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Agathe Bordeaux

vendredi 9 avril 2021

Enluminures - Livre I, La Cité des Scients

Chapitre 3

Avertissements de contenu

Situation familiale : l'accompagnement d'un parent en souffrance (physique et mentale)

Maltraitance médicale : description graphique de thérapies violentes

Description détaillée d'une sensation de mutilation physique

Désillusions envolées


Les hommes s’éveillèrent, et chacun crut que son berceau était le centre de l’univers.

Tous se déchirèrent, et au terme de longues batailles, ils convinrent qu’ils avaient été créés ensemble, sur une boule de matière placée au centre du monde.

C’est alors que l’Astronome ouvrit les yeux et les tourna vers le ciel.

Maîtreuse Éromélis,La Fondation logique

C e n’était pas la première fois qu’Héro faisait quelque chose d’interdit.

Pas vraiment.

Après tout, elle avait déjà « emprunté » des inventions inachevées de son père, elle s’était aventurée au-delà des scellés de son ancienne maison, dans les ruines aux parquets à moitié brûlés, et avait traîné Marysa jusqu’à la Cathédrale, pour une exploration nocturne de la sacristie des Sciences…

Mais quelque chose, cette nuit, lui semblait différent. Jamais encore ses escapades n’avaient eu ce goût de révolte, de désobéissance absolue.

D’urgence.

Que risquait-on à cambrioler les archives d’une guilde ?

Héro rejeta ses inquiétudes au fond de son esprit et reprit la fouille de sa garde-robe à la recherche de sa cape noire, sans doute ensevelie dans les remous de tissus. Les niveaux les plus élevés de son armoire lui faisaient de l’œil depuis plusieurs minutes : plus décidée que jamais, elle posa prudemment un pied sur l’étagère du bas. La planche gémit un craquement de vieux meuble plein de sollicitude qui résonna dans l’air endormi, et la jeune femme fut bientôt perchée en équilibre, le ventre coupé par une étagère médiane, les doigts agrippés au bois lisse. Alors qu’elle repoussait une pile de robes oubliées dans le fond de l’armoire, le tas de tissus émit un grondement rauque. Héro sursauta. Quelque chose bougeait, tapi dans les ombres veloutées. Deux étoiles verdâtres s’allumèrent dans le noir et clignotèrent lentement.

Deux yeux.

Héro sentit les muscles de ses avant-bras se tétaniser, comme à regret…

— Galeio ? appela-t-elle d’une petite voix.

Un silence puis…

L’étagère sous ses pieds rompit brusquement, et le choc démit également celle à laquelle s’agrippait la jeune femme, la précipitant à terre dans un fracas de velours, de bois, de fourrure et de boîtes à chapeau. Manteaux, éclats de planches, robes et coiffes roulèrent pêle-mêle sur le tapis à boucles épaisses.

Héro resta un instant étendue sur le dos, faisant le compte de ses membres meurtris, écoutant, intensément, le silence… Mais la bâtisse était grande, et, cette nuit… Oui, cette nuit, personne n’avait le temps de se soucier des craquements du vieux manoir. Son regard s’échoua sur un chapeau haut de forme tombé non loin d’elle…

Une boule de fourrure rayée surgit du chapeau et se précipita vers la porte dans une débandade de griffes. Le sang d’Héro fit une embardée.

Foutu chat.

Elle se dépêtra des manteaux et sentit une lassitude nouvelle remplacer les échos du choc. Un cambriolage ? Elle n’était pas fichue de dévaliser sa propre garde-robe. Dépitée, elle repoussa le grand pan de velours noir qui s’était abattu sur elle.

Avant de le serrer contre son cœur, vaguement consolée.

Tout n’était peut-être pas perdu.

Héro jeta la cape sombre sur ses épaules et observa le résultat dans sa psyché. Elle avait ramené ses lourdes boucles brunes en un chignon strict et avait enfilé une tunique noire et confortable sur ses bas les plus foncés. Il ne lui manquait plus que ses bottines de course en cuir souple et un peu d’équipement.

