivement, avant de se tourner vers Héro, manifestement trop surpris pour songer à froncer les sourcils. Il agita une poignée de feuilles :
— Tu as lu tout ça ?
Prise de court, la jeune femme secoua la tête.
Léontin poussa un long soupir, se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche et s’attela à bourrer sa pipe. Héro traversa la pièce à son tour, douloureusement consciente de piétiner le travail de nombreuses années, attrapa sa besace et tendit un briquet au vieux avec la sensation d’alimenter son propre bûcher. Il grommelait dans sa crinière en piochant dans sa blague à tabac, et Héro s’installa avec raideur sur le bord de son lit.
Quelques bouffées et sueurs froides plus tard, Léontin agita sa pipe en direction d’Héro :
— Ma fille, quand on vole des documents, la moindre des politesses exige qu’on les consulte !
Héro ne disait rien, étrangement soulagée de n’avoir qu’à attendre.
— J’imagine que tu as piqué le trousseau aussi. Ah ! C’était bien la peine ! Il paraît que la porte des archives ne s’en remettra jamais. Et Tobias non plus.
Le vieux s’interrompit pour mordre sauvagement le tuyau de sa pipe.
— Eh bien, petite écervelée, tu apprendras que les documents avec lesquels tu as entrepris de distraire le chat ne sont autres que l’admirable travail de ma grand-mère, Mariana Fauvisard, épouse Aslénide.
Héro ouvrit des yeux ronds.
— Hum hum, acquiesça le vieux, enseveli dans un nuage de fumée. Et tu pensais avoir dérobé mon dossier, continua-t-il, comme pour lui-même.
La pièce s’embrumait peu à peu à mesure que la confusion de la jeune femme se levait.
Léontin se pencha et ramassa une nouvelle brassée de feuilles.
— Tu es dans de sales draps, Bergevin est furieux…
— Tu vas me dénoncer ? le coupa Héro, avec plus de défiance qu’elle ne l’aurait voulu.
Le vieux s’étouffa avec sa pipe :
— Moi ? Mille milliards de mille soleils ! Certes non ! J’ai jamais aimé les portes. Il était temps que quelqu’un nous débarrasse de celle-ci. Hélas, — il agita sa bouffarde dans un grand cercle enfumé — j’ai cru comprendre qu’on allait en engager une autre. En revanche…
Il gronda en pointant le sol devant Héro :
— Avise-toi encore une fois de porter le pied sur les carnets de mamie, et je te boucane comme un lapin !
Héro replia les jambes, un sourire en pièces détachées lui grimpant au visage, et ramassa les feuillets. Sur l’un d’entre eux s’étalait un grand dessin d’architecte.
— Ta grand-mère faisait aussi dans le bâtiment ?
Léontin se leva et vint jeter un œil par-dessus l’épaule de la jeune femme.
— Elle, non, mais papi, oui.
Héro retourna la feuille. L’envers était couvert de notes de consultations.
— Faut croire qu’elle manquait parfois de brouillons, constata platement Léontin en lui prenant la page.
Héro regardait toujours le plan au fusain, au revers de ce que lisait le vieux. Deux ailes, un grand escalier, une porte à double battant et un détail, une tête de lion redessinée dans l’angle…
— C’est le manoir.
Léontin faillit en lâcher sa pipe, et s’empressa de retourner la feuille pour la lever devant ses yeux.
— Incroyable… Incroyable ! Je n’avais jamais vu les plans complets…
Il se rassit à côté d’Héro et sembla se perdre dans les petites pièces et les escaliers minuscules.
Galéio s’invita sur les genoux de la jeune femme et elle le caressa d’une main lasse, de plus en plus consciente de la fatigue qu’elle repoussait depuis si longtemps. Le chat ronronnait, la pipe grésillait, et Héro, la tête pleine de plans, de portes et de clefs, mais surtout vide de sa mère, se laissa couler sur le lit, emmitouflée dans sa robe de velours. Elle sentit vaguement le vieux lui retirer ses bottines et la couvrir d’une courtepointe, mais elle errait déjà dans de grands couloirs de fusain dépeuplés, troués de flaques vertes, et elle entendait une voix fredonner :
À la mort d’une étoile,
une grande lumière,
comme un immense voile,
qui recouvre la terre …