Dans l’âtre de sa chambre, le feu se laissait doucement mourir. Héro moucha toutes les chandelles et rabattit sa longue capuche sur son visage avant de se tourner à nouveau vers le miroir. Baignée des ombres rougeoyantes qui dansaient sur les murs, sa haute silhouette ne lui semblait encore que trop visible… Tous les voleurs aspiraient-ils ainsi à se dissoudre dans les ténèbres ? Dans la poitrine d’Héro naissait doucement le désir de se fondre dans la nuit. Ne plus penser, n’être rien qu’un grand néant troué d’astres, devenir le crible jeté devant la lumière, le voile qui se fend lentement, déchiré par l’aube… Était-ce pour cela que les étoiles disparaissaient ? N’étaient-elles que des rayons étranges filtrés par la peau mitée du ciel, et y avait-il là-haut quelque grande ravaudeuse occupée à recoudre la nuit ? Héro fixait ses yeux gris dans la glace au cadre d’or, les regardait comme ces choses que l’on ne voit plus, légèrement de biais et le cœur ailleurs. Hors d’elle, les yeux dans les yeux, la tête vide, elle se quitta et referma la porte sur ce qu’elle avait abandonné dans sa chambre.

Le manoir semblait déjà endormi. Héro traversait furtivement les coursives, drapée dans l’encre de son velours, et glissait méthodiquement dans sa besace les quelques instruments nécessaires à son cambriolage. L’atelier de son père recelait des merveilles, lanterne à miroir, briquet silencieux et autres pieds-de-biche, mais la jeune femme convoitait un dernier objet, bien plus ancien et bien moins à elle : le trousseau de clefs-outils de l’arrière-grand-père de Léontin. Serrurier génial s’il en fut, il avait notamment dessiné le fabuleux verrou à tête de lion qui, du milieu de la grande porte, défiait tous les visiteurs de son regard en laiton poli. Les doigts d’or de Pierre Aslénide lui avaient bâti une fortune colossale dont le manoir était l’ultime vestige. Mais, de tous les trésors accumulés par cette famille, le seul qui fascinait véritablement Héro était ce passe-partout, cet ensemble de clefs destiné à résoudre toutes les serrures, ce trousseau titanesque qui était l’apanage de la guilde des serruriers et que le manoir avait recraché de ses greniers lors d’une expédition de la jeune femme. Même la serrure de la sacristie des Sciences n’avait su résister aux clefs-outils. Bien entendu, l’objet lui avait rapidement été confisqué par Léontin, mais sa prudence avait dû s’émousser, car le « trousseau du grand-Pierre » trônait désormais au-dessus de la cheminée du petit salon.

Héro poussa la porte de la pièce et dirigea avec précaution le faisceau de la lanterne à miroir dans l’interstice. Les quelques années passées à résister à la tentation de se réapproprier cet outil formidable payaient enfin. Machiavélique sourire suspendu à son piton de fer, l’objet rutilait de toutes ses dents d’or contre les pierres de l’âtre. Elle le décrocha avec maladresse : le trousseau pesait bien une petite pile de livres. Ce poids réconfortant au côté, Héro souffla sa lanterne et revint sur ses pas.

Le grand hall luisait doucement, son carrelage bleu-vert dessinant des mouvances aquatiques le long des murs. Héro pouvait presque sentir les ondes qu’elle produisait à la surface du calme profond qui engloutissait le manoir. Elle tira sur le verrou de laiton, qui céda dans un silence complice, et se coula dehors. Du haut du perron, elle contempla un instant la valse lente des constellations au-dessus des nuages. La nuit avait effacé le motif héliocentré de la cour au profit de la scintillation des étoiles véritables. Aucune lumière humaine ne venait troubler l’immense révolution des astres, ainsi que l’ordonnait le couvre-flammes. Cette obscurité lui serait sans doute plus favorable que toutes les Lumières des Scients.

Elle se mit en marche dans le bruissement léger des feuilles.

La route était déserte et la silhouette d’Astrée, en proie aux ténèbres, se découpait sur le ciel d’encre. Héro rabattit sa capuche et poursuivit son chemin. Il y avait très peu de chance qu’elle croise quiconque à cette heure-ci : l’essentiel des gardiens d’Astrée était affecté à la frontière, comme si les troubles véritables ne pouvaient provenir que de l’extérieur du territoire. Après tout, la cité-libre n’était-elle pas le refuge de l’ordre et de la raison ? La cathédrale de l’Inquisiscience et le palais des Genii bénéficiaient de gardiens d’apparat, mais qui songerait à défendre le modeste pavillon des délusionnistes ? Et surtout, contre quoi ? Héro sourit sombrement. Peut-être que cet excès de confiance prendrait fin dans les jours à venir… Mais si tout se passait bien, les habitudes d’Astrée ne seraient pas troublées.

Héro franchit la grand-porte sans être inquiétée. Tant qu’elle n’allumait pas de lanterne, elle n’avait rien à craindre du couvre-flammes. Dans la cité des astronomes, les veilleurs de nuit ne traquaient que les lumières, susceptibles de nuire aux observations des scrutateurs d’étoiles.

Le pavillon de la guilde des délusionnistes se trouvait au nord-est de la ville et Héro s’en approchait rapidement. L’appréhension commençait à se saisir d’elle. Elle effleura du bout des doigts le trousseau du grand-Pierre enfoui dans sa besace. Les rues vides, pleines de façades aveugles, pesaient comme autant de visages réprobateurs. Il fallait bien pourtant soulager la peine, le chagrin, la douleur… Tout semblait déjà mort et Héro frémissait de se savoir si seule, de se sentir la dernière petite chose vivante habitant cette ville dépeuplée.

Soudain, l’architecture sobre du pavillon des délusionnistes fut là, au bout d’une placette. Héro s’en approcha en longeant les murs.

De tristes colonnes aux pierres disjointes par le temps s’élevaient de part et d’autre de la vieille façade grise et soutenaient un balcon en demi-lune. Aux commissures du parapet et le long de grandes fenêtres foisonnait une glycine tortueuse, qui s’étiolait sous le menton de pierre et révélait une porte écaillée de vert.

La jeune femme extirpa prudemment le trousseau du grand-Pierre, et prit quelques inspirations avant d’avancer à découvert, nonchalante, le cœur au fond de la gorge. Arrivée contre la porte verte, elle hasarda une clef, le reste du trousseau en équilibre sur son bras, et l’engagea dans la serrure.

Qui ne céda pas un pouce de terrain.

Héro en essaya une deuxième, puis une troisième sans que le vieux verrou se laisse impressionner. La panique commença à promener ses doigts froids le long des vertèbres d’Héro. Le trousseau comptait une quarantaine de clefs ! Elle n’avait pas le cœur de se lancer dans des calculs de probabilités, mais le ridicule de la situation lui apparaissait de plus en plus clairement.

Que s’était-elle imaginé ?

Que la bonne clef serait parmi les trois premières ? Qu’elle pourrait indéfiniment soutenir le poids du trousseau ? Ses bras la brûlaient déjà.

Un volet grinça, quelque part au loin, et Héro se rabroua. Le tout était d’essayer les clefs avec méthode pour s’assurer qu’elle ne choisirait pas les mauvaises en boucle. La jeune femme saisit le passe le plus imposant, un véritable bijou d’orfèvrerie engravé de symboles, l’engagea sans succès et décida d’en faire son repère, son marque-trousseau. Elle s’attela à tester toutes les clefs, dans l’ordre, et le temps passait, et il lui semblait que la nuit s’écoulait plus vite que les clefs ne s’égrainaient. Les bras en feu, Héro tournait un énième passe dans la serrure lorsqu’un déclic se fit.

La jeune femme vacilla légèrement sur ses pieds, interdite, refusant de croire ses oreilles. Elle poussa timidement, et la porte s’entrebâilla avec docilité. La crocheteuse se glissa dans le bâtiment en séparant du trousseau la clef qu’elle avait si désespérément cherchée. Il était hors de question de laisser ce trésor se perdre à nouveau. Ses bras se mirent presque à flotter de soulagement lorsqu’elle remisa le trousseau dans sa besace. Elle verrouilla la porte d’entrée et garda la clef serrée dans son poing, avant d’inspecter les alentours.

Ses yeux s’étaient depuis longtemps accommodés à l’obscurité et elle fut surprise d’y voir aussi distinctement. Elle se trouvait dans un petit hall circulaire qui desservait un large escalier et une poignée d’alcôves latérales, noyées d’ombres. Héro se remémora la façade du pavillon et décida de tenter sa chance à l’étage. En toute logique, les archives ne devaient pas être entreposées très loin de la bibliothèque et de la salle d’étude des délusionnistes. Seul le premier étage comportait un nombre de fenêtres digne d’éclairer ce genre de pièce.

L’escalier de bois craqua sinistrement sous ses pieds, et Héro grimaça. Le pavillon semblait vide, mais elle ne se sentait pas moins intimidée par le silence qu’elle troublait. Sur le palier s’ouvrait une grande arcade de marbre qui plongeait dans les ombres, et Héro lui tourna le dos avec un frémissement pour se diriger vers le balcon qu’elle avait aperçu. Il devait donner directement sur la bibliothèque des délusionnistes. Elle n’osait pas allumer sa lanterne, mais les ténèbres se faisaient plus profondes, et elle dut faire quelques pas dans le néant, les bras tendus devant elle. Qu’avait dit maîtreuse Éromélis ?

Qui ne sait s’absenter un moment du domaine de la certitude pour tituber dans le champ de la spéculation…

Héro sourit dans le noir lorsque ses mains effleurèrent enfin la pierre froide d’un mur. Elle le suivit à tâtons vers le sud, au jugé, et fut récompensée par la rencontre soudaine avec un panneau de bois au-dessous duquel filtrait un résidu de lumière nocturne. Héro promena ses doigts le long de la porte jusqu’à buter sur une plaque gravée qu’elle lut du bout des phalanges. Elle devina le dessin d’un « B » tout en pleins et en déliés, et son pouls s’accéléra.

La bibliothèque. Elle était si proche !

Sa main rencontra un nœud de laiton — une poignée — et l’huis s’ouvrit sans résistance. Une certaine clarté régnait de l’autre côté du battant, et cela suffit à lui rendre l’usage de ses yeux. De grandes fenêtres donnaient sur la cité endormie, et le flambeau des lunes éclairait vaguement les rayonnages qui couvraient les murs.

Héro trépignait d’impatience. Elle s’approcha d’une petite porte à l’est…

Verrouillée.

Clef en main, elle tenta sa chance, mais la serrure ne voulut rien savoir. La jeune femme plongeait avec résignation les mains dans sa besace à la recherche du trousseau, quand ses doigts rencontrèrent le métal lisse du pied-de-biche de son père. Elle savoura un temps sa nouvelle idée et la surface froide de l’outil, avant de saisir résolument le trousseau et d’entreprendre l’interminable déverrouillage de l’huis. Il lui restait une bonne heure avant l’aube, ce n’était pas le moment de céder à l’impatience. Si tout allait bien, son incursion ne laisserait aucune trace. Personne n’irait croire que le dossier de madame Brintaigu ait été dérobé, si ? Il passerait pour perdu, et la petite vie étroite de la commission reprendrait son cours. Une porte au bois fendu et à la serrure arrachée promettait d’autres conséquences, à commencer par une enquête… Qui aurait toutes les chances de mener jusqu’à elle, au vu de ses antécédents avec la guilde, et des documents qui allaient disparaître.

Mieux valait suivre le plan qu’elle avait imaginé.

Le ciel pâlissait doucement à l’est, et Héro tentait encore d’ouvrir la porte lorsqu’elle entendit un grincement dans la rue. Abandonnant un moment la serrure rétive, elle s’approcha d’une fenêtre. Une lanterne promenait ostensiblement son rayon jaune sur la petite place, oscillant au bras d’une silhouette pressée. Qui se permettait d’enfreindre si grossièrement le couvre-flammes ? Distraite un instant de sa mission, Héro contemplait avec stupeur l’individu qui traversait la place avec une tranquille assurance. Une voix surgit soudain du silence, et le cœur d’Héro rata un battement :

— Qui va là ? Éteignez cette lanterne !

Du verre brisé éclata au-dehors, suivi d’une bordée de jurons.

La silhouette avait laissé tomber sa lanterne. L’homme qui l’avait interpellée apparut dans le champ de vision d’Héro.

Un veilleur de nuit. En colère.

— Qui que vous soyez, reprit-il, ne vous avisez pas de rallumer d’autres lumières ! Comment osez-vous troubler aussi effrontément les observations de nos bons astronomes ?

La silhouette penchée sur les débris se releva sèchement :

— Souhaitez-vous vraiment me retenir, moins d’une heure avant l’aube, aux portes de mon propre pavillon ? rétorqua l’interpellé.

L’autre eut un mouvement de recul, pâle reflet de celui d’Héro, un étage plus haut.

— Maîtreur Bergevin ? tenta-t-il, soudain beaucoup moins sûr de lui.

Maîtreur Bergevin lui-même ! Prise de panique, Héro se plaqua contre la porte qui lui résistait, avec le sentiment de s’enferrer dans un piège.

De la rue montaient des éclats de voix. Le veilleur de nuit, revenu de sa surprise, semblait avoir entrepris de faire la morale au président des délusionnistes.

Grossière erreur.

Héro savait d’expérience qu’argumenter avec le vieux maîtreur ne servait strictement à rien. Elle hésita. Cette dispute pouvait peut-être s’éterniser et lui procurer la diversion nécessaire pour terminer son cambriolage, à condition d’employer les grands moyens.

Comme pour lui donner raison, une troisième voix tonna soudain :

— Par tous les Scients ! Mais vous allez la fermer, oui ? Il est cinq heures !

Le voisinage semblait s’en mêler. Le temps de la finesse étant de toute évidence révolu, Héro saisit sa chance et le manche du pied-de-biche. Elle glissa l’outil entre le chambranle et la porte, juste au-dessous de la serrure, et poussa de toutes ses forces. Le bois émit un craquement réjouissant.

Héro se figea un instant, aux aguets. Se pouvait-il que le bruit s’entende depuis la place ?

— J’éteindrai mon chandelier quand vous cesserez de gueuler sous mon balcon ! s’insurgeait la troisième voix. Continuez comme ça, et vous allez pas tarder à la voir, la Lumière des Scients, c’est moi qui vous le dis !

La mêlée devenait générale.

Héro pesa de tout son poids sur le pied-de-biche, et le panneau se fendit complètement.

Pour le cambriolage discret, c’était plutôt raté.

Un dernier effort lui permit d’ouvrir ce qui restait de la porte, et elle s’engouffra à l’intérieur avant de replacer tant bien que mal le battant contre le chambranle.

L’endroit devait être totalement dépourvu de fenêtres, car Héro était plongée dans le noir absolu. Jouant le tout pour le tout, elle battit son briquet et alluma la lanterne à miroir. Elle promena le rayon jaune le long des murs… Et sourit.

La petite pièce carrée était couverte d’étagères pleines de dossiers de toutes tailles et de toutes épaisseurs. Sans perdre de temps, Héro posa clef et lanterne sur un bureau encombré de paperasse, et s’approcha des rayonnages à la recherche de son nom.

Le classement semblait alphabétique, et elle parcourut rapidement les étagères de « Bareslde » à « Bucéphie » sans rencontrer le moindre « Brintaigu ». Elle commençait à hurler intérieurement lorsque son regard se posa sur l’un des dossiers les plus épais. Sur la tranche s’étalait pompeusement le nom « Bergevin » en capitales d’or.

Quelle imbécile !

Les dossiers portaient les noms des délusionnistes, et non des patients ! Elle se retourna, s’avança au jugé vers ce qu’elle devinait être le troisième tiers de l’alphabet, et soudain il fut là, niché entre « Arlégie » et « Atrias ».

« Aslénide »

Le dossier de Léontin.

Héro s’en empara, et, après une hésitation, vida le pêle-mêle de feuilles et de petits carnets qu’il contenait directement dans sa besace. Elle fouilla la pièce du regard et se précipita vers une pile de parchemins vierges qu’elle fourra sans ménagement dans la chemise de cuir avant de la replacer sur son étagère. Avec un peu de chance, personne ne s’apercevrait de la supercherie et la porte brisée resterait un mystère. Héro souffla sa lanterne, l’attacha à sa besace et revint dans la bibliothèque. La porte des archives pendait tristement sur ses gonds, mais de ce côté-là, il n’y avait plus rien à faire.

Dans la rue, le tumulte semblait s’être apaisé, et un coup d’œil jeté par la fenêtre le confirma. La petite place avait retrouvé sa sérénité. Héro perdit la sienne.

Le calme soudain ne pouvait signifier qu’une seule chose.

Maîtreur Bergevin était entré dans le pavillon.


***


Des bruits étouffés résonnaient dans la bâtisse et les oreilles d’Héro. Tapie en haut du grand escalier, elle avait fermé les yeux pour laisser le silence tout recouvrir.

Quelqu’un s’affairait dans une pièce au nord du rez-de-chaussée.

Quelqu’un de méchante humeur.

Héro assura sa prise sur la besace cliquetante et dévala les marches invisibles qui grinçaient faiblement. Elle faillit manquer le palier et, l’estomac coincé quelque part dans sa gorge, elle descendait ce qu’elle espérait fortement être les derniers degrés de cet escalier de malheur lorsqu’une lumière s’éveilla devant elle. Une flamme vacillante s’approchait, filtrait du fond d’un couloir et gravait peu à peu les volumes de la pièce. Le sang d’Héro lui battit aux tempes. Elle n’aurait jamais le temps de déverrouiller la porte si Bergevin y avait mis un tour de clef. D’ailleurs, qu’avait-elle fait de son propre passe ? Un pas assuré résonnait dans le hall. Le maîtreur arrivait. Héro se jeta dans une masse de ténèbres informe, le long d’un mur que la lumière ne sculptait pas encore.

Respira.

Une alcôve.

Elle devina du bout du pied le début d’un colimaçon étroit, y descendit un peu pour se dissimuler, juste à temps. Bergevin traversait le hall, un chandelier à la main, le nez plongé dans des notes. Héro jura et s’enfonça davantage dans l’escalier. Craquements de bois… Le maîtreur partait dans les étages…

Toute à son écoute, elle remarqua tardivement que la vue lui revenait peu à peu. Une lueur verte grimpait du bas des marches, teintait maladivement la pierre. C’était une couleur vive, incongrue, comme la sève de certaines tiges trop grasses, un coloris poisseux qui contaminait allègrement les murs, filtrait du contour d’une porte entrebâillée, au pied du colimaçon.

Un vert un peu trop vert.

Du genre à tacher salement les esprits.

Bergevin oublié, Héro poussa la porte.

Elle se tenait dans une salle caverneuse, dépouillée. Au mur, quelques cadrans, là, un bureau esseulé, écrasé sous un livre épais. Et tout, tout imbibé des reflets acides projetés par trois petites cuves de métal, emplies d’un liquide vert, résolument vert, vert à en oublier toutes les autres couleurs. Une odeur douceâtre, vaguement familière, saturait l’atmosphère. Héro s’avança. Le livre s’avéra n’être qu’un registre abscons, plein de notes étiques, des mesures de temps, semblait-il, des intervalles variant d’une quarantaine de secondes à plus d’une heure, associées à des séries de lettres et de numéros. Des numéros de patient. Le haut d’une colonne indiquait confusément « immersion/émersion ».

Héro se détourna du registre pour inspecter les cuves. Juste assez grandes pour y allonger un homme. Ou une femme.

Pas des cuves.

Des baignoires.

Sauf qu’on trouvait rarement des sangles boulonnées au fond des baignoires.

Immersion, émersion.

Quarante secondes, vingt minutes, une heure dix.

Héro plongea sa main dans la cuve la plus proche.

Le liquide était glacial, le froid lancinant. Elle observa un instant sa main, verte sur fond de métal vert, éprouva les liens de cuir, caressa une paroi.

Se figea.

Il y avait autre chose, sous le froid. Une note aiguë, qui commençait à vriller sous ses ongles. Un pincement se nicha dans la nuque d’Héro. Tissa une toile légère le long de son dos, remonta ses tempes.

La douleur s’invita lentement. Aiguillonna ses sens, lui picota la peau. Planta une aiguille, puis dix. Mille. Soudain, le liquide lui mordit les chairs.

Héro arracha sa main de la cuve verte. Remua les doigts, inspecta sa peau.

Indemne.

Immersion. Vingt minutes.

La jeune femme accrocha un cadran du regard, replongea sa main, commença à compter.

Ce n’était pas le froid. Ça n’avait jamais été le froid. Le liquide vert faisait mal. C’était évident. C’était impensable. Sa main flottait, indemne, et lui faisait mal.

Aussi simple que ç…

Vraiment très mal.

Héro serra les dents. Jeta un œil au cadran. Une demi-minute à peine écoulée.

Un mouvement involontaire. Sa main immergée avait eu un soubresaut. Héro l’enfonça davantage dans la cuve, et empoigna fermement une sangle. Serra de toutes ses forces.

Voulut serrer.

Renonça.

Une minute.

Sueur au front, Héro coinça son épaule contre la cuve, maintint son bras immergé de sa main valide, récita les équations de maîtreur Philas en surveillant sa main noyée…

Indemne.

… qui cloquait, bouillait, n’en finissait plus de brûler et se débattre, c’était la peau surtout, la peau…

Indemne.

… ses ongles, ses ongles, arrachés, crissement, ses ongles…

Indemnes.

… tétanisée, des flèches, et l’épaule qui tressautait le long d’un nerf, fulgurant, tenir, à vif, encore un peu, à vif, encore, la foudre, tenir, à vif…

Indemne.

… moignon, fracture, du béant et de l’os, ne pas gémir, de l’os, tenir la foudre, gémir l’os…

Un cri. Héro s’arracha à la cuve, folle de douleur, se roula à terre tout autour de sa main blottie, sa main noyée, sa main broyée. S’obligea à respirer à travers deux sanglots. Leva les yeux.

Le cadran impassible atteignait trois minutes.

Trois minutes. Vingt minutes. Une heure dix.

Héro songea confusément à Bergevin, se traîna sur le côté, ramassa sa besace — avec le dossier, le carnet, se souvint-elle — se releva tant bien que mal.

Une heure dix.

Le registre attendait, patiemment, et Héro y revint, le souffle court, remonta un index, consulta des entrées.

Confirma l’horreur.

Elle quitta la pièce, mais un peu du vert lui collait à la peau, du vert plein la tête, du vert à vomir, du vert sous ses ongles, sur sa main pressée sous l’épaule. En quelques pas, elle était en haut des marches, en deux bonds à travers le hall, à la porte de la guilde. La porte verte. La porte ouverte. Héro franchit sans réfléchir l’huis que Bergevin n’avait pas verrouillé, se précipita dans de l’aube grise, prit la fuite.

Indemne.


***


Elle courut d’une traite jusqu’au manoir. Le vent lui faisait du bien. Le vent, le gris du ciel, son souffle court. Là, dehors, la salle aux cuves lui paraissait un lointain souvenir, irréel, presque, s’il n’y avait sa manche qui gouttait du vert à n’en plus finir.

Le vert nous dissout toutes.

Héro accéléra. Penser à autre chose. Dans sa besace, son butin lui battait la hanche. Elle avait le dossier, elle avait le carnet. Les carnets. Dans les champs s’échinaient déjà les chevaux des producteurs, le ciel se couvrait d’un voile rose. Rose, le ciel. Noire, la boue. Bleue, la brume. Aux charrues étaient suspendues de petites lumières. Le couvre-flammes était levé, et Léontin ne tarderait pas à faire de même.

Héro franchit comme une flèche le portail et les planètes de la cour, le verrou léonin et ses reflets d’or, s’engouffra quatre à quatre dans les escaliers, se réfugia à l’étage et s’enferma dans sa chambre, éreintée, frénétique. Elle se jeta sur son lit avec cape, bottines et besace, et retourna cette dernière. Le sac recracha pêle-mêle trousseau, lanterne, autres outils, et surtout une liasse défaite de documents en tous genres, le dossier, enfin, qu’elle dispersa impatiemment autour d’elle à la recherche du petit carnet noir.

Mais la besace fut bientôt vide, et Héro ne trouvait que des poignées de feuilles volantes et des carnets qui n’étaient pas, n’avaient jamais été ceux de Desdémone, juste des carnets de travail, de notes, rien de botanique, rien de délusoire, aucunes des petites fleurs séchées ou des petits mots fiévreux. Furieuse, Héro mit le sac sens dessus dessous, retourna tous les parchemins. Pour rien. L’envie de vomir revint, lentement verte. Tant de risques, être prise en flagrant délit, bannie, qui sait, traitée pour délusion, dans les cuves, dans les cuves comme elle, pour rien ? Se pouvait-il qu’elle ait rapporté le dossier de Léontin sans aucun des carnets de Desdémone ? Une rage immense battait aux tempes d’Héro. Elle envoya les feuilles voler en tous sens dans la pièce. S’effondra.


***


Héro ne dormait pas. Elle veillait, elle rêvait vert, comme Desdémone qui s’agitait sans rien dire, s’épuisait, Desdémone sans ses carnets, enchaînée à un lit comme elle avait dû l’être dans la cuve, Desdémone, empoisonnée aux fleurs, qui avait avalé tant de couleurs pour contrer du vert, le sale souvenir du vert, pour oublier, les cuves, le vert et tout le reste.

Et qui semblait à trois fois rien, à quelques heures, à quelques spasmes, d’y parvenir.

Commentaires

J'avoue que tout ça pour ça, ça fout les boules ! Courage Héro !
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vendredi 9 avril à 10h02
Oui ^^ Qui sait si tout ça ne servira à rien... Qui sait... ;))
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vendredi 9 avril à 15h41
Hin hin !
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vendredi 9 avril à 18h55